Dialogue intergénérationnel : quand deux époques se rencontrent

Par Jérémie Lacroix le 17/05/2016
Dialogue intergénérationnel

Pour célébrer la Journée international de lutte contre les LGBTphobies, TÊTU a souhaité donner la parole à deux générations. 40 ans les séparent mais beaucoup de choses les rapprochent.

La Journée international de lutte contre l'homophobie et la transphobie est l'occasion de célébrer à travers le monde les valeurs que sont la tolérance, le respect, la solidarité... Cette solidarité s'exprime aussi entre les générations qui parfois se connaissent mal, ne se comprennent pas, mais qui pourtant ont tant de choses à apprendre l'une de l'autre.
Ainsi, TÊTU a souhaité faire dialoguer deux hommes, deux générations : Mathieu, 19 ans, et Jean-Marc, 60 ans. A travers ce dialogue intergénérationnel, ils vont se raconter, raconter leurs expériences, leurs visions - communes et différentes - de la vie, de leur époque... Trois grands thèmes viendront jalonner cet entretien passionnant : coming-out, rencontres / amour et prévention / IST / sexualité.
Mathieu a 19 ans et est étudiant en double licence histoire de l'art et anglais. Passionné de cinéma, de mode et de littérature ; il apprécie les débats d'idées, surtout lorsqu'il s'agit de dialoguer avec ses aînés.
Jean-Marc a 62 ans et est retraité. Ancien commerçant, il est passionné de voyages et de cultures étrangères. Le dialogue s'impose aussi comme une évidence pour celui qui est un militant de longue date, notamment à travers l'association Actions-Traitements, qu'il soutient depuis 26 ans... Jean-Marc a vécu de plein fouet les "années Sida" et a participé avec d'autres à la prise de conscience de l'opinion et des pouvoirs publics. Il avait déjà raconté son histoire associative et préventive dans les pages de TÊTU. C'est un plaisir de le retrouver pour cet échange d'une grande qualité.
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COMING-OUT

Jean-Marc : À mon époque, les années 70, ce n’était pas facile…
D’abord je pensais que j’étais le seul jeune homo qui existait, que les autres étaient tous des vieux, mais je ne pensais pas qu’il existait de jeunes garçons qui aimaient les garçons.
Pour moi c’était même une maladie, j’en ai parlé à mon médecin pour savoir s’il n’y avait pas de traitement
Je savais que ça existait, j’ai appris aussi qu’il y avait eu toute une lutte politique avec le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, le FHAR, tout ça je voyais, ça me foutait la diarrhée d’ailleurs rien que d’y penser. J’allais dans les sex-shops voir le guide qui s’appelait le guide incognito à l’époque, un guide vert, il y avait des adresses pour rencontrer des garçons. Ça c’était le début, je me suis découvert être attiré par les garçons et à la fois je ne trouvais pas ça normal, je trouvais ça comme une maladie. Et puis j’ai connu une fille avec qui je suis resté un an, qui m’a mis le grappin dessus, ça s’est super bien passé jusqu’à ce qu’elle tombe enceinte. On n’a pas gardé l’enfant à l’époque.

TÊTU : Vous aviez quel âge à l’époque ?

Jean-Marc : Là j’avais 18 ans et elle elle devait avoir 17. Mais j’étais toujours attiré par les garçons. J’avais déjà eu des expériences à l’école, se masturber avec des copains, des choses comme ça. Mais je pensais juste que c’était une déviation et pas un état d’être.

TÊTU : Parce que vous n’aviez rien à quoi vous raccrocher autour de vous et c’est une époque où on n’en parlait pas et ça faisait encore partie des maladies mentales à l’époque, ça a été retiré de la liste en 1981. Et ce n’était pas encore dépénalisé en France car la dépénalisation date de 1982 sous Mitterrand.

Jean-Marc : Je ne sais plus mais en tout ça moi j’en était pas là, c’était vraiment à titre personnel que je le vivais, et alors que j’étais avec cette fille j’ai connu un garçon. J’étais commerçant je tenais une boutique avec mon père et il y avait ce petit jeune, ce petit blond à la fenêtre que je voyais qui un jour est venu au magasin acheter un pantalon, mais il fallait faire un ourlet, donc j’ai pris l’ourlet et puis quand je l’ai appelé pour lui dire « faut venir chercher votre pantalon » il m’a dit « et bah vous venez me le livrer à la maison ». Et puis j’ai passé la nuit avec lui.

TÊTU : Première expérience homosexuelle donc ?

Jean-Marc : Première expérience, j’étais extrêmement déçu.

