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histoireDe TÊTU au Sidaction, Pierre Bergé, mécène de la communauté LGBT

Par Adrien Naselli le 17/11/2017
Pierre Bergé est mort le 8 septembre 2017.

Pierre Bergé, mort le 8 septembre, fut le patron de TÊTU jusqu'en 2013. Il aura donné des millions à la cause LGBT. Retour sur sa vie avec Act Up, le Sidaction, les Gay Games, Pink TV, et celles et ceux qui ont fait TÊTU avant nous…

"Pierre Bergé a soutenu avec une constance sans faille le magazine TÊTU. Pour lui, il s’agissait de souder une communauté, de parler du sida et de conquérir des droits. C’était un but politique au sens noble du terme", loue Jean-Jacques Augier. Pour l’homme d’affaires propriétaire du magazine entre 2013 et 2015, "Bergé voulait juste mettre de l’ordre dans ses affaires et il m’a vendu TÊTU". Les complotistes disent autre chose : pour le multimillionnaire, le mensuel aurait d’abord été un organe militant au service des politiques. Une fois consommée la lune de miel du mariage pour tous, plus besoin de se ruiner…

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Or, TÊTU n’était pas le projet de Pierre Bergé mais celui de Didier Lestrade et Pascal Loubet, par ailleurs fondateurs d’Act Up-Paris. Ils vont le voir après la mort du journal Gai Pied, en 1992 : "Les premiers rendez-vous chez Pierre Bergé, dans ses bureaux de l’avenue Marceau, étaient intimidants, écrivait Didier Lestrade en 2005 dans le numéro 100 de TÊTU. Comme s’il fallait convaincre la communauté qui nous entourait et ceux qui avaient le pouvoir de réaliser les rêves." Pari gagné. Pierre Bergé va rester directeur de TÊTU pendant dix-huit ans. Son travail quotidien aux côtés de Thomas Doustaly, qu’il nomme rédacteur en chef en 1997, prouve son attachement au média. Son combat enragé contre la Manif pour tous, à coups de tweets incisifs et de déclarations publiques tonitruantes, illustre sa haine des conservatismes. Ses millions d’euros versés à Act Up, au Sidaction, aux Gay Games 2018 ou à la chaîne Pink TV font de lui un véritable mécène de la communauté LGBT. Sans Pierre Bergé, les choses auraient été plus compliquées.

Pierre Bergé et le Sidaction

"S’il avait voulu un magazine uniquement militant, cela n’aurait nécessité que peu d’argent, calcule Jean-Jacques Augier. Non, Pierre Bergé voulait aussi un beau magazine, qui donne une image positive des gays, créatifs et heureux. Durant la période faste, les shootings avaient lieu aux quatre coins du globe…" Thomas Doustaly a été le témoin privilégié des débats à la rédaction, Pierre Bergé se limitant à livrer des avis parfois sévères : "Je trouve que tu as tort, mais c’est comme ça, me disait-il. Pierre gardait un oeil attentif sur les résultats. Quand ça marchait, il était content." Le magazine se vend de mieux en mieux, jusqu’à 55.00 exemplaires par mois comparés aux 9.000 des débuts. Peu de gens savent d’ailleurs que TÊTU était financé moitié par Bergé, moitié par Saint-Laurent. Le couple partageait toutes les dépenses mais a toujours gardé des comptes en banque séparés.

Quelques mois avant la naissance du magazine, Pierre Bergé crée "Ensemble contre le sida" avec Act Up, Aides et les artistes contre le sida menés par Line Renaud. Le 7 avril 1994, ils organisent le premier Sidaction à la télévision, un coup de maître qui regroupe toutes les chaines et oblige le téléspectateur à regarder l’émission. C’est un immense succès : 300 millions de francs sont récoltés. "Il a porté Sidaction à une époque où un homme d’affaires de ce niveau-là ne parle pas du sida", salue Emmanuelle Cosse, présidente d’Act Up-Paris entre 1999 et 2001 puis journaliste à TÊTU pendant cinq ans. Pour Thomas Doustaly, devenu un ami intime, "le Sidaction était l’engagement dont il était le plus fier. Il a laissé travailler les scientifiques et les associations. Lui jouait le rôle de vitrine et de rouage pour les télés". Ce statut d’ambassadeur ne l’a pas dispensé d’assurer une présence quotidienne, comme en témoigne Florence Thune, nommée directrice générale de Sidaction par Pierre Bergé en mai lors du dernier conseil d’administration auquel il a assisté : "Il a toujours été très impliqué dans les décisions. Son avis avait un poids important, il pouvait trancher sans appel."

