Pride"Lesbienne ce n’est pas un gros mot." TÊTU·E était à la première Conférence européenne lesbienne*

Par têtu· le 26/10/2017
European Lesbian* Conference Conférence européenne lesbienne

Un "tsunami" de plus de 500 lesbiennes* a déferlé sur une ancienne usine à pain du quartier mi-populaire mi-artistique de Vienne, début octobre. Retour sur la European Lesbian* Conference.

Par Clémence Allezard
Elles s’appellent Mariella, Silvia, Biljana, Mihaela, Maria, Luise, Olena, Alice, Leila, Michaela, Ewa, Anastasia, Aurora, Pia, Maren, Ilaria, Dovile, Maren, Katrin, Rhonda, Elisabeth, Lepa, Eva, Lonneke, Giovanna, Ulrike, Renate, Isabelle, Phyll, Faika, Camila, Attilia, Angelika, Hilary, Susan, Natasa, Natalia, Nina, Karin, Kika, Marta, Bess, Ketsia, Christine, Laura, Flora, Vesna, Danica, Gabriele, Daniela, Joyce, Alice, Joëlle, Mima, Vera, Patricia, Marie-Liis, Hazalimu, Elise, Maia, Magdalena, Joanna, Barbara, Andrea, Martha, Marion, Chris, Bella, Tara, Sarah, Annette, Diana, Mariam,
Happy Mwende, Hengameh, Linda, Karin, Irene, Tatiana, Miriam, Claudia, Katharina, Alisa, Agnes, Zhanar, Regina, Joana, Corinne, Antu, Zoya, Mercy, Flora, Yarden, Masha, Faina, Naomi, Ece, Alast, Durga, Jennifer, Raila, Julianna, Seçin, Aylime, Bess, Enrica, Derya, Irene, Kseniya, Dodo, Francis, Finn, Chris, Luan, Anna, Lin, Stefanie, Evgenia, Terry, Karima, Gabi, Ceren, Nina, Léa....
Elles viennent de Serbie, de Suisse, d’Allemagne, de Russie, de Macédoine, de France, de Pologne, du Canada, de Nouvelle-Zélande, de Turquie ou encore du Kazakhstan. L’acception de l’Europe est large, ce qui les réunit ici a peu à voir avec leur nationalité, si ce n’est quand il est question des situations de chacun·e dans leurs pays respectifs : répression, discriminations, lesbophobie, invisibilité, égalité des droits, accès à la procréation médicalement assistée, modes d’actions ou activismes. Et dans un contexte de montée des nationalismes en Europe, très présent dans les
esprits, on comprend qu’à cette Conférence européenne lesbienne* organisée du 5 au 8 octobre 2017, il sera peu question d’une quelconque "identité nationale" : “On n’est contre les nationalités... Je viens de Lesbian-land !”, ironise Biljana Ginova, l’une des organisatrices de la conférence, activiste lesbienne en Macédoine, où elle a fondé l’association LezFem.
“C’est un tsunami de lesbiennes”, commente avec facétie une participante, en marge de la première discussion "plénière" consacrée à l’histoire du mouvement lesbien en Europe. Un "tsunami" de plus de 500 lesbiennes* réunies dans la "BrotFabrik", une ancienne usine à pain du quartier mi-populaire mi-artistique de la capitale autrichienne, Favoriten. Une conférence à mots d’ordre, ceux des organisatrices, déjà : "AGIR, TRANSFORMER, RÉFLÉCHIR, CONNECTER" qui dictent les thèmes et la répartition des séances plénières et des ateliers qui rythment les deux jours à proprement parler de la conférence. Et d’autres mots que l’on entend beaucoup, d’ateliers-discussions en "lesbian cruising", de déjeuners véganes en marche lesbienne dans les rues de Vienne : invisibilité, "safe space", transmission et inclusion. C’est de ceux-ci dont nous partirons, pour raconter ces quelques jours où ont été posées de nouvelles pierres à l’édifice du mouvement européen lesbien.