TÊTU : Et vous aviez quel âge ?

Jean-Marc : llà c’était après ma copine donc j’avais 18 ans. C’était ma première relation et j’ai été déçu parce que ce n’était pas ce que j’avais imaginé, le partenaire n’était pas participatif. C’est le volet plutôt personnel, après effectivement on rentre dans l’histoire du comment on peut le dire, à qui on peut le dire, comment vis-à-vis de la famille on peut, moi vi-à-vis de ma famille ça a été un peu difficile, j’avais peur d’en parler, et après j’ai connu un autre garçon qui m’écrivait, mais m’écrivait en mettant un prénom de fille, il mettait Yvette au lieu de marquer Yves.

TÊTU : Pour ne pas éveiller les soupçons.

Jean-Marc : Et ma mère qui était assez fine et tout ça elle a compris. Elle a commencé à faire de la pub dans la famille en disant Jean-Marc aime les garçons.

TÊTU : Mais elle l’a plutôt bien pris ?

Jean-Marc : Elle le faisait plutôt dans un climat critique, et moi j’ai été la voir en lui disant Maman voilà c’est comme ça, j’aime un garçon, si tu l’acceptes, tu l’acceptes, si tu ne l’acceptes pas... De toute façon je me suis toujours fait traité de « pédé », donc j’avais déjà peut-être une prédisposition à le devenir, mais bon voilà…
Mathieu : Je rebondis sur ce que vous dites, la fameuse phrase « on n’en parlait pas ». Le « coming-out » aujourd’hui c’est une expression qu’on entend plus, alors qu’il y a quarante ans on ne l’utilisait peut-être même pas, et aujourd’hui on voit beaucoup plus apparaître le thème de l’homosexualité au cinéma, dans le milieu politique, aujourd’hui on parle souvent d’homme politique qui font leur coming-out, maintenant il y a le mariage pour tous donc c’est une chose à laquelle même une famille traditionnelle qui ne parlerait pas d’homosexualité est tout de même confronté. Donc c’est quelque chose déjà dont on entend parler, donc peut-être qu’un parent, face à son enfant qui lui annonce qu’il est homosexuel, il tombe moins de haut, il a comme été « préparé » par tout ce qui passe dans la société, et donc peut être moins choqué.
Jean-Marc : Oui c’est sûr qu’il y a beaucoup plus d’exemples aujourd’hui de gens qui vivent en tant que gay, et puis il y a le mot « gay » qui existe, c’est déjà ça.

TÊTU : Et on a construit toute un vocabulaire, toute une culture autour de ça qui n’existait pas à l’époque de Jean-Marc.

Jean-Marc : On ne disait pas « gay », on disait « pédé », ce qui est déjà péjoratif.

TÊTU : Justement Mathieu tu parles des parents qui peuvent déjà intégrer de par ce qu’ils voient autour d’eux. Ça s’est passé comment toi avec tes parents ?

Mathieu : De manière un peu étrange parce que c’est un sujet que j’ai abordé très sérieusement mais qui n’a pas été pris au sérieux. Je l’ai « avoué » à 17 ans donc j’étais encore considéré par ma famille comme un adolescent et mes parents l’ont pris comme un caprice.
Jean-Marc : Un passage…
Matthieu : ... et un des résultats de la crise d’adolescence…
Jean-Marc : Surtout qu’on dit qu’il y a un âge où il peut y avoir une ambiguïté

TÊTU : Où l’on se « cherche »

Jean-Marc : Ou alors il y a des fois du « touche pipi », ça arrive quand on est jeune, pour voir, pour découvrir, mais c’est pas forcément pour ça qu’on est homo.

TÊTU : Ce qui n’est pas faux mais ce qui ne veut pas dire que c’est toujours qu’une passade.

Matthieu : Donc c’est parce que moi quand j’en ai parlé on ne me considérait pas comme quelqu’un qui pouvait vraiment être sûr de soi, et encore comme un enfant. Ça montre que certains parents ont peur, donc il font un déni, histoire de se rassurer on se dit que c’est un « passage ».

TÊTU : Et aujourd’hui ils l’ont intégré ?

Mathieu : Mes parents ont du mal à aborder le sujet, ce que je comprends d’un côté. Mais aujourd’hui mon père croit toujours que ce n’est que pour l’emmerder. Il n’a donc pas encore dépassé ce stade où l’on me prend au sérieux. Mon père pense toujours qu’un jour je deviendrai enfin adulte et que j’entrerai enfin « dans le droit chemin » et que je deviendrai alors raisonnable.
Jean-Marc : Mais justement je me demande si les parents ne culpabilisent pas, et s’il ne se disent pas que c’est de leur faute…

TÊTU : Oui c’est souvent ce qui peut revenir chez les parents : « Qu’est-ce qu’on a mal fait ? », c’est vraiment très caractéristique.