Enquête : Pierre Bergé, mécène de la communauté LGBT
Photo : Claude Buffet, 1957.

À la mort d’Yves Saint-Laurent, en 2008, Pierre Bergé crée un fonds de dotation de 10 millions d’euros qui seront versés à Sidaction à raison de 2 millions par an. "Nous l’avions vu souffrant au conseil, se rappelle Florence Thune. Il nous avait dit un jour qu’il serait président à vie de Sidaction. Il est venu jusqu’au bout, il a respecté sa parole." L’homme donnait volontiers à ceux qui se battent contre le sida. Act Up-Paris a obtenu près d’un million d’euros entre 2005 et 2012. Ce soutien, précise le rapport financier 2007, est effectué à titre personnel par Pierre Bergé et non par le biais d’une fondation. "Je ne peux pas dire que j’aimais Pierre Bergé. Mais j’aimais encore moins ceux qui le détestaient, nuance Philippe Mangeot, président de l’association entre 1997 et 1999 et coscénariste du film 120 Battements par minute. Il faut reconnaître qu’il est le millionnaire qui a le plus donné aux minorités." Emmanuelle Cosse se souvient : "C’est Pierre qui a financé notre première photocopieuse après le décès de Cleews Vellay en 1994. À l’époque, c’était énorme pour nous, ça valait très cher ! Nos principaux dons venaient de lui, d’agnès b. et de Barbara."

En 2013, il cesse de donner à l’association et revend TÊTU. Pour autant, Pierre Bergé aura soutenu des initiatives LGBT jusqu’à la fin de sa vie. Il avait accepté d’être le président d’honneur des Gay Games alors que le sport était loin d’être sa tasse de thé. "Pierre Bergé a financé le film de candidature que l’on a présenté à la fédération et qui a été déterminant pour obtenir le droit d’organiser ces jeux", se félicite Manuel Picaud, président de Paris 2018. Le jour de la victoire, Bergé écrit : "Paris a gagné les Gay Games. Je suis fou de joie. Ils étaient si sûrs d’eux ceux qui m’ont demandé d’être président ! Bravo." Exemple parmi tant d’autres de sa fougue et de sa bienveillance.

Chaussures cirées

Quand on cherche à comprendre le caractère de Pierre Bergé, ceux qui l’ont connu évoquent pourtant en souriant un "persiflage un peu méchant". Gilles Wullus a été nommé rédacteur en chef après Thomas Doustaly, en 2008 : "Bergé était cash, il ne s’embarrassait pas de précautions, mais c’est quelqu’un avec qui on pouvait discuter même quand il était en colère. Au début, il tenait à valider tout le magazine. Mais il ne m’a refusé qu’une couverture. Pour montrer que c’est lui qui avait le pouvoir."

Cette stature transparaît dans plusieurs récits. Pierre Bergé recevait ceux qui venaient lui présenter des projets dans son bureau de la fondation Bergé-Saint Laurent, au 5 avenue Marceau à Paris, qui hébergea la maison de couture Yves Saint Laurent. "On était tous sur notre 31, se souvient Philippe Mangeot. J’affectais une certaine désinvolture mais on pouvait se voir dans mes chaussures. C’est ce qu’il regardait en premier !" Une fois dans le bureau, on s’assoit sur une banquette face au bureau surmonté d’un imposant portrait d’Yves Saint-Laurent par Andy Warhol. "Chacun devait connaître sa marge de manœuvre, glisse le militant. Moi, j’avais trouvé un meuble sur lequel m’adosser, et qui me permettait de rester à sa hauteur. Comme je venais d’Act Up, il m’octroyait certains droits que d’autres n’avaient pas ! Comme dire du mal de Mitterrand, par exemple…" À partir du moment où ils franchissaient la porte du bureau, les requérants ne repartaient pas bredouille. À l’image de l’écrivain Abdellah Taïa, encore surpris de son chèque à l’ordre du Seuil pour l’édition de 50.000 exemplaires de ses Lettres à un jeune Marocain. Parce qu’il avait de l’argent, "les gens étaient souvent obséquieux avec lui, se souvient Gilles Wullus. Il était saoulé des gens qui n’étaient que dans l’apparence." D’où son amitié pour celles et ceux qui n’essayaient pas de le ménager. "Il ne cherchait pas à être aimé. Il faisait ce qu’il avait à faire", résume Jean-Jacques Augier.