Invisibilité : “Lesbian is not a dirty word, “Lesbienne n’est pas un gros mot

“Je pensais que j’étais la seule”, déclare Vera Kurtic qui se présente comme “féministe radicale et lesbienne rrom”. Originaire de Serbie, elle est l'auteure notamment de Džuvljarke, un ouvrage sur l’invisibilité des lesbiennes rroms. “C’est en rencontrant d’autres lesbiennes que j’ai pu (me) le dire : je suis lesbienne”. Que change le fait d’avoir une première ministre ouvertement lesbienne – Ana Brnabic – dans son pays ? Pour elle, pas grand-chose : “Je ne la considère pas comme mon alliée, politiquement déjà, mais aussi, elle ne se dit pas "lesbienne", mais "gay". Alors, oui bien sûr, il y a une voix en moi qui me dit "c’est que c’est trop dur à dire", mais quand même, cela me déçoit”. Et d’ajouter : “Elle n’est militante pour aucun droit des minorités, se fiche des plus précaires, des ouvriers dont elle veut fermer les usines... Pour moi, - elle s’interrompt, comme pour nous préparer à cette petite provocation - ça résume tout : elle est "gay", et moi, je suis "lesbienne"”. Mais pourquoi le mot "lesbienne" semble être imprononçable ? L’activiste rrom n’a pas de réponse universelle, mais pour elle :

C’est que les femmes ont peur d’être discriminées, que cela soit "offensant", pour elles, pour les autres. Et pour les lesbiennes rroms, invisibles parmi les invisibles, le mot ne vient simplement pas. Les femmes utilisent le pronom "ça". Ce que cela signifie c’est que "ça" n’existe pas.  "Ça" ne nous permet pas de nous constituer, en tant que sujet social et politique et de revendiquer nos droits.

Au gré des discussions, et des pancartes aperçues lors de la "marche lesbienne" du samedi, telle que celle floquée du slogan "lesbian is not a dirty word", l’importance de nommer et de la terminologie se fait jour, elle apparaît même cruciale. Dire "lesbienne", ce mot qui semble sonner comme une insulte pour beaucoup. On pense alors, un peu malgré nous, à cette prouesse du premier ministre français Edouard Philipe lors de L’émission politique, celle de ne jamais prononcer le mot "lesbienne" alors qu’il est questionné sur l’ouverture de la PMA aux couples de lesbiennes et aux femmes célibataires, lui préférant l’expression "couples féminins"... CQFD.

"Lesbienne ce n’est pas un gros mot." TÊTU·E était à la première Conférence européenne lesbienne*
Marche Lesbienne à Vienne, Autriche le 7 octobre 2017 / ©Elise Braun