Jean-Marc : Parce qu’on dit souvent que ce sont les parents, une mère trop abusive qui fait que le garçon après avait peur des femmes…

TÊTU : Ou une mère castratrice… Mais, là c’est une question délicate, je ne suis pas sûr qu’il faille essayer de comprendre pourquoi, d’où ça vient…

Jean-Marc : Mais je pense que si vraiment tes parents t’aiment, il y a un moment où ils vont l’accepter. C’est dur pour eux. Même moi ma mère encore aujourd’hui elle aurait aimé que je sois marié et que j’ai des enfants, et à la fois elle est consciente que si j’avais été marié et que j’avais des enfants je n’aurait pas été aussi proche d’elle que je le suis, et particulièrement durant les situations difficiles comme en ce moment. Donc je crois que les gays sont souvent beaucoup plus proches de leurs parents, par le fait qu’ils sont plus libres.

TÊTU : Ils auraient donc plus de temps à consacrer à leurs parents parce qu’ils n’ont pas construit de famille de leur côté ?

Jean-Marc : Peut-être… Maintenant les parents peuvent être aussi frustrés aussi parce qu’ils n’ont pas de petits-enfants, on n’est pas dans le même modèle.
Mathieu : Oui bien-sûr, pendant longtemps et c’est sûrement encore le cas aujourd’hui, l’homosexualité, au-delà d’être une vue comme une déviance sexuelle, était ce qui s’opposait aux valeurs familiales traditionnelles, qui sont le pilier de la société.
Jean-Marc : Alors que maintenant avec le mariage, est-ce qu’on ne se rapproche pas un peu de ce modèle traditionnel ?
Mathieu : Bien-sûr, et c’est là tout le paradoxe car désormais le mariage semble être la possibilité pour des homosexuels de se rapprocher du modèle familial traditionnel.

TÊTU : Oui une volonté de se normaliser.

Mathieu : Bien sûr c’est le moyen pour les homos d’être accepté plus facilement, de se fondre dans la « normalité », pour qu’à terme l’homosexualité soit banalisée.
Jean-Marc : Moi je suis un peu contre le mariage hétéro ou homo, je ne veux pas généraliser mais j’ai tellement d’exemples autour de moi de mariages (hétéro) qui ont foiré que je ne suis pas attiré par le mariage. Faire comme les hétéro c’est pas mon trucs, par ce que j’ai tellement d’exemples de divorces autour de moi que je me dit qu’on a déjà le PACS. Bon c’est vrai qu’il y a d’autres acquis dans le mariage. Alors il y a les acquis et puis il y a la symbolique, c’est vrai que ce n’est pas évident.
J’aimerais revenir sur le coming-out : il y a le coming-out familial, au travail, avec les amis. Moi a partir du moment où j’ai commencé à accepter ce que j’étais, j’en ai parlé avec une de mes amies : on avait un projet commun : elle fréquentait un garçon à Marseille avec qui elle devait se marier, et moi je fréquentais sa cousine, avec qui je devais aussi me marier. On vivait tous les deux à Paris et nos époux étaient là-bas. Et donc c’est à elle que j’en ai parlé la première fois. Je me disais « il faut que je lui dise, il faut que je lui dise... » Et j’ai fini par lui dire que j’aimais les garçons. Elle m’a dit « je suis content que tu m’en parles car je vais te dire quelque chose aussi : moi j’aime les filles. » J’ai dit « mon Dieu, mais c’est pas vrai ! » Elle je crois qu’elle n’est pas allée jusqu’au bout mais elle a échangé des lettres. Après on est même sorti en boîte et on a fait le pari de qui de nous deux arriverait à choper le mec et puis c’est moi qui ai gagné. C’est la première personne à qui je l’ai dit. Et finalement elle s’est mariée avec le mec de Marseille, moi je ne me suis pas marié avec sa cousine. Et le mec avec qui elle s’est mariée est gay ! Très compliqué…
Après en milieu professionnel ce n’est pas une obligation de le dire, c’est comme la séropositivité, c’est quelque chose de personnel. Mais en même temps dans le milieu professionnel des liens se créent, et des questions de posent : « Es-tu marié, etc. »

TÊTU : C’est clair que c’est toujours complexe en milieu professionnel quand les collègues racontent leur week-end en famille : « Et toi tu as fait quoi ? ... » C’est vrai qu’à un moment on est vite se retrouve au pied du mur par rapport à ça. Il faut mentir, trouver des périphrases… Ca peut être très difficile pour certains je pense.

