En plaçant son histoire d'amour bouleversante dans la campagne anglaise entre un fermier renfermé et un immigré roumain, le réalisateur Francis Lee signe un Brokeback Mountain sensible et délesté de tous les artifices hollywoodiens.
C’est un Francis Lee épuisé mais heureux qui nous accueille pour son dernier jour de tournée promo. Son premier long métrage, Seule la Terre (God’s own country dans sa version originale), a été couronné de succès partout où il est passé cette année : Prix de la mise en scène au festival de Sundance, Panorama au festival de Berlin, Grand Prix du jury au festival du film britannique de Dinard… Sorti à la rentrée de septembre sur les écrans outre-Manche, il y est toujours à l'affiche ! Souhaitons-lui le même succès en France, où il sort le 6 décembre.
Synopsis : Johnny travaille du matin au soir dans la ferme de ses parents, perdue dans le brouillard du Yorkshire. Le soir, il noie son amertume au pub du village et multiplie les aventures sexuelles sans lendemain. Lorsque Gheorghe, un saisonnier, arrive à la ferme pour lui prêter main forte, Johnny doit faire face à des sentiments jusqu’alors inconnus. Une relation intense naît entre les deux hommes, qui pourrait changer la vie de Johnny à jamais.
TÊTU. Vous êtes né dans les campagnes du Yorkshire, où se déroule le film. Était-ce une évidence pour vous de tourner le film ici ?
Francis Lee. Oui, le point de départ de mon film était le paysage. Mon père a toujours une ferme de moutons ici, et maintenant je suis retourné y vivre. D’un côté je trouve ce coin libérateur, source de création et inspirant, et en même temps c’est assez dur d’y vivre, voire brutal. Je voulais explorer ces sentiments, et la manière dont des paysages peuvent d’une certaine manière construire quelqu’un.
Avez-vous pensé à devenir fermier vous-même ?
Non. Quand j’ai grandi, mes parents ne m’ont jamais mis la pression pour reprendre l’activité. Le film est très personnel mais pas autobiographique du tout. J’ai toujours voulu écrire, j’adore les histoires, qu’on m’en raconte et en raconter. J’aime écouter aussi. Mais je n’étais jamais assez confiant pour proposer quoi que ce soit, et je me suis tourné vers la photographie. J’ai donc décidé de devenir acteur et j’ai étudié à Londres.
Dans quelle mesure le fait d’avoir appris le jeu influe-t-il votre travail de réalisateur aujourd’hui ?
Cela m’a appris à comprendre les phases par lesquelles passent les acteurs. Je n’étais pas un très bon acteur, mais j’ai eu de la chance. Quand je travaillais à la télévision, je trouvais que les réalisateurs n’avaient pas de langage pour m’aider. J’étais frustré. J’essaye donc, sur le tournage, de créer un endroit safe et toute mon attention est tournée sur les acteurs. Quand nous avons fini une prise, je les accompagne. C’est très important pour moi. Si vous demandez à quelqu’un de retranscrire des émotions difficiles, il est de votre devoir d’être à la hauteur.
Vous avez réalisé trois courts-métrages avant Seule la Terre, et leurs titres suggèrent qu’ils parlent aussi de la campagne.
La premier, The Farmer’s wife, était un court-métrage très ambitieux. Il parlait d’une femme dont on veut vendre la ferme, et l’action se déroule lors du dernier jour. Il n’y avait aucun dialogue, peut-être quatre phrases. Pour le second, Bradford-Halifax-London, c'était le trajet que j’effectuais entre ma région et Londres. Il parle d’une famille et il est à l'inverse complètement centré sur les dialogues.
Votre film est très silencieux. La première musique arrive à la 51e minute !
Oui, l’émotion ne marche pas avec moi quand il y a trop de musique. Je voulais des sons naturels, je suis obsédé par ça. Les sons sont aussi émouvants que les images, j’ai donc enregistré des heures et des heures d’atmosphères dans le Yorkshire. Quand la musique arrive, c’est quand je veux entrer dans la tête de Johnny. Et c’est justement le moment où il commence à tomber amoureux de Gheorghe.
