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histoireL’amour fou de Garcia Lorca pour… Salvador Dalí

Par Jérémy Patinier le 08/08/2017
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Jeune homme, le dramaturge et poète espagnol Federico Garcia Lorca rencontre Salvador Dalí, le peintre surréaliste, dans la furie franquiste. Leur amitié sera épistolaire et solaire, leur amour à sens unique…

Tout l’été, nous vous racontons les histoires d’amour secrètes - entre hommes - de notre historie contemporaine. Retrouvez toutes ces chroniques de la collection « Grand amour » ici.

Federico Garcia Lorca est un poète républicain que le totalitarisme de Franco, dans l’Espagne de 1936 à 1977, a obligé à se contorsionner. Si sa vie en a été durement affectée, son œuvre, comme toujours sous la contrainte de la monstruosité, en aura été sublimée. Ce fut longtemps un secret de polichinelle, le génie ibérique né en 1898 près de Grenade, est homosexuel. Sa famille s'est longtemps opposée à ce que l'on fasse état de ses mœurs. Sa seule pièce ouvertement gay, Le Public, la « plus belle » pour l’académicien français Dominique Fernandez, est très rarement jouée, alors qu'on reprend sans cesse ses drames paysans.

Celui à qui l’on doit notamment Noces de sang et Le Poète à New York sera fusillé à Viznar en 1936, au tout début de la guerre civile espagnole, par les milices franquistes. Il aura au moins eu la chance de ne pas vivre l'horreur des 4 décennies que durera le règne du dictateur ... On sait aujourd’hui que traité de « pédé », le poète de Grenade fut « torturé, surtout dans le cul » (selon un témoin) et assassiné essentiellement pour ce qu'il était, un homosexuel…

Il aura fallu attendre presque cinquante ans après sa mort pour que soient publiés les onze Sonnets de l'amour obscur, sa dernière œuvre « la plus géniale, selon Dominique Fernandez. Les seuls sonnets qu'on puisse comparer, pour leur sombre flamboiement et leur sophistication fulgurante, à ceux de Shakespeare ». Rafael Rodriguez Rapun, son secrétaire et ami, fut le destinataire de ces « onze sonnets si longtemps séquestrés ». En 1984 le grand quotidien de droite traditionnelle ABC les reprend mais l’adjectif « obscur » a disparu… Obscur, cet objet du désir troublant et impossible à vivre en pays macho dont l’homofobia découle. Les histoires d’amour ne sont déjà pas simples à vivre en terre bienveillante, alors imaginons-les entourées d’ennemis… Reste que parfois, c'est encore l'objet même de nos affections qui empêche le partage des sentiments..

Lorca aime Dali…

Né sous les cieux sombres, Federico ne tombe amoureux que de garçons qui ne veulent pas de lui et qui ne lui accordent que de menus plaisirs. Il rencontre Salvador Dalí à Madrid en 1922 pendant ses études à l’Académie royale des beaux-arts de San Fernando, en Andalousie. Il se forme un temps avec Luis Buñuel et Pepín Bello, une squadra amicale dans la résidence des étudiants, la quadrature des futurs maestros de la culture hispanique. C’est le Dali d’avant les montres molles et les extravagances télégéniques, mais déjà le Dali frustré et complexé par sa virilité, gêné par le sexe, hanté par l’impuissance et le « spectre de la libido » (comme il nomma un de ses tableaux).

Il parait que Dalí refusera toujours ses avances amoureuses mais n’en restera pas moins très proche de lui. Dali, c’est cet ami inspirant qui vous fascine, vous émeut, vous nourrit intellectuellement et qui vous donne ce sentiment d’être amoureux. Lorca lui adressa des lettres passionnées où il se compare à Saint Sébastien, percé des flèches de son indifférence, et s'excuse notamment de s'être conduit avec lui comme «un âne indécent» (l'épisode reste obscur tout en étant facile à deviner). Sa déclaration d’amour la plus fameuse est certainement son Ode à Salvador Dalí, qui se termine sur l'évocation des «marins», aussi chers au poète andalou qu'à Cocteau et à Genet, pour les mêmes raisons… Lorca, surnommé « Loca » (la folle) par une revue fasciste, vante sa « voix olivée » et lui réclame son « cœur astronomique et tendre ». Mais sans bénéficier de la réciprocité qu’il espérait… Lui qui avait, dit-on, de « terribles besoins sexuels ».

Ô Salvador Dali à la voix olivée !
Je dis ce que me disent ta personne et tes tableaux.
Je ne loue pas ton imparfait pinceau adolescent,
Mais je chante la parfaite direction de tes flèches.
 
Je chante ton bel effort de lumières catalanes
Et ton amour pour tout ce qui explicable.
Je chante ton cœur astronomique et tendre,
Ton cœur de jeu de cartes, ton cœur sans blessure.
 
Je chante cette anxiété de statue que tu poursuis sans trêve,
La peur de l’émotion qui t’attend dans la rue.
Je chante la petite sirène de la mer qui te chante,
Montée sur une bicyclette de coraux et de coquillages.
 
Mais avant tout je chante une pensée commune
Qui nous unit aux heures obscures et dorées.
L’art, sa lumière ne gâche pas nos yeux.
C’est l’amour, l’amitié, l’escrime qui nous aveuglent.