Jean-Marc : Mais maintenant je me sens beaucoup plus à l’aise pour en parler, vraiment. Dire que j’ai un ami, un copain.
Mathieu : C’est aussi parce qu’aujourd’hui c’est plus facile d’en parler car l’homosexualité est beaucoup moins mal perçue qu’à une époque.

TÊTU : Justement pour toi Mathieu, est-ce que ça a été difficile d’assumer ton homosexualité dans ton entourage, mis à part tes parents qui ont un peu de mal avec cette idée ? Avec tes amis, parmi les gens de ta génération ?

Mathieu : Justement j’ai l’impression d’arriver à un âge, la vingtaine, où les jeunes s’ouvrent beaucoup plus et sont donc plus tolérants avec l’homosexualité. Jusqu’a présent c’était plus difficile car les garçons hétéros surtout et même des filles ont besoin de s’affirmer et donc sont influencés par le discours de leurs parents, parfois intolérants. Et c'est des âges où l’individu est en pleine construction donc les filles doivent devenir des femmes et les garçons des hommes, il y a une vraie distinction très forte à l’adolescence. Et du coup l’idée qu’un garçon puisse aimer un autre garçon perturbe puisqu’on nous a appris depuis tout petit que c’était les filles qui aimaient les garçons. Et du coup la théorie du genre s’en mêlent, d’où le rapprochement de l’homo à la fille entretenue par le garçon hétéro qui lui pour s’affirmer en tant qu’homme, rejette tout ce qui ne fait pas partie des représentations traditionnelles de la figure masculine, dont notamment l’homosexualité. Mais ces mêmes jeunes grandissent et deviennent plus ouverts arrivés à l’âge de 22-23 ans environ.

TÊTU : Et puis les jeunes aujourd’hui sont beaucoup plus réceptifs à ces questions-là.

Mathieu : C’est vrai. Mais l’enfant est souvent élevé dans une famille avec des représentations classiques de la femme et de l’homme, et l’homosexualité reste une chose bizarre, anormale. C’est après quand on devient adolescent ou jeune adulte et qu’on est confronté à d’autres choses dans la société que l’ont se rend compte que celle-ci est diversifiée, variée, qu’il y a des homos.
Jean-Marc : Et puis les choses ont changé, les hommes s’habillent en rose...

TÊTU : Oui ! Les codes changent…

Mathieu : Oui bien-sûr : je commençais à parler de la « théorie du genre » mais c’est grâce au recul des conceptions traditionnelles que l’homosexualité peut être mieux acceptée : par exemples ont trouve beaucoup plus de vêtements mixtes, des sports pratiqués autant par des hommes que des femmes, des métiers aussi.
Jean-Marc : L’homme peut pleurer, l’homme garde les enfants à la maison, il a un congé parental…
Mathieu : Vu qu’on voit moins la distinction entre « être une femme » et « être un homme » et bien l’homosexualité paraît moins en marge.

TÊTU : C’est vrai qu’il y a encore pleins d’avancées à faire, mais c’est vrai aussi que comparé à votre époque Jean-Marc, il y a tellement de choses qui sont rentrées dans les mœurs, qui ont été acceptées, des choses qui étaient impensables. Il ne faut évidemment pas nous reposer sur nos acquis mais il y a quand-même eu plein de changements.

Jean-Marc : Ça ne s’est pas fait tout seul. Je pense qu’il y a eu beaucoup de militantisme de la part des gays, des gens influents ont participé à ce changement au fil des années. Beaucoup de militantisme surtout dans les années 1980. La Marche des fiertés a beaucoup contribué à l’acceptation. On pouvait sortir plus facilement et puis il y a eu tout le volet des lieux de rencontre puisqu’avant on draguait dans les lieux publics...

Jean-Marc
Jean-Marc

RENCONTRES / AMOUR
TÊTU : Ça permet la transition avec la deuxième thème : les rencontres.

Jean-Marc : A mon époque les rencontres c’était plutôt le bois de Boulogne, les jardins, les pissotières mais après il y a eu l’arrivée des premières discothèques comme le Palace mais c’était surtout des lieux de convivialité où l'ont rencontrait des gens sans pour autant avoir pour projet de coucher avec eux. C’était ce côté relations humaines qu’il n’y a plus tellement aujourd’hui. Alors que je trouve que dans les lieux gays de maintenant si tu n’as pas le look qu’il faut, c’est très difficile.

