modeJacques de Bascher : le grand amour de Karl Lagerfeld et Saint-Laurent

Par Jérémy Patinier le 11/07/2017
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Bascher, c’était l’épicurisme fait homme. Boire, se droguer, faire l'amour et bien s'habiller auront constitué la vie de comète de Jacques de Bascher, parangon jusqu’à la caricature du petit monde des arts et de la mode parisienne des années 70 et 80...

Avant sa chatte Choupette, Herr Karl avait eu un grand amour, un fêtard chic, une muse autant qu’un amoureux. Lagerfeld ne se remettra jamais vraiment de sa disparition des suites du Sida en 1989, à l’âge de 38 ans. “Le diable fait homme avec une tête de Garbo”, “odieux”, “parfait”, dit Karl Lagerfeld dans le livre de Marie Ottavi, Jacques de Bascher – Dandy de l’ombre, lorsqu’il évoque celui qui partagea sa vie – de façon platonique - pendant dix-huit ans. Sulfureux, décadent, démon autodestructeur pour Pierre Bergé. Le dandy absolu en cela qu’il n’a rien produit en dehors de lui-même, de son personnage. Son métier ? Mondain professionnel. Clubber entretenu dirait-on aujourd’hui.

L'art de ne rien faire, mais bien

Place Saint-Sulpice, le salon est nu, à l'exception de la grosse Harley-Davidson qui trône au milieu du parquet. Ses rétroviseurs sont tournés vers le haut, et chaque miroir sert de plateau à un généreux tas de cocaïne. Juste à côté, une paille et une lame sont à la disposition des invités. Jacques de Bascher reçoit.

On a redécouvert son existence en lisant, en 2008, Beautiful People, le livre d’Alicia Drake (dont est extrait la citation ci-dessus). La journaliste y dessinait les vies parallèles de Lagerfeld et de Saint Laurent. Jacques de Bascher ayant été simultanément le grand amour de l’un et la grande passion de l’autre.
"Je le vois comme une comète, explique le réalisateur Bertrand Bonello qui a confié à Louis Garrel le rôle de Bascher dans son film retraçant la vie de Saint Laurent. Pas vraiment de passé, no future. Du présent pur. Et en cela, ne laissant pas de traces. Il ne laisse rien, aucun héritage, aucune œuvre, pas d’écrits, pas de dessins. Seuls des témoignages intimes, tous fascinés.”

Un personnage proustien, dilettante et fourbe, une allure émaciée, une fine moustache rétro, habillé comme un prince viscontien. On dit de Bascher qu’il dominait sa sphère par sa culture, fascinait par son érudition malade, son goût du rare, transcendait par sa façon de parler bourrée de mots précieux qui rappelaient les salons d’Antan.

Il sa fait appeler Jacques de Bascher de Beaumarchais, même si la particule a été refusée à sa famille de petite noblesse. Cela ne l’empêchera pas de jouer les grands de ce monde et les intrigues de cour.

« Il était le Français le plus chic que j'aie connu, raconte dans le livre Karl Lagerfeld, qui pour la première fois a accepté de se livrer longuement sur celui qui fut son compagnon et le seul amour de sa vie. « Jacques de Bascher jeune, c'était le diable avec une tête de Garbo (…). Il s'habillait comme personne, avant tout le monde. C'est la personne qui m'amusait le plus, il était mon opposé. Il était aussi impossible, odieux. Il était parfait. Il a inspiré des jalousies incroyables. »
Avec Karl, pendant 18 années, Jacques forme un couple où le sexe ne joue aucun rôle (Lagerfeld jure qu’ils n'ont jamais couché ensemble), sans jalousie ni possessivité, où « paye celui qui a l'argent » comme le déclare élégamment le Maître de Chanel. Dans son livre, Marie Ottavi détaille son quotidien :

Chaque jour, Jacques de Bascher déjeune aux Deux Magots ou chez Lipp, toujours à la même table. Il retrouve dans ce minuscule triangle germanopratin l’ensemble de la faune qu’il recroisera le soir venu. Ses journées suivent un rituel immuable. Lorsqu’il rentre chez lui après le déjeuner, il fait une sieste puis se rend chez Carita, où Monsieur Guy, coiffeur de feu Gérard Philipe, se charge de sa nuque. Quand il ne prend pas soin de son apparence, il va au cinéma, fait du shopping, prend le thé chez une comtesse ou reçoit un amant. Vers dix-sept heures, il repart vers l’Odéon et s’installe au Dauphin, rue de Buci. Il y joue au flipper et y achète les substances nécessaires à la prochaine nuit. Puis il se rend chez Karl Lagerfeld avant de rentrer se préparer pour sa soirée et de filer vers le Flore, l’antichambre de la nuit, à quatre minutes de chez lui.

