Rencontre avec le réalisateur Patric Chiha pour la sortie de son nouveau film, Brothers of the night, après le déluré Boys like us.
Synopsis : De frêles garçons le jour, des rois la nuit. Ils sont jeunes, roms et bulgares. Ils sont venus à Vienne en quête de liberté et d’argent facile. Ils vendent leurs corps comme si c’était tout ce qu’ils avaient. Seul les console, et parfois les réchauffe, le sentiment si rassurant d’appartenir à un groupe. Mais les nuits sont longues et imprévisibles.
A mi-chemin entre le film documentaire et la fiction, Patric Chiha signe un OVNI cinématographique. Explications.
Entre le drama gay de Boys like us et la réalité brutale de Brothers of the night, vos deux derniers films sont très différents ; comment êtes-vous passé de l’un à l’autre, voyez-vous une continuité dans votre filmographie ?
La question de la carrière ne me préoccupe pas ; chaque film est une rencontre avec un endroit ou des personnes. Ils sont évidemment très différents, mais ce qui les réunit, c’est peut-être le jeu sur les codes et les clichés. Le cinéma les travaille sans cesse. Se poser la question en terme d’auteur (« Qui suis-je ? », mime Patric Chiha en prenant un accent précieux), c’est une attitude très française. C’est la bande de garçons que j’ai rencontrée qui m’a conduit vers ce film, et non l’inverse.
Et cette tension entre humour et drame, est-elle l’une de vos caractéristiques ?
Je suis content que vous ayez ri, car en effet ces garçons sont aussi très drôles. Il y a un vrai paradoxe : ils sont enfermés à Vienne dans une situation très compliquée, assez terrible, et en même temps ils sont loin de leurs responsabilités familiales en Bulgarie, et, pour la première fois de leur vie, libres. D’où leur énergie juvénile.
Sur la forme, les plans de montagne dans Boys like us évoquent les plans d’eau dans Brothers of the night… Tous deux appuyés par la musique.
C’est très intuitif, mais j’aime beaucoup quand les musiques sont trop grosses pour les images d’un film. Là, c’est la 5ème symphonie de Gustav Mahler. C’est énorme. Et c’est l’Autriche. Mais il y a surtout leur musique : il fallait absolument les deux, cet affrontement. Je leur avais promis qu’il y aurait beaucoup leur musique dans le film. C’est de la Tchalga, de la musique bulgare avec des influences turques, et ça les met dans un état de transe.
Leur rapport au jeu d’acteur est très particulier. Il est rare d’avoir des comédiens dans leur situation !
C’était intéressant, ils jugeaient leurs performances, se percevaient comme des acteurs ! Ce qui m’a fasciné en premier, c’est la créativité de ces garçons, et leur manière d’être malgré tout acteurs de leur vie. Ils réinventent le réel. Ils mentent beaucoup, jouent, exagèrent, se mettent en scène… C’est sur cela que je voulais faire un film, sur leur manière de faire avec le réel.
Leur rapport à l’homosexualité est complexe : ils couchent avec des hommes pour gagner de l’argent mais « gay » demeure une insulte. En revanche, ils sont amenés à parler d’homosexualité tout le temps. Est-ce que cette dissociation vous a surpris ?
Dans notre société, la question de l’identité est centrale. Tout le monde dit tout le temps ce qu’il est. Ici, j’ai affaire à un groupe où personne ne dit « Je ». Et personne n’explique quoi que ce soit. Et moi, je ne pourrais pas expliquer leur monde, le mettre en mots. Il est profondément mystérieux. J’ai fait ce film parce qu’il y a un mystère. Mais il est vrai, il y a beaucoup d’homoérotisme dans leur monde : il y a la fraternité entre eux, la solidarité, la proximité des corps, l’idée que le corps n’est pas sacré…
Ils sont capables de parler de leur travail de prostitué pendant des heures sans aucune gêne et en se moquant les uns des autres.
En parler autant, c’est aussi se dissocier de la chose, j’imagine. Leur façon de parler m’a passionné. La structure circulaire de leurs conversations, le fait que la parole tourne et tourne, mais qu’elle n’a pas de centre, que les chosent ne soient jamais vraiment nommées. Ils parlent de manière à la fois très crue et très innocente de sexualité. Tout le temps. Mais personne ne s’écoute jamais vraiment.
Dans une scène, ils se montrent assez conscients de la prévention sur le sida. Comment cela se fait-il ?