TÊTU : C’est vrai que beaucoup de personnes de ta génération qui me parlent des lieux de rencontre et de sortie, des applications mobiles… parlent d’un milieu très cloisonné, beaucoup moins ouvert et mélangé qu’avant.

Jean-Marc : En tout ça le tout début, à l’ouverture des lieux gays, il y avait une convivialité.
Mais concernant les lieux de drague dans les lieux publics comme les jardins, ça pouvait être dangereux. On risquait de se faire casser la gueule. Une fois aux Tuileries je faisait une fellation à un mec et des flics planqués dans une 2 CV : ils sont sortis et nous ont demandé ce qu'on faisait – on discutait – Vous discutiez ? Ils ont été un peu moralistes : vous n’avez pas hontes, allez plutôt draguer les filles. On draguait dans les pissotières de la Gare du Nord, des galeries Lafayette, les chiottes du Printemps.
Mathieu : C’est fascinant d’une certaine manière pour les jeunes comme moi qui n’ont pas connu cette époque car vous faisiez tout cela en cachette. Et le fait de devoir le faire dans la clandestinité en quelque sorte tendait alors à rendre l’homosexualité encore plus « obscure ».

TÊTU : Et pour toi Mathieu aujourd’hui comment tu pense que ta génération aborde les rencontres ? Quels sont les vecteurs de rencontre ? Qu’est-ce ça signifie ? Comment les gens se comportent ?

Mathieu : Je fais partie de la génération qui alors qu’elle devient jeune adulte voit les réseaux sociaux prendre de plus en plus d’importance quant il s’agit de la communication. Du coup ça touche les rencontres. Donc un jeune homo de mon âge va facilement aller vers les applications de rencontre. Il reste évidemment les boîtes gays mais les réseaux sociaux ont pris une importance considérable. Mais c’est plus large que ça : on a l’impression que dans la société les relations humaines sont basées désormais sur les liens virtuels (Facebook, Instagram et j’en passe). Du coup les moyens de rencontre des homos sont les mêmes que chez les hétéros : j’ai plein d’amis heteros qui ont rencontré leur copin(e) sur Tinder ou Adopte un Mec. Du coup les rencontres sont un peu pareil que tu sois homo ou hétéro. Rien à voir donc avec ce que Jean-Marc a connu quand il avait mon âge.
Jean-Marc : J’ai commencé à utiliser les applications mais j’ai trouvé que c’était surtout pour le cul. Je suis parti au Mexique, j’étais seul du coup je m’y suis connecté ; je voulais rencontrer des gens pour me sentir moins seul mais c’est très difficile.
Mathieu : Oui c’est vrai, mais ce que je peux dire c’est que les garçons de mon âge vont naturellement vers les appli qui sont devenues pour eux le premier outil de rencontre.

TÊTU : C’est intéressant ce que tu dis Mathieu car les jeunes aujourd'hui ne se posent même pas la question d’aller dans un bar pour rencontrer quelqu’un. Les appli déshumanisent presque la rencontre. Et certaines personnes se permettent derrière l’écran de leur smartphone ou de leur ordinateur des choses qu’ils ne se permettraient jamais dans la vraie vie. Les gens disent qu’avant on sortait, on allait dans les bars, il n’y avait pas de portable donc quand on se donnait rendez-vous au téléphone on y allait... Qu’en pensez-vous Jean-Marc ?