 
Les récits se succèdent et se ressemblent, peu importe la nationalité de l’émettrice : pas ou si peu de femmes artistes, cheffes d’entreprises, politiques, personnalités publiques, ouvertement lesbiennes, que l’on soit en mesure de nommer. L’une d’entre elles, l’une des rares femmes politiques out, a toutefois répondu présente, et pour cause, elle est ici chez elle. Ulrike Lunacek était la candidate du parti vert autrichien aux élections législatives. Avant son discours lors de la cérémonie d’ouverture le jeudi soir, elle nous accorde quelques minutes, dans un français parfait : “Quand j’étais au lycée, il y a 40 ans, le mot "lesbienne" n’existait pas. Je ne le connaissais pas. Et quand j’ai fait mon coming out il y a 25 ans, il n’y avait
personne, avant d’ajouter, dans un sourire, officiellement...” Pour elle, “cette conférence est essentielle car nous manquons encore de droits et des mouvements nationalistes et fondamentalistes renaissent partout dans le monde et nous disent "nous ne voulons pas que vous soyez visibles, que vous ayez des enfants, que vous vous mariez". C’est d’autant plus important d’avoir un espace comme ça, de visibilité pour s’organiser politiquement mais aussi pour célébrer nos existences”. Se retrouver pour s’organiser et selon Ulrike Lunacek “pour que les lesbiennes sachent constituer des réseaux, comme les hommes, gays ou hétéros.” Cette importance de "nommer", manifestée par nombre de participantes et oratrices, est au cœur même du projet – et du nom – de la conférence : "European Lesbian* Conference". Lesbienne, avec un astérisque.
Les organisatrices s’expliquent dès leur message de bienvenue : “À propos du terme "lesbienne" : notre but est d’organiser une conférence inclusive. Nous insistons pour l’appeler une conférence lesbienne bien que nous reconnaissions que comme toute catégorie ou label, il peut être contesté ou insuffisant pour décrire la diversité de nos communautés [...] cependant, utiliser le mot "lesbienne" fait partie de notre lutte en matière de visibilité, d’« empowerment » et de représentation. Donc nous utilisons "lesbienne" avec un astérisque dans le titre European Lesbian* Conference afin d’inclure quiconque s’identifiant comme lesbienne, féministe, bie ou queer, et tou·te·s celles et ceux se sentant connecté·e·s à l’activisme lesbien”. Ce label fait débat au sein même des participantes, ainsi Ece, orat·eur·rice de l’atelier "Dyke it yourself" sur l’activisme lesbien, qui se définit comme "gender-fluid" (non binaire, dirait-on en français), ne s’identifie pas aisément à cette "catégorie" mais reconnaît toutefois que “le mot "lesbienne" est politique et le langage c’est du pouvoir, cela détermine qui est inclus et qui ne l’est pas. Les lesbiennes doivent être incluses, et puissantes.” Raison pour laquelle "lesbienne" figure dans le nom du collectif qu’iel et d’autres ont fondé en Turquie, sans qu’il ne représente tout le monde.
Le mot est politique car si les lesbiennes “sont de tous les combats” dixit Alice Coffin, co-organisatrice de la conférence et co-présidente de l’AJL (Association – française – des Journalistes LGBT), “elles demeurent bien souvent invisibles”. “Même au sein des mouvements LGBT, les hommes gays ont tendance à occuper tout l’espace et le temps de parole”, déclare une jeune femme dans le public de l’atelier. Cette visibilité c’est montrer que les lesbiennes existent, d’une part, et visibiliser leurs revendications propres, d’autre part.

"Lesbianiser les médias"

Si visibilité il y a, médiatique par exemple, comment les lesbiennes sont-elles représentées ? Spoiler : mal, comme nous l’apprenons lors de l’atelier "Lesbianize the media" ("Lesbianiser les médias"). Des lieux communs, souvent, comme ceux recensés par l’AJL dans leur kit pour un traitement médiatique plus juste des questions LGBT, dont un extrait est distribué : "En finir avec l’invisibilité des lesbiennes".  Pour ne citer que quelques exemples, la périphrase utilisée ad nauseam "femme qui préfère les femmes" ou l’habituelle négation du sexe lesbien car, comme chacun·e sait, du sexe sans pénis, ce n’est pas vraiment du sexe.
Des lieux communs teintés d’ignorance et de lesbophobie et peu de diversité. Tara Chanady, doctorante à l’Université de Montréal donne ainsi à voir dans sa présentation les différentes représentations des lesbiennes dans des fictions américaines : de l’iconique The L word, première série à faire d’un groupe de lesbiennes, de leur amours et de leurs déboires, les personnages principales, jusqu’à Orange is the new black, dont la trame se situe dans une prison pour femmes, ou encore la toute récente Transparent en passant par Buffy contre les vampires, série mythique pour tout·e un·e chacun·e né·e dans les nineties où l’une des protagonistes, Willow, meilleure amie de notre chasseuse préférée, fait son coming out et commence une idylle avec Tara sur fond de sorcellerie.... Mais là aussi, les représentations manquent de diversité, représentent des physiques de femmes très hétéronormées, ce qui exclut souvent les lesbiennes dites "butch". Et le couperet tombe, cette évidence inavouable pour certaines d’entre nous, mais qui nous brûlait les lèvres depuis 10 ans déjà : “Shane [personnage de The L word] n’est pas une "butch"”. La sentence fend l’air et la stupeur précède à l’hilarité générale : Shane est sexy oui, Shane est "masculine" (encore que), bon, disons que Shane n’est pas "girly" mais si elle est censée représentée la moins "hétéronormée" dans le spectre des corps lesbiens, alors The L word loupe le coche. Il faut attendre par exemple le personnage de "Big boo", jouée par Lea Delaria dans Orange is the new black, dont l’avant-bras arbore un magnifique "butch" tatoué.
 lea delaria GIF
La démonstration de Tara Chanady est limpide : les conditions de production de la visibilité lesbienne dans les médias mainstream restent cantonnées – à de rares exceptions près – à des stéréotypes très "gender-conforming", pas ou peu de transgression de genre, les lesbiennes sont pour la plupart féminines. Tomboy et butch se font rares.
Par ailleurs, aucune de ces lesbiennes n’est activiste ou n’évoque une identité lesbienne politique. Ce qui est étonnant au regard de l’implication des lesbiennes dans tous les mouvements LGBT et féministes depuis... toujours. À l’exception, il en faut bien une, du personnage d’Ali Pfefferman interprétée par l’actrice Gaby Hoffmann dans Transparent qui, alors qu’elle découvre sa sexualité, la politise aussitôt : elle devient féministe, change son apparence, se rend dans un "camp lesbien", s’interroge sur la manière dont cette orientation sexuelle qu’elle apprivoise est une "perspective" qui redéfinit tout à coup son rapport au monde, aux autres, à son corps, à son histoire.
Si malgré ces exceptions les représentations peinent à créer de véritables identifications pour les lesbiennes dans toute leur diversité, la conclusion de Tara Chanady est toutefois nuancée. En explorant des forums de téléspectatrices, elle lit que nombre de jeunes femmes ont salué et saluent encore la présence de lesbiennes, même stéréotypées ou peu représentatives, dans les médias... Elles sont potentiellement des modèles, elles disent, en substance, à des ados, parfois isolées, loin des grandes villes :

