censureEn Russie, le ballet Noureev censuré pour « propagande » homosexuelle.

Par Ambre Philouze-Rousseau le 12/07/2017
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Un ballet consacré au danseur homosexuel Rudolf Noureev a été reporté car il représentait une "propagande des valeurs sexuelles non traditionnelles."

Ce devait être un événement dans le monde de la danse. Le quotidien russe Kommersant parlait du ballet Noureev comme le « principal événement de la saison du ballet en Russie, et peut-être dans le monde. » Mardi 11 juillet devait avoir lieu sa première représentation au Bolchoï, ce qui constituait une grande première en Russie puisque aucun ballet n'avait encore été consacré au légendaire danseur Rudolf Noureev. Mais, contre toute attente, samedi 8 juillet, le directeur du Bolchoï, Vladimir Ourine, a annoncé son report « au mois de mai 2018 ».

« Propagande des valeurs sexuelles non traditionnelles »

La raison invoquée ? « Le ballet était mauvais (…) et pas prêt. » Même si l'annulation entraîne « une perte de réputation, la qualité du ballet est plus importante à nos yeux », a estimé Vladimir Ourine. Lundi 10 juillet, il s'est défendu d'avoir pris cette décision pour toute « autre circonstance ». Pourtant, le même jour, dans une dépêche supprimée depuis, l'Agence russe Tass avait cité un proche du ministre de la Culture qui lui prêtait les propos suivants : le ballet représentait une « propagande des valeurs sexuelles non traditionnelles. »
Dissident, Rudolf Noureev avait fui l'URSS en 1961. Mort du sida en 1993 en France, ce danseur sublime n'avait jamais fait mystère de son homosexualité. Il en est de même pour le metteur en scène du ballet, Kirill Serebrennikov, 47 ans. Si l'on ajoute à ces deux informations le fait qu'une photo du danseur nu devait être exposée durant le balai, s'en était visiblement trop pour les autorités russes.

La présence de représentants de l’Église orthodoxe

Depuis juin 2013, la loi russe prohibe en effet la "propagande homosexuelle". Le 20 juin 2017, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a condamné la Russie pour cette loi. Selon la Cour, cette législation a « renforcé la stigmatisation » des homosexuel·le·s et « encouragé l'homophobie, qui est incompatible avec les valeurs d'une société démocratique. »
Lors de l'avant première était présent le milliardaire Roman Abramovitch, proche de Vladimir Poutine. Le rédacteur en chef de la radio Echo de Moscou, Alexeï Venediktov, a également relevé la présence de représentants de l’Église orthodoxe habillés en civil. Après la représentation, « ils ont couru voir l'évêque de Tikhon », réputé être le confesseur attitré du président, raconte le journaliste.

Des perquisitions musclées

Au delà de l'accusation de « propagande » précédemment citée, le metteur en scène Kirill Serebrennikov était déjà dans le collimateur des autorités. Le 23 mai, celui qui est aussi le directeur de l'avant-gardiste Centre Gogol depuis 2012, a fait l'objet de perquisitions musclées. Les policiers ont fouillé son domicile et le Centre Gogol pour étayer des soupçons de détournement de fonds publics à hauteur de 200 millions de roubles, l'équivalent de 3 millions d'euros.
Le Centre Gogol a régulièrement connu des intrusions de la part des autorités. Le spectacle Otmorozki (Les ordures), adapté d'une nouvelle de Zakhar Prilepine sur des groupes de jeunes révolutionnaires, avait été contrôlé à plusieurs reprises par la police. Les autorités ont également interdit la diffusion du documentaire britannique sur les Pussy Riot dans l'enceinte du Centre.

Une pratique récurrente de la censure

En 2016, le réalisateur du très remarqué "Leviathan", Adreï Zviaguintsev,  dénonçait dans une tribune publiée sur le site Kommersant une pratique russe de la censure de plus en plus présente :

Il est tout à fait évident que la censure a bien pris pied dans l'espace culturel de notre pays. Il n'y a que des menteurs ou des ignorants qui peuvent nier cela.

Le 9 juillet, lors d'une représentation privée pour la fermeture estivale du Centre Gogol, Kirill Serebrennikov avait quant à lui lancé la tirade suivante  :

Les malheurs passent, les régimes changent, les personnalités aussi, l'art reste.

Les réactions émues

L'équipe, forte de plus de 600 personnes ayant travaillé pour le ballet, s'est émue de cette censure.
Le jour où devait se tenir la première représentation officielle, Kirill Serebrennikov a publié plusieurs photos, dont celle du danseur dénudé avec une pancarte « Bolchoï » pour masquer son sexe.

Aujourd'hui devait avoir lieu la première mais "Roudik" [diminutif de Rudolf, ndlr] ne peut pas exister sans liberté. Il s'est de nouveau envolé. Merci à tous pour votre énorme travail qui continue d'exister. Je vous aime ! Je suis sûr que Roudik est content de nous.

De son côté, Vladislav Lantratov, le danseur qui devait incarner le rôle principal du ballet, avait fait part de son enthousiasme à la suite de l'avant-première.

Merci Posokhova, Serebrennikov, Demutsky, les artistes du Théâtre du Bolchoï et toute l'équipe « Noureev » !!! Vous êtes les meilleurs !!! Ce soir, pour toujours dans mon cœur, mon histoire et l'histoire du Théâtre du Bolchoï ! Ce qu'il s'est passé aujourd'hui était magique! Inexplicable! Dans une telle situation quelque chose de plus qu'un simple spectacle naît !!! Merci !!!

Cet enthousiasme est vite retombé, après l'annonce du report du ballet, il a partagé ces quelques mots :

Les mots me manquent. Je commençais à aimer et à m’approprier le rôle. Tout prenait forme et c’est à ce moment-là que l’on te déracine de cette nouvelle “vie”… Le pire pour un artiste.

Le compositeur, Ilya Demutsky, a quant à lui partagé une vidéo "en mémoire" du ballet empêché. Un bon moyen pour se faire une idée de la qualité de ce tableau censuré.

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