Jean-Marc : Il y avait le Minitel. Et des lignes n’étaient plus attribuées : il y avait un genre d message « le numéro que vous avez demandé n’est pas attribué ». Et entre le moment on on repassait le message il y avait un espace blanc et dans ce message blanc on pouvait se rencontrer. Tu voyais d’autre gens qui étaient sur le même numéro – il y avait des numéros qu’il fallait connaitre – et entre ces deux messages il y avait des voix « actif », « passif », « baiseur ». J’avais rencontré un gars comme ça qui était venu chez moi et qui m’avait sorti un flingue, une histoire de fou... Ça aurait pu mal se finir mais heureusement non. De ce côté là les gays sont souvent recherchés par des gens qui n’ont pas de bonnes intentions.
Quoi qu’il en soit les rencontres perdent en qualité que ce soit à cause des réseaux ou dans la rue : par exemple j’ai rencontré un gars dans un cinéma. On était les deux seules personnes dans la salle. Il était assis cinq rangs derrières moi. Un monsieur barbu de 70 ans environ. On a commencé à discuter, il est venu s’assoir à côté de moi. Il m’a dit « je suis le seul dans le quartier, je m’ennuie.. » Je lui ai dit « on peut être ami, on échange nos numéros. » Le lien s’est créé. Il m'a emmené chez lui, il m’a passé des vidéos d’opéra, j’ai essayé de le revoir, mais c’est tombé à l’eau. Mais j’aime bien ce genre de truc spontané où on se voit dans la rue, on fait connaissance, ça ne coûte rien.
Mathieu : Mais ça malheureusement c’est représentatif de la société actuelle très individualiste. Et puis il y a peut-être une différence entre les grandes villes et les villages. On parle rarement aux gens que l’ont ne connait pas.
Jean-Marc : Mais quand tu es différent tu est content de rencontrer quelqu’un comme toi avec qui tu peux partager...
Mathieu : Mais c’est ce qui est peut-être bien grâce aux appli et aux réseaux sociaux : ils permettent à des homos qui ne se seraient jamais rencontrés dans la vraie vie de le faire. Imaginons un homo qui vis dans la campagne isolé s’il peut via des applications, des forums ou autres réseaux sociaux rencontrer d’autres garçons comme lui avec qui ils peut échanger ça lui permet de se sentir moins seul, de s’épanouir... Mais dans le meilleur des cas, car c’est vrai que les échanges virtuels restent un danger, on ne sait pas vraiment à qui ont parlent jusqu’à ce qu’on rencontre le mec... Et du coup on comparaison ça semble bien plus simple pour un jeune d’aujourd’hui de faire des rencontres qu’avant.

TÊTU : Mais justement est-ce que ces rencontres via les réseaux sociaux ne sont pas un peu illusoires ? Est-ce vraiment de la rencontre de qualité ? Rencontre-t-on tant de gens que ça au final ?

Jean-Marc : Oui, est-ce que le gars rentre en contact avec toi gratuitement pour le plaisir de te connaître ou attend-il quelque chose de toi en échange ? Et si ça ne va pas vers la rencontre cul est-ce qu’il va continuer la conversation ?
Mathieu : Les réseaux sociaux ont des effets pervers c’est sûr. Mais on peut relativiser en se disant qu’a la fois homos et hétéros utilisent les appli pour se rencontrer : les homo ne sont plus obligés d’aller dans des lieux cachés, officieux. Du coup ça tend à réduire l’inégalité entre homo et hétéro d’une certaine manière.
Jean-Marc : Les lieux de drague comme au bois de Boulogne existent encore. En tout cas je reste adepte des rencontres en vrai.
Après il y a eu la période des saunas : le Continental Opéra était un des plus grands sauna avec piscine, restaurant. Mais pas forcément des lieux de drague. Il y avait un sauna vers la place de Clichy, rue de la Condamine, convivial, on rigolait, pas forcément pour avoir des rapports. C’était un moyen d’occuper la solitude.

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Mathieu

PREVENTION / IST / SEXUALITE
TÊTU : 3ème thématique : la sexualité et tout ce qui a trait à la prévention, aux IST, au SIDA. Comment se protéger ? Comment faire face aux risques ?

Jean-Marc : Je fais parti des premières personnes qui ont été contaminées par le virus. Au début j’avais peur d’en parler aux mecs que je rencontrais par peur d’être rejeté. Alors je préférais me protéger et protéger mon partenaire plutôt que d’en parler. De toute façon quand on a conscience on ne veut pas transmettre le virus, on se protège pour protéger son ami. Dans l’association dans laquelle je travaille (Actions-Traitements, ndlr) il y a une ligne d’écoute et on se demande s’il faut aborder le sujet dès le départ. Car quelque part si on ne lui dit pas dès le départ c’est comme le tromper.

TÊTU : Et c’est quelque chose d’assez sérieux pour que l’autre en soit informé dès le début.