C’est possible, ça existe. Tu existes.

Reste le formidable témoignage de Mima Simic, activiste LGBT+ et écrivaine en Croatie – où le mariage pour les couples de même sexe a été rejeté par voie référendaire – qui s’est tout bonnement imposée dans les médias, surtout dans ceux où l’on ne l’attendait pas. En interview dans un journal de droite conservateur, en Une du magazine (très) féminin croate Gloria avec sa copine lors de leur (faux) mariage à Las Vegas ou encore en participant à l’équivalent de Qui veut gagner des millions ? et en expliquant, en direct, un soir de Pâques et de pic d’audience, qu’elle n’avait pas pu, dans le formulaire de participation, dire qu’elle était en couple avec une femme. Ses apparitions font d’elle une célébrité locale et surtout une personnalité inspirante. Sa copine et elle deviennent même "personnalités de l’année" du magazine Gloria. On pourrait rétorquer que cela semble bien superficiel, mais pour Mima Simic cette visibilité auprès de cette audience pas ou peu acquise à la cause est d’autant plus politique. Cette conquête de médias populaires ou "non alliés", c’est sa définition de l’activisme, soit “beaucoup de séduction et d’humour”. Une manière aussi de produire, en tant que lesbienne, ses propres représentations, sa visibilité et les conditions de production de celle-ci.

Une conférence à soi : une rencontre spécifique pour les lesbiennes

Mais pour pouvoir partir à la conquête des médias, gagner la bataille de l’égalité des droits ou en finir avec les discriminations, cela nécessite de la confiance en soi, de ne pas se sentir seul·e, et de s’organiser dans un endroit "safe". Le mot revient souvent et s’observe beaucoup : “Je sais que je peux être moi ici, on peut parler de nous, sans le regard des hommes, d’hétéros qui fantasment sur nous ou de gays qui nous détestent”, déclare ainsi Naomi, participante venu d’Angleterre. S’exprimer librement, s’amuser, draguer, faire l’amour... et expérimenter, comme lors du Lesbian Cruising, espace de rencontre lesbien dans le parking de la conférence organisé le vendredi soir par un collectif berlinois "KLITTERS". Avec un “débrief le lendemain, histoire de le rendre lesbien”, sous entendu, par rapport aux gays, comme l’écrit l’une des participantes, de manière anonyme, sur une des affiches demandant aux femmes "qu’est-ce que le lesbian cruising pour vous ?" disposées de parts et d’autres du lieu en amont de la rencontre.

