Pierre BergéPierre Bergé en 2008 : "Un jour, j'irai retrouver Yves sous les palmiers marocains"

Par têtu· le 08/09/2017
Pierre Bergé Yves Saint Laurent

Yves Saint Laurent s'était éteint le 1er juin 2008. Pierre Bergé est mort ce vendredi 8 septembre. Le directeur de TÊTU avait alors consacré un numéro spécial à l'amour de sa vie. Nous publions ici l'hommage qu'il avait écrit en ouverture du magazine.

Cette histoire

« Cette histoire, c’est l’histoire d’un amour ». Ainsi débutait une chanson des années 60. A cette époque, Yves Saint Laurent et moi venions d’ouvrir une maison de couture. Cela n’avait pu se faire que parce que l’amour qui nous liait nous avait fait oublier tous les dangers. En 1958, lorsque je l’avais rencontré, je vivais depuis huit ans déjà avec Bernard Buffet. J’avais connu avec lui de belles années et loin de moi l’idée de les renier; il devait très vite devenir un des peintres les plus célèbres de ce temps –je n’ai pas dit les plus grands- et je ne savais pas qu’un jour le destin allait me faire signe et placer sur mon chemin un garçon avec lequel j’allais tout partager pendant cinquante ans.
De fait, l’arrivée d’Yves bouscula tout. Sinon, comment aurais-je quitté Bernard et serais-je parti avec lui ? Dès le début, tout fut simple. Nous ne nous dîmes jamais que nous allions incarner un couple d’homosexuels « libres et sans complexes » mais, sans nous le dire, c’est ce que nous fîmes. Déjà, Bernard et moi n’avions rien dissimulé. Il est vrai que nous vivions loin de Paris et que nous étions moins exposés. Avec Yves, c’était autre chose. Pourtant, nous n’avons jamais transigé, jamais menti.
J’ai connu Yves en 1958, le jour de sa première collection chez Christian Dior. D’autres ont déjà raconté cette matinée. Trois jours plus tard nous fûmes invités à dîner, Buffet et moi, par Marie-Louise Bousquet – à l’époque une égérie de la mode – pour rencontrer Saint Laurent. Six mois après, notre relation s’installait. Comme tous les couples nous connûmes des orages. Yves traversa des moments difficiles entre les dépressions nerveuses, l’alcool, la drogue. De mon côté, j’ai toujours su que je devais être auprès de lui et que j’avais la responsabilité de notre maison de couture. Je n’avais pas de mérite : je l’aimais. Je l’aidais à dominer ses peurs et si un jour nous avons décidé de vivre séparés, nous ne nous sommes jamais séparés. Pas un jour sans qu’on se téléphone. Des quatre coins du monde. Nous avons tout partagé, les angoisses, les espoirs, les joies mais aussi les maisons, les tableaux, les objets d’art. Parfois les amants. Non seulement nous n’avons jamais rien caché, mais nous avons revendiqué notre sexualité. Yves n’était pas un militant, pourtant il pouvait se confier, évoquer son adolescence, déclarer dans une interview qu’être homosexuel à Oran c’était comme être un assassin et raconter à quel point il avait été persécuté. Moi, j’étais plus engagé, je croyais aux droits de l’homme, à tous les droits. J’ai toujours prétendu qu’être homosexuel c’était comme être gaucher, une manière de vivre sa sexualité. Rien ne nous touchait davantage que de recevoir des témoignages qui nous remerciaient d’avoir ainsi exposé notre vie et permis à d’autres de vivre la leur. Pourtant nous détestions le communautarisme.
Un jour, nous nous sommes pacsés. C’était la suite logique. En avril 2007, j’ai appris qu’il était atteint d’une tumeur au cerveau. Un glioblastome incurable. J’ai partagé ce secret avec Philippe, un ami très proche qui avait pris Yves en charge, et avec quelques rares intimes. Nous ne le lui avons jamais dit. A quoi bon ? Il s’est éteint le 1er juin 2008. Sans souffrir. Ses cendres ont été dispersées par des amis venus de partout dans la villa Oasis à Marrakech, notre maison. Une stèle a été érigée à sa mémoire dans le Jardin Majorelle qu’il aimait tant et qu’il avait contribué à sauver. Un jour, j’irai le retrouver sous les palmiers marocains et la boucle sera bouclée.
Quand je pense à lui, je le revois ce matin-là, ruisselant de gloire. Oui, je revois ce jeune homme grand et maigre, au regard de myope, qui devait me prendre par la main et m’emmener. Il faut se méfier des timides, ce sont eux qui ont le plus de force.

Pierre Bergé

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Photo de couverture : Pierre Bergé et Yves Saint Laurent en 1976, dans le jardin de leur maison marocaine. Publiée dans le numéro 135 de TÊTU (juillet/août 2008) © Pierre Boulat