Entre les lignes, il se dévoile, si la morale ne vous aveugle pas. Par des allusions à la « splendeur adolescente » et aux « cuisses d’Apollon virginal » de l’antiquité grecque, au « cheval bleu de ma folie », symbole de puissance sexuelle, des références à « Saint-Michel couvert de dentelles » qui « montre ses belles cuisses », en réclamant la « morale de la liberté entière » et la « sexualité plurielle », en suggérant les plaisirs sodomites dans Le Public : « pénombre et fleurs dans le cul du mort », ou moins subtil, en faisait l’éloge de la « veine de corail » et la satire des « tapettes » dans son Ode à Walt Whitman, un autre écrivain homosexuel…

Mais Dali n’aime pas Lorca comme Lorca l'aime

Salvador Dalí (1904-1989), génie surréaliste et sensationnel, n’est déjà fou que de Gala, pas encore d’Amanda Lear et du chocolat Lanvin. Ni des plaisirs masculins. Pourtant, s’il ne lui offre pas son derrière, Dalí garantit à Lorca son allant amical, sa dévotion fusionnelle, son sentiment le plus distingué. Cette lettre qu’il lui adresse en 1927 illustre à merveille l’esprit transgressif de l’artiste qu’il fut, toujours à la pointe de l’avant-garde et de la dérision. Il entretiendra avec « Lorquito », une Bromance (brother + romance) aussi vivace qu’épistolaire. Il lui écrit en 1928 :

Tu es une bourrasque chrétienne et tu as besoin de mon paganisme […]. Je viendrai te chercher pour que tu fasses une cure de mer. Ce sera l’hiver et nous allumerons un feu. Les pauvres bêtes seront transies de froid. Tu te rappelleras que tu es l’inventeur de choses merveilleuses et nous vivrons ensemble avec un appareil photo.

En réalité, c’était plus qu’une amitié : « Un amour érotique et tragique, du fait de ne pouvoir le partager », expliqua-t-il en 1986, dans une lettre envoyée à El País en réponse aux commentaires du biographe anglais de Lorca, Ian Gibson, qu’il accusait de sous-estimer leur attachement, « comme si c’était un roman à l’eau de rose ». La relation entre ces deux génies a duré, avec des hauts et des bas, de 1923 à 1936. Elle a donné lieu à une collaboration artistique, une inspiration mutuelle…  Deux peintures de Dalí reflètent clairement cette relation, L’académie néo-cubiste et Le miel est plus doux que le sang, qui a disparu. Mais leur relation commune culmina avec la création de la pièce en hommage à Mariana Pineda, Martyr de la liberté (1927), dont les décors et costumes sont signés Dalí.

Une intense correspondance, une sorte de conversation particulièrement forte commence en 1925, après l’invitation de Lorca par la famille Dali (père et sœur) à séjourner à Cadaquès pour la Semana Santa (semaine sainte)…  C’est ce riche échange, jusque là ignoré, retrouvé par hasard à Londres dans la malle d’un ancien « colocataire » de Garcia Lorca, qui a été publié en 2013 dans Querido Salvador, Querido Lorquito (Cher Salvador, Cher Lorquito), grâce au travail du journaliste Víctor Fernández. Les lettres font une mention très intense de l’amour, de la passion et du respect – furent-ils platoniques – qui unissent les deux maîtres. Un jeu de séduction de papier à cause duquel Lorca se serait, par son inclination naturelle, laissé glisser vers les sentiments de chair… La mégalomanie du peintre devait se retrouvée bien régulièrement alimentée. L’addiction du littérateur aux histoires impossibles aussi…

Extrait de la lettre du 10/15 octobre 1927

Cher petit,
(…) Toi, n’en parles pas [sic], mais je crois que je suis en train de faire des choses formidables. Je peins avec une fureur terrible, je travaille comme une bête brute, une ligne ou un point, je l’efface et le refais, mille fois. S’évader de la norme, de la réalité anti-réelle et conventionnelle, à laquelle nous a habitué l’art des porcs ; je hais presque tout ce qui se trouve dans les musées. J’éprouve une rage terrible contre tout ce que j’ai peint jusqu’à hier.
J’ai l’intuition que j’arriverai à dire des choses inédites — laides ? jolies ? Ha ha ha ji ti ti hito, avec un tout petit poil mi mi Mi mi Mmmmmi mi.
Bon, je t’aime, et maintenant j’ai de la classe. Tu ne crois pas que les seuls poètes, les seuls qui réalisent vraiment une nouvelle poésie, c’est nous, les peintres ? Oui !
(…) Ton dévoué,
Salvador Dali

"Mon ami Lorca"

En apprenant la mort de Lorca, fusillé, Dali sombre dans une profonde dépression. Son fameux Prémonition de la guerre civile a donc été réalisé pendant une période particulièrement sombre de la vie du peintre : guerre d’Espagne, exil, meurtre d’un intime.
Après que Gala, sa femme-muse, soit morte en 1989, celui qui est devenu la légende du surréalisme a cessé de s’alimenter… À la fin, alors qu'il était traité à l'hôpital en raison d'une insuffisance cardiaque, une des infirmières qui s'occupait de lui rapporta que ses derniers mots furent : «Mon ami Lorca», qu’il devait certainement chercher à retrouver derrière le tableau, au crépuscule de celui qui vivait sa vie comme une œuvre d’art…
 
À LIRE :

  • Cher Salvador, Cher Lorquito. Correspondance 1925-1936 par Víctor Fernández, Elba Editorial,
  • Le Cheval bleu de ma folie, Federico Garcia Lorca et le monde homosexuel (Traduit de l’espagnol par Gabriel Iaculli, Seuil)

Tout l’été, nous vous racontons les histoires d’amour secrètes - entre hommes - de notre historie contemporaine. Retrouvez toutes ces chroniques de la collection « GRAND AMOUR » ici.