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interviewWoodkid : "Je ne voulais pas faire de ma sexualité un sujet"

Par Sophie Rosemont le 29/01/2021
Woodkid nous parle de son album "S16", mais aussi de lui et de son rapport à sa sexualité

Le Français Yoann Lemoine, alias Woodkid, revient avec l'ambitieux S16, un album vivant qui explore des territoires aussi intimes que politiques. Rencontre.

De prime abord, Yoann Lemoine est le même qu’au début des années 2010. Casquette vissée sur le crâne, pantalon et godillots noirs, barbe savamment taillée, regard tour à tour inquiet et malicieux, vocabulaire mesuré… Mais en écoutant S16, son nouvel album, on se dit que quelque chose chez lui a changé. S’il témoigne toujours de son goût pour une pop hybride et épique, on y perçoit cette fois un souffle plus autofictionnel, moins romanesque. Woodkid a-t-il fendu l’armure ? C’est ce qu’il confirme dans un long entretien d’une franchise rare pour un artiste si doué pour la planque, où il est question pêle-mêle de son rapport au sexe, au genre, au succès, de Lana Del Rey et d’un nouvel album.

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Pourquoi ce titre, S16 ?

Woodkid : C’est le numéro atomique du soufre, l’un des éléments essentiels de la création de la vie, tout en étant toxique : il est utilisé pour les engrais, on le trouve dans le gaz moutarde, il est responsable d’empoisonnements… D’autre part, c’est un symbole en alchimie qui évoque le diable, donc une certaine forme d’antagonisme à la religion, ce qui m’intéresse toujours. J’aime quand les choses ne sont pas binaires, quand elles reflètent honnêtement l’humain, qu’elles ne se situent ni à gauche ni à droite, mais plutôt au milieu. Bref, moins genrées que ce que j’aurais pu faire avant. Et puis la couleur du soufre est géniale, c’est un jaune pâle, celui du Xanax ! (Rires.) D’où la chanson “Pale Yellow”.

Depuis ton premier album, The Golden Age (2013), tu as beaucoup travaillé avec des artistes femmes. Elles t’aiment et tu le leur rends bien, non ?

C’est vrai, même si j’ai connu d’heureuses collaborations avec des artistes masculins. J’aime les nouveaux départs : quand j’ai travaillé pour Pharrell Williams ou pour Harry Styles, c’était une première expérience pour moi. Je ne crois pas que ce soit un choix politique de travailler avec des femmes… Peut-être est-ce parce que le terrain de création semble plus large ? Ce n’est pas sûr, car j’ai fait des choses assez dingues avec Harry. Ce qui est certain, c’est que j’ai un œil pour la beauté. Le hair make-up costume peut en ennuyer certains, mais c’est un sujet qui me passionne ! Avec lui, on peut définir toute une image, emmener un artiste dans des directions inédites, comme avec Lana.

Avec Lana Del Rey, vous avez d’ailleurs été très proches…

Je me suis même retrouvé sur la couverture d’un journal people qui prétendait qu’on était en couple. Du vrai travail d’investigation ! On s’est connus au berceau. On a construit l’image de Born to Die (2012) ensemble, elle a chanté mes chansons, moi les siennes. Aujourd’hui, nous sommes peu en contact : sa carrière est stellaire, et j’ai eu besoin de m’éloigner de la folie qui entoure les grands artistes. Mais nous sommes liés à vie.

Comment définirais-tu ton rapport à ton corps ?

Complexe ! Même si ça va mieux. Je n’arrive toujours pas à retirer ma casquette, par exemple, et depuis tout jeune je porte des talonnettes. C’est difficile de se priver des outils d’optimisation qui sont à notre disposition ! Avec le temps, on apprend à s’habiller et à s’amuser avec son corps : je m’habille désormais exclusivement avec du womenswear. J’ai la chance de connaître le styliste Nicolas Ghesquière, dont j’aime le travail sur les épaules, la taille, les hanches… L’acceptation du corps passe par un jeu dont on doit changer les règles à sa guise.

La rédemption et le pardon sont d’ailleurs une thématique importante dans ta musique…

Le pardon, et plus que ça : il s’agit de demander de l’aide. C’est un fil rouge de l’album. Je pensais avoir construit un modèle de force masculine – ou de ce qu’on appelle masculine – et être rentré dans une phase de contrôle. En fait, tout s’est effondré, le doute m’a assailli… La seule porte de sortie, c’était d’admettre ma fragilité. C’est ce que raconte “Horizons Into Battlegrounds”. Tout cela était nouveau pour moi, qui étais persuadé que la survie ne tenait que par l’indépendance totale.

Il y a cette chanson très sexy, “So Handsome Hello”, où se dessine chez toi un potentiel destructeur…

Elle évoque clairement la soumission sexuelle et la passivité, le contrôle que l’on peut avoir, la forme de fierté qu’on peut y trouver. Cela fait partie des thèmes que j’ai commencé à explorer en déconstruisant ce qui tenait du masculin normé en moi, et qui s’est révélé finalement extrêmement toxique. Ce qui me faisait rire avant me rend malade aujourd’hui. Des choses que j’ai pu faire, avec le recul, m’apparaissent violentes, et je devais évacuer ça à tout prix.