Troll de La Manif pour tous

Le moins qu'on puisse dire, c'est que Pierre Bergé n'a pas cherché à se faire aimer des partisans de la Manif pour tous. Il s'est déchaîné contre celle qu'il appelait "l'horrible" ou "l'immonde Barjot", selon les jours et les tweets. "À gens violents, il faut répondre par la violence", préconisait-il encore récemment sur Le Divan de Marc-Olivier Fogiel. En janvier 2013, lors des plus grandes manifestations, Pierre Bergé répond à Ruth Elkrief sur BFMTV : "Évidemment qu'ils sont homophobes, en tout cas pour la plupart d'entre eux. Chacun a son bon pédé comme chacun avait son bon juif [...] Cet humus antisémite, anti-gay et anti-tellement de choses est là et il existe."

La relation s'envenime en mars quand la Manif pour tous porte plainte auprès du TGI de Paris contre Pierre Bergé pour "incitation à commettre un acte terroriste". Pierre Bergé avait retweeté, puis rapidement supprimé, un message contre la manifestation du 24 mars : "Vous me direz, si une bombe explose le 24 mars sur les Champs à cause de #laMa-nifpourTous, c est pas moi qui vais pleurer." Pierre Bergé est alors président du Conseil de surveillance du Monde et il est suivi par plus de 11.000 abonnés sur Twitter. Il se rebelle même contre le journal dont il est actionnaire : dans l'édition du 11 avril 2013, on trouvait une publicité de la Manif pour tous. "Cette pub est une honte et ceux qui l'ont acceptée ne sont pas dignes de travailler dans ce journal. À suivre", menace-t-il sur les réseaux sociaux.

Le 1er juin de la même année, alors qu'il dévoile une plaque commémorative pour la mort d'Yves Saint-Laurent en compagnie de plusieurs personnalités (Hidalgo, Delanoë, Dati, etc.), l'hommage est perturbé par des militants de la Manif pour tous. Pierre Bergé est placé sous protection policière par le Service de protection des hautes personnalités, après avoir reçu plusieurs menaces de mort.

Sur tous les fronts

La vie de Pierre Bergé ne se résume pas au militantisme LGBT. "Être sur tous les fronts, Pierre adorait ça, confirme l'ami Doustaly. Il était fier d'avoir été le dernier ami de François Mitterrand, et qu'après 1995 les portes de l'Élysée ne soient jamais refermées pour lui, sauf durant le quinquennat de Nicolas Sarkozy." Jusqu'à Emmanuel Macron, qu'il a soutenu pendant sa campagne. "Ils s'étaient vus en tête-à-tête et à partir du moment où il est entré dans la course, je crois qu'ils ne se sont pas revus. De toute façon, Pierre était trop vieux pour courir après un candidat !"

Bergé était plus investi en 2002 : "Quand j'avais fait les interviews de Chirac et de Jospin dans TÊTU, il était épaté qu'ils aient accepté, se souvient l'ancien rédacteur en chef. En 2007, il m'avait demandé de faire certaines interviews de candidats avec moi. Déontologiquement, c'était bizarre. Je lui ai dit : soit vous les faites toutes, soit vous n'en faites aucune ! Finalement, il n'a fait que les interviews de Royal et de Bayrou. Pierre avait un côté journaliste raté. Il aurait adoré faire ce métier." Pierre Bergé n'a en revanche jamais profité de sa proximité avec les politiques pour des conciliabules personnels. Il préférait attendre l'occasion d'un discours public pour les interpeler. Lors d'un Dîner de la mode, qu'il organisait depuis 2003, et auquel le président Sarkozy avait accompagné Carla Bruni, Bergé a eu cette phrase : "Le sida, c'est politique." Interpellation courtoise, mais très nette, de Sarkozy sous le regard de tout le gratin.

"Pierre a évolué, constate Thomas Doustaly. Alors qu'il parlait d'un droit à l'indifférence pour les gays, le relent d'homophobie des dernières années l'a déplacé vers une position plus militante." Il annonce qu'il épouse son compagnon Madison Gox le3 mai dernier, quatre mois avant sa mort : "J'ai milité pour le mariage gay. C'est une chose que François Hollande a rendue possible. Je suis viscéralement contre la Manif pour tous et Sens commun qui refusent le mariage aux gays." Cette manière d'assumer tout et de soigner la mise en scène était la marque de fabrique de Pierre Bergé. Quand il avait loué le Grand Palais pour la vente de sa collection d'art à la mort de Saint-Laurent, un gigantesque portrait du couple trônait dans le hall. Les musées Yves Saint Laurent, qui ouvrent successivement à Paris et à Marrakech et qu'il devait inaugurer, apportent l'ultime pierre à l'édifice d'une existence romanesque.

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Photo de couverture : Charles Platiau /Reuters