"Lesbienne ce n’est pas un gros mot." TÊTU·E était à la première Conférence européenne lesbienne*
"46% des lesbiennes au sein de l’Union européenne évitent de tenir leur partenaire par la main en public de peur de se faire agresser ou harceler" / ©European Lesbian* Conference

 
Dans un registre plus explicitement politique, "s’organiser pour quoi ?" Quels sont les besoins spécifiques des lesbiennes ? La question peut choquer, c’est pourtant ainsi qu’elle a été formulée par les premiers donateurs que les organisatrices de la Conférence ont rencontrés, il y a près d’un an. Silvia Casalino, ingénieure spatiale de formation et co-présidente de la EL*C, raconte : “Le projet est né à Nicosie, lors de l’ILGA en octobre dernier, et nous nous sommes données 10 mois pour nous organiser et offrir un cadre décent à cette rencontre. Mais pour cela, il fallait trouver de l’argent.” Et ce n’est pas une mince affaire. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : sur 424 millions de dollars dépensés en 2013-2014, dans le monde, pour des projets
LGBTQI, seulement 2% sont allés spécifiquement pour les femmes LBQ (lesbiennes, bies, queer). Silvia Casalino se souvient :

Ce que tous les donateurs nous ont dit au début, c’était "mais, au fait, c’est quoi les spécificités des lesbiennes ?" La réponse est contenue dans la question. C’est même le cœur du sujet : Comment connaître nos besoins spécifiques quand ni statistiques, ni interviews, ni données sur les lesbiennes, n’ont jamais été faites ou recueillies ? Les seules choses que les donateurs connaissaient c’étaient les viols correctifs en Afrique du sud.

Elles ont donc commencé à mettre la pression sur tout un tas d’entités, à commencer par des associations nationales LGBTI pour trouver cet argent, faire venir des lesbiennes et enfin parler de “ce qu’est être lesbienne, parler de nos spécificités, de nos besoins, de ne pas juste donner de la visibilité mais aussi de visibiliser nos vécus, que l’on puisse se demander : "quels sont mes droits ?", pourquoi je me fais toujours écraser la gueule, pourquoi quand je veux parler de moi, de mes problèmes, ça n’est important pour personne ?” Pour Silvia Casalino, c’est là l’un des objectifs de la conférence : La visibilité de ces problématiques spécifiques, qui sont intersectionnelles, puisqu’elles viennent du fait que nous sommes des femmes, des femmes homosexuelles donc en dehors d’une norme homme-femme hétéro, du fait qu’on est parfois racisées, parfois trans... et que tout cela s’accumule” et forme une somme de discriminations. Au bout du compte, les organisatrices sont parvenues à réunir un peu plus de 100 000 euros, la moitié a servi à sponsoriser les voyages des plus précaires, ce qui veut dire celles qui venaient de loin, d’Asie centrale par exemple, mais aussi de celles qui vivent dans des pays dits riches mais qui sont économiquement fragiles. Quand l’autre moitié, incompressible, a été consacrée à la logistique.
Mais pour obtenir cet argent, il a fallu ajouter certains points à leur agenda comme, par exemple, absolument autoriser les hommes. Silvia Casalino s’étonne : “Pour obtenir le moindre centime, il fallait jurer qu’on acceptait les mecs. Est-ce qu’on pose cette question à tous les groupes ? Est-ce qu’à tous les groupes on demande de faire allégeance à tous les genres ?” Là aussi, la question semble rhétorique. Si les associations LGBTI elles-mêmes ne font pas des questions lesbiennes une priorité, alors il faut trouver d’autres biais : “Les lesbiennes riches, ça existe ! À nous de les trouver”, déclare ainsi l’une des oratrices de la séance plénière consacrée aux financements, le samedi matin. Qui pour être le Pierre Bergé des lesbiennes ?