Moratoire noir

De Jacques de Bascher, il reste dessins et photos. De lui. De ses fêtes. Du Palace, où il donne une somptueuse fête vénitienne, où Bascher porte une coiffe en forme de pont du Rialto. De celles où travestis, on fête l’anniversaire de Kenzo en mars 1978. En 1981, dans ses chroniques du Matin de Paris, Jean-Michel Gravier raille gentiment les fiançailles surcocaïnées de Jacques avec sa plus vieille amie, la princesse Diane de Beauvau-Craon : “… où que l’on sorte, le ‘distingay’ se pousse du coude”.

Ombre étincelante de la nuit, un dessin d’Hockney le représente en 1975 les traits presque effacés, invisibles. On parle encore dans les dîners en ville d’aujourd’hui de cette nuit du 24 octobre 1977. 1500 personnes toutes plus snobs les unes que les autres ont respecté le dress-code "tenue tragique noire absolument obligatoire", invitées par de Bascher à cette soirée « Moratoire Noir », à la Main Bleu de Montreuil. Ils vont assister, médusés, à la prestation d'un couple sur scène s'adonnant aux joies brachiopratiques (autrement dit, un fist-fucking).
Il n’en a que faire, depuis l’automne 1973, le Tout-Paris qui compte a fait de lui sa coqueluche.

A la croisée des deux monstres

Saint-Laurent, après 15 ans d’amours tumultueuses avec Bergé, cherche de nouvelles passions. Son ami Clara fait l’entremetteuse. Elle l’invite à des défilés durant lesquels le créateur n’a d'yeux que pour le jeune effronté. Certains jours, l’appartement de Jacques est impraticable tellement Yves Saint-Laurent l’a couvert de fleurs. Pour le remercier, le jeune homme l’emmène dans les bars louches et les saunas du Palais Royal… jusqu’à le posséder, le contrôler, le séquestrer parfois, dans une armoire où Saint-Laurent suffoque, raconte t-on…

Karl et Yves aiment que Jacques leur parle crûment, sans ambage et avec talent. Ils n’aiment rien de plus que dominer leur monde et être mis à l’épreuve dans leurs vies privées. Mais en vivant une passion secrète avec Saint-Laurent, De Bascher réveille le monstre jaloux qui sommeille en Pierre Bergé, et aiguise la guerre froide avec Lagerfeld. Et se faisant multi-désirer,  il fait éclater en deux gangs opposés le petit milieu qui jusque là s’enivrait ensemble de tous les excès… La hâche de guerre entre les deux stars de la mode, c'était lui.

Disparition du vide

Mais à cette époque, les clubbers se cachent pour mourir. Peu à peu, il disparait de la nuit sans davantage réapparaitre le jour. Atteint du sida depuis 1984, épuisé par dix ans d’excès, Jacques de Bascher se dissout le 3 septembre 1989.

Et quand on a laissé derrière soi que l’œuvre de vivre, c’est la légende qui reste et qui s’écrit dorénavant… 33 ans plus tard, il reste enfin quelque chose de tangible de Jacques, des souvenirs qu'on confie pour ne pas l'oublier, une postérité par la grâce de ceux qui l'ont aimé, ou détesté. La frivolité qui sied tant aux livres, tant ils savent dévoiler les parts d'ombres de ceux qui ont eu si peur et envie de vivre qu'ils fascinent bien au delà de leurs vies... Sa légèreté est désormais gravée dans le papier, autant que dans le coeur de ses amants...

À LIRE : Marie Ottavi, Jacques de Bascher, dandy de l'ombre (Editions Séguier)

Retrouvez le premier épisode de notre série "Grand amour" :

Photo de couverture : Aux Bains Douches, 1978 © Philippe Morillon.

Article mis à jour le 19 février 2019 à 14h10.