Vous avez ressenti cela comme ça ? Les grands frères font certes attention aux petits, mais, comme je l’ai dit, c’est un monde très complexe, sombre. Ils sont prêts à tout pour de l’argent. Si la somme était doublée, je ne suis pas sûr qu’ils ne coucheraient pas sans préservatif. Chez certains, il y a cette conscience, chez d’autres, je ne pense pas. Ils sont jeunes, ils n’imaginent pas leur futur, ils vivent dans un présent permanent, ce qui est à la fois euphorisant et morbide.
Un garçon très féminin qui se travestit parfois fait partie intégrante de la troupe alors que les autres prônent une virilité agressive. Comment cela se fait-il ? Ils semblent éprouver à la fois du désir et du mépris pour lui.
Nikolay m’a beaucoup impressionné. La scène de danse avec lui et Asen dans le salon de coiffure était dingue. On a tourné dans les vrais bars, les vrais squats, mais ce ne sont pas leurs lieux, ils n’en ont pas, ils n’ont pas de lieux où ils peuvent être vraiment eux-mêmes. On a donc aussi loué des lieux, dont ce salon de coiffure. Nikolay rêve de devenir coiffeur. Quand il a mis la musique, la scène de coiffure est devenue une scène de comédie musicale où on sent en effet un mélange d’attirance et de répulsion. Nikolay est très fort, les garçons ne lui font pas peur. Et ça, ça les impressionne eux. Ils le respectent… et puisqu’à Vienne, ils ne fréquentent jamais de femmes, il est aussi comme un ersatz de féminité.
Stefan, le héros, dort à côté de la moto avec Vassili. Dans cette scène, le film renvoie l’idée qu’ils sont en couple.
On avait loué un beau garage. Je branche la caméra et il ne se passe rien. A un moment, Stefan me dit : « Est-ce qu’on peut s’allonger parce qu’on est fatigué ? ». Ils s’allongent. Nous, on ne comprenait pas ce qu’ils disaient, parce qu’ils parlent une langue qu’eux seuls comprennent, un mélange de romani, bulgare et turc. Ils s’enlacent. Rien n’était jamais prévu, je n’ai jamais rien dirigé. Cette scène est très mystérieuse. Elle tend vers quelque chose de l’ordre de l’amour, un besoin de tendresse.
Pendant les trois quarts du tournage, vous ne compreniez pas ce qu’ils disaient…
Entre nous, nous parlions en allemand, mais ils maitrisent trop mal la langue pour tourner en allemand. J’avais un traducteur bulgare sur le plateau. Mais ce n’est pas vraiment leur langue, ils ressemblent à des enfants de chœur quand ils parlent entre eux en bulgare. Le premier jour de tournage, j’ai donc décidé qu’on allait faire un film sans jamais les comprendre. Je n’ai découvert ce qu’ils disaient qu’au montage. Je voulais leur offrir le film et qu’ils le prennent. Nous, on avait la caméra, eux la parole. Je voulais qu’ils puissent résister à nous, au film. Il est arrivé qu’ils n’aient pas envie de tourner et disent n’importe quoi. Ou bien qu’ils se contentent de compter par exemple. J’ai adoré ça !
Ils parlent sans cesse d’argent ; leur virilité semble reposer dans le fait de se prostituer pour beaucoup d’argent.
Oui… Comment se sentir homme et hétérosexuel quand, dans le travail, on n’est qu’un objet de désirs homosexuels ? Ils se vantent, ils exagèrent sur les montants qu’ils gagnent… Si on le fait pour beaucoup d’argent, il n’y a pas de risque que quelqu’un croie qu’on l’ait fait par désir. Mais il était évidemment hors de question que je les confronte à la réalité de leur prix. Ce n’est pas un film sur l’aveu, mais sur le jeu, sur l’autofiction, sur la mise en scène de soi.
Ils parlent souvent de leurs femmes restées en Bulgarie. Selon vous, les aiment-ils ?
Ils ont été mariés à 14 ou 15 ans. Ils n’ont jamais eu le droit d’être des enfants. Leur idée de l’amour, de la réussite ou du bonheur est très enfantine. Ce qui est concret, c’est leur solidarité. Tout le reste, ce n’est qu’une suite de stéréotypes. Ils parlent par exemple sans cesse des prostituées, mais on ne les voit jamais. Ils ne vont pas les voir. C’est vraiment un monde sans femme.
Couverture : © Photo Vincent Courtois-Entrevues Belfort-Festival International du Film