Jean-Marc : Même sur des sites de drague, les gens posent parfois d’emblée la question : « est-ce que tu es clean ? »
Moi je dis que je suis porteur mais indétectable. Mais tout de suite on te jette. C’est classique. Mais même temps il y a le risque de tomber sur quelqu’un qui ne dit pas qu'il est séropositif. Ou pire celui qui ne le sais pas lui même et qui ne veut pas le savoir, plutôt que celui qui le sait et qui prend un traitement. Mais il faut savoir que si on est séropositif mais qu’on prend un traitement et que la charge virale est indétectable depuis un certain temps on n’est quasiment pas contaminant. Évidemment, ça n'empêche en rien de se protéger ! Et toi Mathieu ?
Mathieu : J’ai l’impression de faire parti d’une génération qui lorsqu’elle entend des histoires concernant l’époque où le virus est apparu, où les homos voyaient leurs amis disparaître les uns après les autres, considère ça presque comme une légende, ou alors une partie de l’histoire déjà révolue. Et en plus aujourd’hui on sait qu’on peut vivre ou plutôt survivre avec le virus si l’on prend un traitement. Et du coup les jeunes de mon âge ne parlent même pas des dangers sanitaires qu’il peut y avoir. Après je pense que l’utilisation d’une capote c’est quasi un reflex pour la plupart des gens. En tout cas pour moi. Jamais il ne me serait venu à l’idée de baiser sans capote, et je suis tombé généralement sur des partenaires, que ce soit un soir ou des histoires sérieuses, assez responsables de ce côté là.
D’autre part aujourd’hui on est très informés sur les IST, on peut faire des tests gratuits donc ce manque de vigilance vis-à-vis des garçons de mon âge semble d’autant plus paradoxal. Mais on s’est aussi rendu compte que le SIDA n’est plus une « maladie de pédé », que les hétéros sont autant concernés que les homos, donc c’est peut-être aussi un peu pour ça qu’il y a un recul de cette conscience du risque parmi les jeunes gays. En tout cas en ce qui me concerne les campagnes de sensibilisations qui disent que le moindre contact durant le rapport peut être à l’origine d’une contamination ou de la moindre infection ça m’a vraiment marqué ; a un moment j’avais presque envie de demander à chaque mec que je rencontrais la feuille de résultat de son dernier test...
Jean-Marc : Je participe aussi aux Solidays parfois et je rencontre un public plutôt hétéroclite et on voit bien que lorsqu’on fait le quizz sur les modes de contaminations : que faire si la capote se déchire, les traitements d’urgences... que tout le monde n’est pas au courant.

TÊTU : Jean-Marc, vous qui êtes un vieux routard de la prévention et du militantisme, pensez-vous que c’est à cause d’un relâchement de la prévention ?

Jean-Marc : C’est vrai que depuis quelques temps on a mis en avant la charge virale indétectable, donc les gens on peut être moins peur, ils savent qu’il existe des traitements, que ça fonctionne, que c’est tout rose que c’est comme du doliprane. Mais on ne peux pas nier que malheureusement chez les homos compte tenu des pratiques, de l’usage de drogues, etc. les homo restent les plus touchés. On a l’impression que pour autant le message n’est pas passé.
Mathieu : Mais je ne pense pas que ce soit de la faute de la prévention, mais plutôt la responsabilité des gays qui ne se rendent pas compte qu’avoir une pratique sexuelle implique des responsabilités.
Jean-Marc : En même temps il y a aussi des homos qui en ont marre d’entendre parler du SIDA, des capotes, on comprend qu’il y ait de ras-le-bol, le désir d’une sexualité « normale »
Mathieu : Comme si le passé était un poids dont on voudrait se défaire, un héritage trop lourd.
Jean-Marc : Oui je pense que les jeunes en ont marre d’entendre parler de ça, ils veulent vivre. On le voit dans les lieux de rencontre : les backrooms, etc. Les gens viennent pour s’amuser, boire une verre. Ils n’ont pas si peur que ça, c’est ça qui est étonnant.

Jérémie, Jean-Marc et Mathieu
Jérémie, Jean-Marc et Mathieu

QUESTIONS LIBRES
TÊTU : Avez-vous des questions à poser à la génération qui vous fait face ?

Jean-Marc : Quelle est ta vision du SIDA Mathieu ?
Mathieu : Justement moi je culpabilise vraiment car je dirais que je me contente presque de me protéger systématiquement. Et je fais régulièrement des tests. À partir du moment où je sais que je suis hors de danger, enfin sûrement en me basant sur ma prudence et sur les résultats des tests, je ne m’informe pas tellement du VIH. Il m’arrive de lire des articles concernant l’avancée des recherches scientifiques ou des dépliants de sensibilisation mais je suis vite perdu au milieu de l’abondance d’informations... Je pense que je devrais davantage m’informer pour pouvoir faire face à une situation de crise, on ne sait jamais ce qu’il peut arriver.
Jean-Marc : Et du coup tu n’as pas peur du SIDA vu que tu te protèges ?
Mathieu : C’est pas parce que je me protège que je n'en ai pas peur, au contraire. Mais je devrais mieux m’informer sur ce qu’est réellement le VIH.
Jean-Marc : Il faut savoir aussi que tu ne te protèges pas que contre le SIDA mais contre d’autres IST, mais également les hépatites, etc. C’est une certaine hygiène en fin de compte.

