CSABrigitte Boréale et la transphobie à Canal+ : "Je sais que je ne contenterai pas tout le monde"

Par Adrien Naselli le 07/09/2016
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Les blagues transphobes proférées dans la première du Grand journal n’ont pas été perçues comme telles par la principale intéressée, Brigitte Boréale. En exclusivité pour TÊTU, elle revient sur son parcours dans les médias et sur son expérience de la transidentité.

Malaise sur le plateau du Grand journal lundi 5 septembre. La perspective d'entendre quotidiennement dans la nouvelle mouture du talk show de Canal+ la journaliste trans Brigitte Boréale, passée notamment par Pink TV au début des années 2000, était réjouissante. Malheureusement, la manière dont elle a été présentée montre que ses camarades ignorent tout de la notion de transphobie et des enjeux politiques qui concernent les droits des trans, alors que la « loi Justice du XXIe siècle » vient d’adopter un amendement censé faciliter le changement d’état civil mais qui est bien loin de répondre aux demandes des associations.
Pour incarner une télé moderne et responsable, il aurait fallu accueillir Brigitte Boréale sans mettre les pieds dans le plat sur son identité de genre comme l’a fait Ornella Fleury. Si la nouvelle miss météo du talk show se paie la tête de tout le monde, ses vannes ne reposent pas sur les mêmes aspects puisqu’elles se focalisent par exemple exclusivement sur la carrière d'André Manoukian, d'Alice Taillefer et d'Augustin Trapenard. Ne parlons même pas de cette idée de « faire un plan à trois » avec Brigitte Boréale. Ni de la vanne sexuelle de Lamine Lezghad dans la partie cryptée de l’émission. Humour suranné alors qu’il se veut avant-gardiste. Il a blessé beaucoup de personnes trans et de leurs alliés.

Une plainte au CSA

L’affaire est sérieuse pour un grand nombre de personnes qui ont dénoncé la transphobie de la chaîne. L’Association des Journalistes LGBT (AJL) a saisi hier le CSA chargé de contrôler les propos tenus sur les chaînes télé et radio pour propos transphobes, comme elle le précise dans un communiqué :

L’AJL estime que la chaîne Canal+ a manqué à ses obligations en matière de lutte contre les discriminations, de respect de la dignité de la personne humaine, et de maîtrise de l’antenne […]
Ces remarques […] nient le fait que Brigitte Boréale est une femme — sous-entendant qu’elle serait aussi, simultanément, un « monsieur ». Elles la cantonnent à des questions d’ordre sexuel et génital.
L’Association des Journalistes LGBT déplore que ni Victor Robert, l’animateur de l’émission, ni aucun-e des chroniqueurs/chroniqueuses présent-e-s autour de la table n’aient réagi aux propos transphobes de Lamine Lezghad et Ornella Fleury. Elle souhaite que le CSA rappelle fermement à la chaîne Canal+ ses obligations en matière de lutte contre les discriminations et de respect de la dignité de la personne humaine, ainsi que son devoir de maîtrise de l’antenne.

Brigitte Boréale, elle, a trouvé ces blagues drôles. Les « sketchs » sont répétés avant l’émission, elle connaissait donc leur contenu. Elle a pris la défense de ses collègues dans l’édition du mardi 6 septembre. Canal+ s’est empressé de se faire le relais des propos de Brigitte Boréale en niant toute transphobie véhiculée par la chaîne.

« Cela fait des années que je me bats à ma petite échelle »

« Heureusement, je n’ai pas de compte Twitter, et grand bien m’en a pris ! » commence Brigitte Boréale dans un rire de soulagement.

Avec les réseaux sociaux, on est dans une réactivité très brève et très primaire : Deleuze le disait bien dans son Abécédaire. On ne peut pas exprimer ses idées dans un format aussi resserré. On est dans l’immédiateté, la posture, plus dans la forme que dans le fond, l’actu écrase l’actu. Selon moi, que ce soit avec ses amis ou avec ses ennemis, il ne faut pas rester scotché à son premier degré si on veut parvenir à faire changer les gens. Moi, ça fait plein d’années que je me bats à ma petite échelle.