Vous présentez votre premier long-métrage à 48 ans. Avez-vous le sentiment de commencer un nouveau temps dans votre carrière ?
J’ai travaillé de manière très intense, et dans ces moments je suis aveugle à tout ce qui se passe autour. Je n’avais pas vraiment pensé à tout ce qui se passerait après, je voulais juste faire le film que je voulais faire. Je n’ai eu aucun temps pour penser à ce que j’avais fait, je vivais au jour-le-jour. Nous verrons dans les prochains mois !
Aimez-vous voir les réactions du public ?
C’est la meilleure partie du travail. Quand ils disent à quel point le film les a personnellement affectés, comment ils sont connectés avec l’histoire d’amour, ou la famille, ou les paysages… c’est formidable. Le film a vraiment été vu par tous types de personnes, femmes, hommes, gays, hétéros, et il a semble-t-il réussi à toucher tout le monde. Au box-office, il est sorti le 1er septembre en Angleterre et il est toujours à l’affiche ! Dans beaucoup de cinémas, il est celui qui a fait le plus d’entrées. A Halifax, d’où je viens, c’est même le film qui a fait le plus d’entrées de l’Histoire !
Il est drôle que le film rencontre un tel succès aux États-Unis aussi. Il ressemble en effet beaucoup à Brokeback mountain, mais le côté hollywoodien en moins !
Le film perturbe les Américains. A New-York, ils m’ont parlé des « scènes explicites de sexe » et de « nudité frontale masculine » ! J’étais choqué de me dire que dans ce pays où vous pouvez acheter un flingue et tuer quelqu’un, voir un pénis traumatise les consciences. Mon film contient si peu de scènes de sexe ! J’aimerais que ces critiques voient L’Inconnu du lac, votre film français ! (rires)
Comment avez-vous inventé les personnages de Johnny et de Gheorghe, et font-ils écho à votre vie ?
En quelque sorte, oui. La famille de Johnny ne parle pas, elle n’est pas articulée émotionnellement. Tout simplement parce qu’ils sont sans doute trop fatigués après la fin de journée ! Ce qui était important pour moi, c’est qu’ils prennent soin les uns des autres malgré tout, malgré la dureté. Son père l’aime, il essaye de comprendre ce qui ne va pas. Sa grand-mère lui fait toujours à manger, prend soin de ses affaires. Ils n’ont juste pas le luxe de la middle class qui peut encourager ses enfants et leur dire qu’elle les aime.
Ne pensez-vous pas que votre film est un peu anachronique ? Pourquoi ce pauvre Johnny n’a-t-il pas d'application de rencontre par exemple ?
Tout simplement car il n’y a vraiment pas de réseau dans cette région ! Il devrait prendre sa voiture et aller là où ça capte. Je me suis donc débarrassé de toute technologie dans le film. Il est vrai que Johnny ne connait aucun gay. Il n’a que du sexe avec eux, il ne veut pas de relation amoureuse car il est trop renfermé sur lui-même. Comment se définit-il ? C’est une question intéressante. Peut-être pas du tout.
Le film commence avec trois scènes de violence, assez courtes. Alors qu'après, il ne parle que de tendresse. Johnny donne par exemple son premier baiser, sur la bouche, à Gheorghe, et on voit à quel point cela le bouleverse.
Il y a tout de même un petit moment de tendresse, dès le début, après avoir examiné la vache car il la traite très bien. Mais en effet il était important de montrer la réalité brutale de la vie de Johnny. Je voulais que le spectateur l’accompagne tout le temps. La relation qu’il a avec sa famille, son quotidien, va complètement changer aux côtés de Gheorghe. Je suis un grand fan de l’espoir : alors que Johnny n’est pas aimable du tout au début du film, j’aime l’idée qu’il se découvre et qu’on finisse en l'aimant et en lui souhaitant de réussir.
Seule la Terre de Francis Lee. Avec Josh O'Connor, Alec Secareanu. Durée : 1h44
Sortie le 6 décembre 2017