A-WA, trois sœurs qui bâtissent un pont entre les cultures et les générations

Par Adrien Naselli le 29/05/2016
Yémen,A-WA

Le premier disque d’A-WA, trois sœurs qui mêlent l’arabe des Juifs du Yémen aux sons électro-hip-hop du producteur Tomer Yosef, est dans les bacs depuis vendredi.

 
Vous reprenez des chansons traditionnelles entendues pendant votre enfance. Ce sont vraiment celles que chantait votre grand-mère ?
Oui, elles viennent du Yémen. Là-bas, les femmes juives avaient une vie séparée culturellement et spirituellement des hommes : ceux-ci menaient une vie très religieuse, alors que leurs femmes passaient leur temps avec les femmes arabes. Elles ne savaient ni lire ni écrire et ont dû créer leur propre folklore, leurs fêtes, leurs chansons. Elles ont réussi à transmettre cette tradition orale à travers les générations, entre femmes. Quand elles sont arrivées en Israël, elles ont pu enregistrer ces chansons donc nous avons des souvenirs très forts de notre grand-mère qui cuisinait en chantant.
C’est d’ailleurs ce qu’on voit dans le clip de « Habib Galbi », sauf qu’au lieu de votre grand-mère, c’est vous qui cuisinez.
Ces femmes ont créé leurs chansons en travaillant, c’est-à-dire en cuisinant, en s’occupant des enfants. Elles composaient des chansons pour chaque aspect de la vie : les mariages, les enterrements, les naissances...
Pouvez-vous nous dire de quoi parlent ces chansons en langue arabe ? Je crois qu’il s’agit en fait de chansons plutôt tristes, comme votre single « Habib Galbi »
Cela veut dire « Amour de mon cœur ». Cette chanson est une sorte de malédiction lancée par une femme sur l’homme qu’elle aime. Ce sont des chansons très tristes, mais elles arrivent à dépasser la tristesse par le rythme. Et puis elles ne parlent pas que d’amour : au Yémen, les femmes étaient des citoyens de seconde zone. Elles ne pouvaient pas dire ce qu’elles pensaient en public, alors elles exprimaient leurs rêves entre elles. Ceci dit, les hommes savaient qu’elles entretenaient cette tradition.
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Quelles sont les différences entre vos grand-mères et vous ?
Nous pouvons porter ce que nous voulons, dire ce que nous voulons. Nous révélons ces chansons au grand jour alors qu’elles ne sortaient jamais du cercle privé. Nous proclamons qu’on a le droit d’être qui l’on veut, que l’on soit un homme ou une femme. Et puis nous sommes Israéliennes et chantons dans un dialecte arabe. Nous voulons que les gens se sentent bien dans leur peau. Finalement, c’est un peu la philosophie de votre magazine, pour les garçons qui aiment les garçons… nous disons : soyons honnêtes et célébrons nos identités !
Et les différences entre vos mères et vous ? Êtes-vous parfois confrontées à des manifestations d’hostilité ?
Nous sommes plus confiantes dans notre féminité. Nous avons grandi dans des temps tellement différents. Mais notre mère et notre grand-mère nous soutiennent. Pour le reste, nous nous concentrons sur les bons retours. Certaines personnes veulent à tout prix conserver les traditions mais heureusement, ceux à qui ces chants ont manqué dans notre communauté sont ravis de les retrouver et nous parvenons à créer un pont entre les générations.
Que pensez-vous des icônes contemporaines de la pop comme Madonna ? Sont-elles des sources d’inspiration pour vous ?
Bien sûr ! Toute personne qui affirme clairement son identité nous inspire. Nous militons pour la libération des mœurs. Nous soutenons celles qui changent les codes de la société et qui annulent les barrières entre les genres. Nous écoutons Madonna, Prince. Beyoncé est un bel exemple d’affirmation de son identité. Ce sont toutes et tous de bons musiciens dotés d’un esprit puissant.
Comment c’est, de travailler et de vivre avec ses sœurs 24 heures sur 24 ?
