Marche des fiertésJonas Gardell, prophète en son pays : le romancier qui fait pleurer la Suède

Par Adrien Naselli le 17/09/2016
Jonas Gardell

Son roman N’essuie jamais de larmes sans gants est un immense succès. Jonas Gardell a bouleversé la Suède avec une histoire d’amour gay dans les années sida.

Presque inconnu en France, Jonas Gardell est une immense star en Suède. Humoriste et écrivain, il est marié à l’animateur de télévision Mark Levengood, aux manettes entre autres du L’Amour est dans le pré local, de l’Eurovision et d’émissions pour enfants ultra-populaires. Jonas Gardell est aussi humoriste ; on pourrait le comparer à Laurent Ruquier en France. Un Laurent Ruquier qui aurait été hors du placard et ambassadeur des luttes LGBT dès sa jeunesse tout en demeurant une personnalité publique de premier plan – au même rang de popularité que la princesse héritière Victoria de Suède, qui lui remit d’ailleurs le prix de l’ «Homo de l’année» en 2013 après un discours poignant, rencontre au sommet qui fit les gros titres de la presse scandinave.
Son roman à succès (500.000 exemplaires vendus selon le communiqué de presse, un score difficilement atteint en France même pour les blockbusters de la littérature) a même été adapté en série télé diffusée à l’heure de Plus belle la vie. Pourtant N’essuie jamais de larmes sans gants parle du sida dans les années 1980. N’essuie jamais de larmes sans gants, c’est l’ordre qu’on donnait aux infirmières qui s’occupaient des premières personnes qui mourraient du sida de peur qu’elles soient contaminées.
À l’occasion de sa venue en France pour la sortie du livre, TÊTU a rencontré cet homme étonnant, véritable prophète en son pays. Le couple qu’il forme avec Mark Levengood a servi d’argument à l’Assemblée lors des débats pour l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Quand je prends place face à lui, dans la canicule parisienne de l'été indien, mon œil est attiré par le tatouage qui dépasse de la manche de son tee-shirt : « Mark ».