Brigitte Boréale est « sortie du placard en 1999-2000. Ça n’a pas été facile tous les jours ». Auparavant, elle travaillait dans la presse écrite (au Matin de Paris, à L’Evénement du jeudi) puis elle a créé un mensuel avec Denis Robert, le journaliste de l’affaire Clearstream. A Libération, elle faisait des reportages au service société. Elle arrive en 2003 dans l’équipe de l’émission Le Set lors de sa création sur Pink TV, présentée par Marie Labory et Christophe Beaugrand : « Tous les journalistes qui ont fait des papiers sur moi depuis lundi reprennent des infos erronées. A L’Equipe, j’ai dû écrire une dizaine de papiers, je n’ai jamais fait partie de la rédaction ». Le sport est tout de même bien son domaine de prédilection, et le Grand journal l’a embauchée pour en faire sa spécialiste : « Je vais toujours essayer de partir du sport pour aller vers autre chose. Je n’aime pas cloisonner les domaines ». Elle a rencontré le nouveau présentateur du talk show, Victor Robert, autour d’un projet qui n’a pas abouti en 2011. En juin, il lui a proposé d’intégrer l’équipe du Grand journal :

Il m’a présentée aux rédacteurs en chef, ça a marché, j’ai vu des gens très ouverts, qui m’ont posé des questions sur mon parcours, sur la place que j’aimerais occuper dans l’émission. Je me demandais si j’allais réussir à m’intégrer car à Pink TV je faisais des reportages à l’extérieur. Le talk show, c’est pas évident pour moi par nature. Je viens d’un village lorrain de 300 habitants. Les anciens m’ont toujours dit : « Si ce que tu as à dire est moins intéressant qu’un autre qui sait mieux que toi, tu fermes ta gueule. » La télé, c’est tout l’inverse ! Mais c’est une opportunité incroyable. J’ai vu la notion de famille à Canal, c’est pas du flan, tu es intégrée tout de suite. Je me suis sentie chez moi, peut-être plus qu’à Pink TV.

Que répond-elle à celles et ceux qui ont été blessés par les propos d’Ornella Fleury et de Lamine Lezghad et qui ne se sont pas du tout senti chez eux en regardant l’émission ? Et au fait que Le Grand journal n’ait pas présenté d’excuses ?

Pour moi, il ne s’agissait rien de plus qu’une blague entre copines. Je me disais même qu’au niveau du grand public, ça pouvait faire rire et dédramatiser. Mais je comprends très bien que ça puisse choquer des trans qui se font agresser quotidiennement – comme moi d’ailleurs. J’essaye d’initier l’échange. Je ne suis pas en porcelaine, je ne veux pas être assistée médiatique. Je ne demande pas qu’on nous déroule le tapis rouge, je veux qu’on soit respectés et vannés comme tout le monde. En revanche, si quelqu’un que j’apprécie moins qu’Ornella m’avait dit la même chose je lui aurais sans doute répondu de manière plus acerbe. Quant à l’émission, elle a fait son boulot de donner une visibilité trans.

Du métro aux plateaux

Ce mercredi midi, elle s’apprête à prendre le métro qui la conduit aux locaux de Canal+ pour sa chronique du soir : « Il m’arrive quotidiennement, avec mes 1m95, de me faire traiter de « travelo » dans le métro, de devoir échapper à des groupes de jeunes, de devoir trouver des alliés. Parfois, je suis obligée de changer mon trajet. Pour moi c’est un parcours du combattant d’aller de chez moi à Canal+ » dit-elle d’un ton las.
Avant de nous raconter cette nouvelle anecdote souterraine : mardi, au beau milieu d’une rame, un jeune homme l’accoste en lui demandant si elle est bien « le travelo qui s’est fait brancher par la miss météo de Canal ». Il lui dit : « Défonce-la cette meuf ! » (sic), Brigitte lui explique que c’était un peu violent et que le terme de « travelo » ne lui convient pas. Cette présence et cette visée pédagogique, c’est le quotidien de Brigitte Boréale :

Si je dépose une plainte, ça ne fera pas avancer les choses. Si j’essaye d’argumenter malicieusement, ça les fera sans doute bouger. Je déplore la forme de la polémique mais dans le fond je pense que plus on parle de transphobie mieux c’est ! Si cela peut déclencher des sursauts de prise de conscience chez les gens, je suis preneuse. Après il ne faut pas qu’on reste dans la mousse, dans l’écume. Au final, il y a du positif et du négatif. Qu’on le veuille ou non, c’est un bien cette histoire. Je me bats contre la transphobie depuis longtemps, de mes 7 ans à aujourd’hui, et je suis sortie du placard en 1999. Ce n’est pas maintenant que je vais faire machine arrière. Je me vois un peu comme Coluche : avec son gros nez rouge il a fait mille fois plus que les politiques alors qu’on disait de lui qu’il était grossier. J’espère suivre son exemple à mon petit niveau. Je sais que je ne contenterai pas tout le monde même si de facto nous faisons partie de la même famille. Lundi soir quelqu’un m’a écrit : « Je vous oublierai ». Moi j’ai répondu : « Je ne vous oublierai pas car on est dans la même barque ».

Pour en savoir plus :

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