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reportageLa Bouche à Paris : le cabaret queer qui se rebiffe

Par Aurélien Martinez le 02/09/2022
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Dans le 18e arrondissement parisien a ouvert il y a quelques mois La Bouche, un "cabaret queer autogéré" qui commence à rencontrer un joli succès. Après avoir passé plusieurs excellentes soirées en leur compagnie, nous avons rencontré les quatre artistes qui le gèrent : Soa de Muse (oui, de Drag Race France), Bili Bellegarde, Grand Soir et Mascare.

Un soir de début juillet, dans le sous-sol d’un bar-restaurant du 18e arrondissement (le CO). Une grosse cinquantaine de spectatrices et spectateurs se serrent sur des chaises ; d’autres sont assis à même le sol, devant la petite estrade qui fait office de scène. Malgré l’immense ventilateur qui tourne en continu, il fait chaud dans la salle sans fenêtre. Très chaud. À 21h, les membres de l’équipe artistique qui, jusque-là, déambulaient dans la salle, se maquillaient à vue près du bar, tenaient la billetterie ou buvaient des bières à l’extérieur, annoncent que le show va débuter.

Premier numéro. Débarque Soa de Muse, drag queen adepte du « saltimbanquisme » depuis dix ans (burlesque, danse contemporaine…) qui a brillé dans la première saison de Drag Race France. Elle reprend justement la chanson qui lui a fait gagner le "talent show" du premier épisode : Hyacinthe de Thomas Fersen. Interprétation une nouvelle fois grandiose ; moment hypnotique, applaudissements nourris. Shantay tu restes.

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Photo : Gaëlle Matata

Au tour de Mascare, « personnage un peu médiéval avec ses histoires, ses fabliaux » (elle vient du monde du théâtre), de prendre la scène. Elle nous annonce d’emblée ne pas avoir eu le temps de pisser. Elle monologuera sur cette envie de longues minutes, jusqu’à finalement se soulager, de dos, dans une coupe de champagne (« vous êtes mi-subjugués mi-dégoûtés ! ») avant de convoquer un texte de la poétesse lesbienne états-unienne Audre Lorde puis de reprendre à sa sauce le morceau Ma gueule de Camélia Jordana – « Y a des fois où j'me sens seule / Y a des fois où j'ai peur de ma gueule / Ma gueule d'étranger. » Grand écart artistique surprenant.

Suivra ensuite une magnifique version du Calling You du film Bagdad Café par Bili Bellegarde, chanteuse hors pair qui introduira cette séquence par une histoire de bergères saphiques adeptes de chants médiévaux ; puis, pour terminer cette première partie, une composition du pianiste-chanteur Grand Soir sur un hétéro qui, une nuit, a voulu rentrer avec lui puis l’a laissé en plan le lendemain. Entracte. C’est le temps d’aller prendre l’air et un verre de Prosecco, afin d’enchaîner dans de bonnes conditions les deux parties suivantes.

Cabaret vénère

11h du matin, un (autre) jour de début juillet. Nous avons rendez-vous avec ces mêmes quatre fantastiques, en habits de ville cette fois. On s’installe dans les fauteuils et canapés du restaurant pour revenir sur les origines de ce cabaret ouvert en février 2022 dans ce qui était littéralement une cave ; et qui connaît, depuis, un joli succès grâce au bouche-à-oreille – ils font le minimum niveau communication ; tout juste un Instagram et une billetterie en ligne. 

Comment définiraient-ils leur cabaret, présenté sur Instagram comme « queer et autogéré » ? Tout de suite, Soa de Muse utilise l’adjectif « vénère », puis développe : « L’art du cabaret est forcément un peu politique. Le nôtre est engagé, conscient, vénère donc, tout en essayant d’être accessible pour toucher le plus grand nombre. » Mascare enchaîne : « On est à Porte de Clignancourt et pas, par exemple, dans le 7e arrondissement. La vie, ici, elle est vénère. » Bili Bellegarde tempère : « Il est engagé en effet, mais il est aussi tendre : on accueille les gens avec douceur, on les amène à nous. » Et Grand Soir de synthétiser : « Avec La Bouche, on a envie de dire : nous sommes des personnes queer, nos existences ne sont pas toujours faciles, mais regardez leur beauté. C’est un peu nos vies que l’on a envie de partager avec le public le temps d’une soirée. » 