Jonas Gardell
Jonas Gardell à Paris / © Shani Grumbach
ingaproduction

TÊTU | Est-ce la première fois que vous mettez en scène une histoire d’amour entre deux garçons dans un livre ?
Jonas Gardell | Mon tout premier roman, en 1985, parlait déjà d’une relation amoureuse entre deux garçons. À l’époque, c’était tellement inhabituel d’avoir un roman suédois sur un tel sujet que la presse s’est déchainée en titrant : « Le mauvais goût se montre dans les romans ».
500.000 exemplaires vendus du livre aujourd’hui et une critique unanime : comment les choses ont-elles pu changer à ce point en moins de trente ans ?
C’est fou, les journalistes parlent désormais d’un classique de la littérature. Ils évoquent « le grand œuvre de Jonas Gardell ». Je pense que ce livre sera encore lu dans cent ans et transmis de générations en générations. On a fait du chemin, et du bon. Mais chaque voyage commence par un premier pas. En 1985, quand je suis entré en littérature, j’étais déjà « mister gay », le seul gay du village. Aujourd’hui plein d’acteurs, des footballeurs ont fait leur coming out mais moi j’étais seul.
C’est étonnant car vous revenez justement dans N’essuie jamais de larmes sans gants sur ces années 1980. Vous parlez d’un devoir de mémoire sur les années sida ; pouvez-vous nous en dire plus ?
C’est une question compliquée ; vous allez donc avoir une réponse compliquée (rires). Beaucoup de personnes m’ont demandé : « Pourquoi il t’a fallu 25 ans pour écrire cette histoire ? » C’est en partie car le sida est une maladie qui parle de la honte. On mentait sur les raisons pour lesquelles les hommes mouraient. Des amis à moi n’ont pas pu venir à l’enterrement de leurs propres copains. On était enterré dans le silence, en fait. Dans le milieu des années 1990, quand les trithérapies sont arrivées, plus personne ne voulait parler des pédés qui mouraient. On voulait aller à la gay pride, défiler avec nos drapeaux arc-en-ciel, être heureux. Je pense qu’on a besoin d’une distance dans le temps pour regarder à nouveau un événement et en comprendre les motifs. Quand je regarde trente ans en arrière, avec l’expérience que j’ai aujourd’hui d’une tolérance et d’un respect relatifs, je ne peux qu’être scandalisé. Mais à l’époque, on n’avait jamais été traité autrement. Nous n’étions pas choqués du sort qu’on nous réservait. Un jour, quand Mark et moi sommes allés chez Ikea acheter l’étagère Billy comme tout le monde, le vendeur a été choqué de nous voir ensemble. Il nous a menacés avec des couteaux, la police est venue sur place et elle a pris la défense du vendeur : « Ecoutez, il faut comprendre le sentiment de dégoût de ce vendeur ». La police a refusé d’agir en notre faveur. Mais on ne s’attendait pas à autre chose.
Vous étiez déjà connu à l’époque ?
Oui. Marc est devenu une personnalité publique. Donc très vite, il y a eu d’un côté la personnalité Jonas Gardell, de l’autre la personnalité Mark Levengood et le couple Jonas et Mark pour tout le monde. Aujourd’hui nous comptons parmi les couples les plus appréciés en Suède, avant la princesse Victoria et son mari Daniel.
Nous avons une image très idyllique des rapports sociaux dans les pays du Nord de l’Europe. Est-ce la réalité et comment voyez-vous la situation française depuis la Suède ?
Oui, les Suédois ont aussi cette image d’eux-mêmes. Quand la Suède a introduit le mariage pour tous [en 2009, ndlr], très peu de monde était contre, il y avait consensus. Un des arguments en sa faveur au Parlement a été : « Pourquoi Mark et Jonas n’auraient pas le droit de se marier ? » Et comme Mark est présentateur d’une émission de télé pour enfants en Suède, les enfants disaient : « Pourquoi Mark n’a pas le droit de se marier avec son copain ? »
Au début du livre, vous présentez les deux familles. Les deux personnages de mères sont tendres et différents : l’une est témoin de Jéhovah, plutôt détachée de son fils, et l’autre très protectrice… Vous êtes-vous identifié à l’une ou l’autre des familles ?
Cela me fait très plaisir que vous ayez noté que les deux mères sont pleines d’amour pour leurs fils. Si j’avais présenté des parents monstrueux, ça n’aurait pas fonctionné. J’ai au contraire voulu montrer des parents qui aiment leurs enfants, même si à un moment donné l’une des mères ignore son enfant. Il est important de savoir que tout ce que je raconte dans ce roman est vrai. Les personnages sont fictionnalisés mais chaque élément est inspiré de la réalité.
La scène du départ du village est récurrente dans la littérature gay. Je voudrais vous poser une question sur l’aspect lacrymal du livre. Beaucoup de sentiments sont convoqués en même temps dans l’incipit : le départ, la mort probable du compagnon, les parents… Avez-vous voulu faire pleurer ?
Mes amis qui avaient le sida à l’époque n’avaient même pas la permission d’aller à l’hôpital. Ils ne pouvaient pas aller chez le dentiste. Ils sont morts de froid, dehors. Ils ont été reniés par leurs familles. Et quand ils sont morts, on les a mis dans des sacs plastiques. On les a oubliés. Je voulais que toute la population suédoise regrette d’avoir fait ça et porte le deuil de ces gens-là. Qu’ils soient tristes. Et c’est exactement la réaction qu’on a eue en Suède : par exemple sur Twitter ou sur Facebook les gens écrivaient : « J’ai de la peine pour Rasmus et Paul ». Après la sortie du livre, la famille de deux personnes décédées dans les années 80 m’ont écrit « Merci ». Je tenais à ce que les lecteurs éprouvent des sentiments et donc qu’ils pleurent. Cette émotion a même été transformée en série télé. Quand il y a eu l’adaptation [Snø  en français, succès historique en Suède puisque les épisodes ont été regardés par un téléspectateur sur deux], même à l’école, à la première heure de cours, les profs reparlaient de l’histoire pour que les enfants comprennent ce qu’il se passe dedans. Les maisons de retraite ont retardé l’heure du coucher pour que les vieux puissent regarder.
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