[Tagel, la cadette, 26 ans] Pour moi, la plupart du temps, cela facilite les choses d’avoir mes sœurs avec moi car il est parfois difficile d’être sur la route, loin de la maison pendant de longues périodes. Mais il nous arrive évidemment de ne pas être d’accord : on essaye de s’écouter les unes et les autres.
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Sur scène, vous proposez un spectacle dynamique et joyeux face à un public très mélangé [A-WA a présenté son album sur la scène de la Gaité lyrique jeudi dernier, NDLR]. Est-ce une étape importante pour vous ?
Oui ! Nous aimons faire danser les gens. La scène est toujours allée de pair avec l’enregistrement pour nous. À chaque fois que nous montons sur scène, c’est comme la première fois.
Vous menez un travail sur votre image, dans un univers très coloré. Où trouvez-vous vos vêtements ?
Ceci [Haim, l’aînée, montre sa robe] vient du Maroc. Nous aimons les broderies. Nous mixons les djellabas avec des vêtements de friperies vintage. Nous avons aussi quelques éléments de style hip-hop. Notre style est à la fois hipster et bohémien.
Dans le clip de Saad Lamjarred [« LM3ALLEM », vu plus de 300 millions de fois au Maghreb], on reconnait un style similaire au vôtre.
Oui ! Vous avez l’œil, si vous avez repéré ça. Les tenues ont été designées par le même couturier que le nôtre, Hassan Hajjaj.
« Habib Galbi » est populaire dans les clubs gays. En Israël, il y a une vie gay importante avec une Marche des fiertés célèbre chaque année. Etes-vous familières de cet univers ?
Oui, nous avons beaucoup d’amis dans ce milieu. La scène gay à Tel Aviv est similaire à celle de Paris. C’est plus compliqué à Jérusalem qui est une ville beaucoup plus religieuse. À Tel Aviv les drag shows sont populaires : le groupe Arisa nous a d’ailleurs invitées à chanter lors de l’une de leurs soirées. Elles font du lipsing [un playback très travaillé, NDLR] avec des chorégraphies incroyables.
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Comment expliquez-vous cette affection des gays pour votre travail ?
Dans notre clip, il y a cet homme muni d’un fouet. Il incarne le patriarcat et la tradition. Nous nous libérons de lui, nous courons pour retrouver les garçons qui dansent, et nous dansons exactement de la même manière qu’eux. Le rose de nos djellabas symbolise l’amour universel, un message optimiste : vous pouvez briller même dans le désert !
Votre producteur, Tomer Yosef, Yéménite lui aussi, a contribué à préciser votre musique.
Nous voulions un musicien que nous apprécions, connu à l’international, et qui comprendrait la musique yéménite. Il nous a aidées à passer au niveau supérieur. Il est notre partenaire dans le groupe A-WA donc nous travaillerons de nouveau avec lui.
Une question politique pour finir : le Premier ministre israélien a demandé cette semaine à notre Premier ministre, Manuel Valls, de l’inviter avec le président palestinien pour l’organisation d’une « conférence pour la paix ». Êtes-vous engagées dans ce conflit ?
Nous ne sommes pas des politiciennes, mais bien sûr nous voulons la paix. Nous détestons cette situation délétère. Ce n’est pas drôle de vivre au milieu de ce conflit. Les gens à l’extérieur croient avoir tout compris, mais ils ne le vivent pas au quotidien. C’est plus compliqué que ça en a l’air. Ce que nous apportons en tant que musiciennes est cette opportunité d’apprendre à accepter l’autre. C’est notre manière d’être engagées. Nous sommes Juives et nous avons des origines arabes. Nous recevons de nombreux messages d’Israéliens, de musulmans. Cela montre que toutes ces barrières n’existent pas.
 

Album Habib Galbi sorti le 27 mai
A-WA fait la tournée des festivals cet été et elles seront en concert le 6 décembre 2016 à l’Élysée-Montmartre.