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Photo : Gaëlle Matata

Un à deux soirs par semaine, les quatre mettent ainsi leurs tripes sur scène, entre lip syncs incarnés (Soa de Muse, magnétique), chansons parfois réécrites (Bili Bellegarde ; quelle voix), poésie électro perchée (Mascare, sorte de maîtresse de cérémonie informelle) ou encore bonbons au piano (Grand Soir, à la formation classique évidente et à l’esprit très Michel Berger). Même si, bien sûr, les frontières entre leurs mondes ne sont pas étanches (tous chantent par exemple), voire se brouillent de plus en plus au fil de la soirée, chaque univers fusionnant avec les autres. Et avec les spectatrices et spectateurs, grâce notamment la configuration de la salle, toute petite. Soa de Muse : « C’est l’essence du cabaret d’être si proches. Le public peut presque sentir l’odeur que l’on a sur nous ! »

Êtres nocturnes et variété française

Une fois la coupe de Prosecco sifflée, retour dans la salle pour les deux dernières parties. Bili Bellegarde, « enfant Chérie FM qui kiffe Céline Dion », décide de rendre hommage à son idole avec la chanson Céline d’Hugues Aufray. Sauf que, très vite, les paroles ne lui vont pas. Mais alors pas du tout. Extrait : « Dis-moi, Céline, les années ont passé / Pourquoi n'as-tu jamais pensé à te marier ? […] Non, non, non, ne rougis pas, non, ne rougis pas / Tu aurais pu rendre un homme heureux. » Bili Bellegarde se permet donc une réécriture en hommage à toutes celles abusivement qualifiées de "vieilles filles", qui se clôture par un victorieux « être libre fait toujours des envieux. » « La variété française, c’est ma culture. Sauf que parfois, ce qui est dit est naze. Alors pour continuer à l’aimer, il faut la transformer ! » nous raconte-t-elle. Sa version de Céline est devenue l’un de ses tubes, qu’elle livre souvent à La Bouche.

On aura droit ensuite, en vrac, à des mots de l’écrivain français homosexuel Mathieu Riboulet, à une reprise d’Un homme heureux de William Sheller en duo (qui deviendra, à la fin, Une gouine heureuse), à un réflexion électro autour du « running comme incarnation de la partouze » ou encore à un incroyable mashup entre deux tubes de Sexy Sushi (La Policière et Rachida). Fin d’un show de presque trois heures terminées avec force de néons, de beats électro et de cagoules. Les applaudissements sont intenses. Le public quitte ensuite lentement la cave, façon de s’imprégner une dernière fois de l’ambiance, puis va boire des verres dans la rue et le bar-restaurant avec les artistes. La soirée à La Bouche se conclut tranquillement… mais peut-être pas la soirée tout court ! Mascare : « On est des êtres de la nuit ; on aime se coucher au petit jour. »

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Photo : Gaëlle Matata

Dans une capitale où l’art du cabaret s’épanouit, entre références (Madame Arthur, dont trois des membres de La Bouche font ou ont fait partie ; Michou…) et nouveaux venus (Le Secret par exemple, dans le 20e), les quatre de La Bouche, rejoints parfois sur scène par des amis invités (surtout que la bande ne peut pas être au complet tous les soirs de représentation), espèrent implanter durablement leur aventure dans le paysage parisien. Et ainsi leur permettre de continuer à faire ce qu’ils veulent comme le résume Mascare : « Nos métiers sont compliqués, guidés par de nombreux enjeux de production. Ici, on s’est créé notre outil de travail. On est libres sur notre petit radeau ; on espère que ça se sent. »

La Bouche, 15 rue Esclangon, Paris 18e
Ouvert pour cette saison généralement les jeudis et vendredis (mais le calendrier n’est pas fixe)
Plus d’information sur leur Instagram ou leur page dédiée aux réservations