TÊTU : Et toi Mathieu as-tu une question pour Jean-Marc ?

Mathieu : J’aimerais savoir si pour toi, qui a pu être témoin de l’évolution de la condition homosexuelle depuis quelques décennies, la législation sur le mariage pour tous est apparue comme naturelle, cohérente par rapport au combat mené jusqu’à présent ?
Jean-Marc : Moi je pense que c’est un truc qu’on peut choisir pour plusieurs raisons : symbolique, acter le fait qu’on s’aime, après il y a comme le PACS le fait de vouloir protéger son partenaire s’il nous arrive quelque chose et si on a des biens en commun, le mariage c’est aussi ça. Après il y a aussi adopter des enfants, faire la GPA. Moi je le ferais plus tôt pour des questions pratiques et matérielles. Après si on aime vraiment l’autre il y a une symbolique plutôt forte

TÊTU : On reste dans une société où le mariage a quand même une valeur forte.

Jean-Marc : Comme certains ressentent le besoin très fort de le faire devant Dieu, car leur union est très forte. Mais les couples homosexuels ne peuvent pas le faire, sauf dans les églises réformistes ou les synagogues réformistes.
Mathieu : Car moi je suis resté sur le paradoxe entre le statut d’homo qui pendant des années était celui d’un marginal opposé aux valeurs familiales, le même qui maintenant qu’il peut se marier, le fait pour pouvoir construire sa propre famille. Alors que pour moi il faudrait justement lutter contre les valeurs familiales traditionnelles qui empêchent l’évolution des mentalités.
Jean-Marc : Comme si l’homo voulait copier les hétéros.
Mathieu : Voilà, rentrer dans un moule. En même temps ça permet de montrer qu’un couple homo peut avoir les mêmes préoccupations qu’un couple hétéro : vouloir se marier, fonder une famille. Ça tend à mieux intégrer les homos d’une certaine façon.

TÊTU : Tu as l’impression que de proclamer le mariage pour tous c’était comme renforcer ces valeurs traditionnelles ?

Mathieu : Voilà ! Mais je relativise en me disant que ça n’est pas du tout une finalité et que le « mariage pour tous » n’est qu’un moyen parmi d’autres, les moyens qui l’ont précédé et les suivants, lesquels tendent vers l’acceptation de l’homosexualité dans la société. Parce que finalement d’un côté on s’en fout du mariage en lui-même, c’est simplement une façon de d’accorder aux homos les mêmes droits que les hétéros.

TÊTU : Pour qu’ils puissent être reconnus comme des citoyens à part entière, tout simplement !

Jean-Marc : Le week-end dernier je suis aller au mariage de deux de mes amis qui sont ensemble depuis plus de 20 ans et qui ont voulu sceller ça par le mariage. Ils auraient pu faire le PACS mais c’était le mariage qui était important pour eux.
Mathieu : Pour moi parfois le problème va au-delà de la différence homo/hétéro mais est à l’origine une question de valeurs presque archaïques encore trop présentes aujourd’hui et qui freinent le progrès social. Et c’est pour ça que le combat homosexuel rejoint le combat féministe pour atténuer les rôles qu’on donne dès la naissance aux filles et aux garçons.

TÊTU : Oui il faut déconstruire le modèle unique et heteronormé.

Jean-Marc : Et vu de l’extérieur pour un hétéro la question c’est « qui fait la femme ? ».

TÊTU : Ça montre bien qu’il y a encore beaucoup de gens qui ont une vision très binaire du couple, du genre et de la sexualité. Ça nécessite de faire un travail de fond pour changer les mentalités.

Jean-Marc : Et dans un couple hétéro qui fait l’homme et qui fait la femme ? Parfois on peut se poser la question...(rires).
Mathieu : Mais on peut tout de même relativiser comme ce qu’on disait au début car aujourd’hui les hommes font des choses qui pendant longtemps étaient des trucs de femme : la vaisselle, s’occuper des enfants, faire les courses, etc. sans que leur virilité soit remise en cause pour autant.
On le voit dès l’enfance. Aujourd’hui un garçon a beaucoup moins de choix à faire entre ce qui est réservé aux garçons et ce qui est réservé aux filles, la construction sociale est plus mixte on va dire, même s’il y a encore beaucoup de préjugés.

TÊTU : Merci à vous deux, messieurs, pour ce dialogue intergénérationnel riche et constructif, lequel met en lumière les avancées obtenues, l'évolution des mentalités mais également le long chemin qu'il reste à parcourir pour une plus grande tolérance et une meilleure reconnaissance des personnes LGBT.