Tu as été illustrateur de têtu· par le passé. Quel est ton lien avec le magazine ?

têtu· fait partie des références de ma jeunesse. Né en province, j’ai grandi dans une famille plutôt de droite et j’avais peu accès à la représentativité gay. Les sujets homosexuels n’existaient pas, ou peu, autour de moi. Dès l’adolescence, têtu· a été une ancre. Il n’y en avait pas beaucoup : Madonna, Jean-Paul Gaultier, têtu·… C’est ce que l’on trouvait en allumant le poste de télévision ou en allant au kiosque. Ce magazine m’a donné de l’espoir, mais aussi la possibilité d’envisager l’existence avec mon amour des garçons. C’était comme un billet de train pour me rendre à des points de rencontre autour de sujets plus profonds : la manière d’exister dans un milieu qui ne veut pas forcément de moi, la construction de mon identité.

Penses-tu être une source d’inspiration pour les gays ?

Pas vraiment, car je n’ai pas toujours fait les meilleurs choix. À la sortie de The Golden Age, j’ai mis en place un positionnement médiatique qui consistait à évoquer ma sexualité, mais sans en faire un sujet. Ça, je ne le referais pas. Mon exposition avait été si soudaine que je n’avais pas conscience de mes responsabilités. J’ai eu du mal à digérer ce succès, à comprendre ce que cela impliquait, d’autant qu’à l’époque du premier album les artistes musicaux ouvertement homosexuels ou queers très médiatisés se comptaient sur les doigts d’une main. Il y avait sans doute la volonté de ne pas faire de ma sexualité un sujet politique, et également, peut-être, une part d’homophobie interiorisée. J’ai encore du mal à l’analyser. Or, ces dernières années, j’ai vu des électrons libres fuser telles des comètes dans l’univers médiatique : Chris, Eddy de Pretto, Kiddy Smile… Le spectacle est sublime, et j’ai pensé que j’avais raté l’occasion de parler de ce qui m’apporte tant de bonheur : mon amour des garçons et la part importante que cela joue dans la construction de mon identité. Je suis un peu dur avec moi-même en te disant ça, mais je regrette de ne pas avoir saisi, à l’époque, le privilège de m’exprimer, de ne pas avoir mis en perspective ma fierté.

Cette notion de fierté est présente tout au long de l’album…

Je ne sais pas si fierté est le bon mot. C’est plutôt quelque chose qui bout, qui est de plus en plus lumineux chez moi, alors que ça a pu être très sombre. Ma sexualité infuse mon identité à plein de niveaux : mes rapports de séduction, ma vision artistique, mon comportement social, ma manière d’échanger avec l’autre, les programmes que je regarde à la télé… L’identité, c’est le mot le plus sexy de la Terre, car elle peut être multiple et malléable. Ainsi, S16 est un témoignage de mes explorations, des erreurs du passé, de ce drainage que j’ai initié de mes complexes et de la toxicité, tant celle de l’extérieur que celle que je m’inflige. C’est un travail de longue haleine, et s’il n’y a pas de tendresse dans ce débat intérieur, notamment face à l’erreur ou aux métamorphoses, alors il est inutile.

Après New York, pourquoi être revenu vivre en France ?

C’est le pays dans lequel je me sens le plus heureux. Plus je voyage et plus je réalise à quel point la France me tient à cœur. On y a des acquis, et il se passe beaucoup de choses du point de vue culturel. Je suis heureux d’aimer la France, car cela donne de la force pour se battre pour elle. Mais il y a aussi plein de choses qui me révulsent…

Comme l’homophobie ambiante ?

Et les agressions. Le message envoyé par le gouvernement actuel est calamiteux. En tant que garçon homosexuel, que dois-je comprendre de ce que nous dit Emmanuel Macron ? Que doivent penser les femmes et la communauté queer de la nomination de Gérald Darmanin ? C’est d’une vilenie crasse, et ce n’est pas comme si l’on n’avait pas le choix parmi d’autres personnes politiques brillantes. Si je me sens agressé alors que je me situe dans une situation de privilégié parisien, comment une fille ou un mec de province peuvent-ils vivre les initiatives de ce gouvernement ? Pour ma part, l’épisode de la loi sur le mariage pour tous, avec tous ces gens dans la rue, a été épuisant émotionnellement. Je me demande si ce rejet et cette haine sont en train de revenir, ou si l’on va pouvoir continuer à nourrir nos pensées sur l’identité, le genre, le vocabulaire. Ce sont les grandes questions du XXIe siècle. Bref, on ne sait plus si l’on avance ou si l’on recule, alors qu’on a tellement envie de progrès sociaux. Je n’ai pas de réponses et beaucoup trop de questions…

En quoi la musique offre-t-elle une échappatoire ?

S16 l’est moins que The Golden Age. J’ai eu besoin de transcrire les sentiments qui me traversent, ceux qui traversent certaines minorités. Il y a aussi les problématiques environnementales, qui provoquent des émotions très fortes. Après, il y a des éclairs de lumière, comme cette chorale d’enfants de Tokyo, le Suginami Junior Chorus, sur “Minus Sixty One”. Je m’y imagine en financier de Wall Street qui voit New York submergée par la glace. Que des enfants exultent alors que ce monde échoue, c’est un lever de soleil après le crépuscule.

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Crédit photo : Collier-Schorr