Accessibilité et inclusion : « Qui n’est pas assis·e dans la pièce ? »

Une autre question cruciale est posée lors de l’ultime discussion collective, le samedi, en fin d’après-midi : "Qui n’est pas assis·e dans cette pièce ?", entendez "Qui n'est pas représenté·e ?". Happy Mwendé Kinyly est la première à élever la voix sur le sujet. Lesbienne et noire, elle s’inquiète de la sous-représentation des lesbiennes* racisées lors de la conférence. Une remarque qui fait écho au magnifique discours prononcé par Phyll Opoku-Gyimah, initiatrice et directrice de la UK Black Pride, lors de la cérémonie d’ouverture : “En tant que femme noire ouvertement queer, je dois vous dire une chose : que ma libération est liée à votre libération, et que votre libération est liée à ma libération”. L’émancipation des lesbiennes sera inclusive, ou ne sera pas.
Le lieu de la conférence est ainsi interrogé : Vienne est une destination chère, pas forcément accessible, aux femmes* migrantes par exemple ou aux lesbiennes de certains pays (deux femmes africaines se sont vues interdites de visa). L’hégémonie de l’anglais est aussi questionnée : toute lesbienne, peu importe sa classe, peut-elle, sait-elle, comprendre et s’exprimer en anglais ? Quid aussi des lesbiennes malentendantes ? Des interrogations qui sont évidemment prises en considération par les organisatrices qui espèrent que le "board", très blanc, elles le reconnaissent, sera renouvelé et que les prochaines auront plus de temps pour réfléchir et s’organiser. Elles espèrent la tenue d’une nouvelle conférence dans deux ans. Pourquoi pas dans un an ? “Parce que sinon on va crever”, s’amuse Silvia Casalino, exténuée par ces dix mois de pression et ces quatre jours incroyablement intenses. Et que retient-elle, elle, de cette conférence :

Je suis bluffée par nos échanges. En parlant avec les activistes turques de toutes leurs actions formidables mais aussi des difficultés auxquelles elles sont confrontées au quotidien, j’ai aussi réalisé qu'on "vient de là". Alors c’est aussi triste, ce sentiment de répétition. Mais c’est important de s’en rendre compte. Et puis, le fait de toutes nous rencontrer, ici, physiquement, passer du temps à partager nos réalités de femmes lesbiennes, c’est, je crois, pour certaines femmes, l’équivalent de deux ans passés à surfer sur internet pour savoir ce que c’est qu’"être lesbienne".

Connaître, se connaître, constituer des réseaux, mais aussi savoir "d’où on vient".
Impossible, là encore, de ne pas penser à la situation française dont on mesure l’ampleur du retard en matière d’archivage LGBTI, même si les débats ont repris et que la ville de Paris s’est récemment engagée à ouvrir un centre d’archives LGBTI en 2020. Lonneke van den Hoonaard dirige un centre d’archives lesbiennes à Amsterdam, comme il en existe quatre, LGBT, aux Pays Bas, et alerte : “Quand on ne documente pas son passé, quand on ne garde pas les documents qui attestent d’où l’on vient, du temps où l’homosexualité était un tabou, davantage que ça ne l’est aujourd’hui, du temps où nous étions sciemment oblitéré·e·s des livres d’histoire, si nous ne gardons pas tout cela : nous n’existons pas. Sans savoir d’où l’on vient, notre identité est amputée. C’est un processus qui ne s’arrête jamais : il faut conserver, collecter le matériel, le stocker à l’abri de l’humidité, les banderoles, les tracts, les enregistrements, tout. C’est un travail énorme, qui demande beaucoup d’argent et de temps. Mais c’est un travail essentiel. Souvent, même si aux Pays-Bas la situation diffère beaucoup de celle que vous connaissez en France, nous manquons de fonds car la volonté politique n’est pas au rendez-vous, par ignorance et manque d’intérêt”. Car en attendant, sans les lieux adéquats et sans les initiatives individuelles, conclut-elle, “les lesbiennes meurent, et notre histoire disparaît”. À bon·ne entendeur·e.
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Photo de couverture : Johanna Rauch