Anne Sylvestre fête 60 ans de chanson : un répertoire incroyablement sensible, dense, politique, qui a souvent été masqué par ses Fabulettes pour les enfants.
Elle débarque cahin-caha dans son bistrot préféré du XXe arrondissement de Paris. C’est Anne Sylvestre, la grande chanteuse féministe qui a peut-être bercé votre enfance avec ses Fabulettes et qui a aussi magnifiquement chanté la société – le harcèlement sexuel, le genre, l'homosexualité – avec quelques années d’avance à chaque fois. Pour ses 60 ans de chanson ! Déjà ?, EPM sort un coffret qui en compile pas moins de 300. À 83 ans, Anne Sylvestre a l’œil vif, le verbe haut, la pensée claire. Elle parle très peu dans les médias - soit qu'ils l'ont ostracisée, soit qu'elle s'en méfie, ou un peu des deux - mais elle est contente de rencontrer TÊTU car son public homo l'a toujours soutenue. Tendez l'oreille, elle a beaucoup à nous dire.
TÊTU. Comment avez-vous travaillé à la réalisation de ce coffret ?
Anne Sylvestre : J’ai voulu actualiser l’ancien et glisser quelques surprises : on a ajouté deux albums publics enregistrés au théâtre de la Potinière, dont un piano-voix superbe et un peu mythique pour mes fans. Il y a aussi un texte de Philippe Delerm et une émission de radio faite par Luc Malghem pour la RTBF. Et puis, j'ai fait une série de photos prises par David Desreumaux qui vient de créer Hexagone [revue trimestrielle sur la chanson française, ndlr]. D’ailleurs (elle lève les yeux au ciel), j’étais en Une sur leur premier numéro.
Avez-vous réécouté les 300 chansons pour l’occasion ?
Bien sûr, il a fallu tout réécouter pour corriger les fautes, parce qu’il y a toujours des coquilles dans les textes ! C’est un travail monumental. Chaque disque est dans une pochette, et j’ai laissé une pochette vide pour celui que je prépare…
Si je vous demandais de me parler de trois chansons de votre répertoire que vous aimeriez qu’on écoute plus souvent, ce serait lesquelles ?
Oh la la ! Il y a parfois des chansons qui remontent à la surface… Je me dis souvent que certaines sont injustement peu connues. J’en ai ressorti quelques-unes pour le spectacle : « L’Honneur », « Le Géranium ». Il faut de tout pour un tour de chant varié et qui n’ennuie pas les gens. Certaines semblent moins importantes comme « Elle f’sait la gueule ». Bon, dans celle-ci, au moins je parle clairement de moi !
Je pense aussi au manifeste écologiste « Le Lac Saint Sébastien » que vous interprétiez à la fin de votre spectacle en octobre. Je crois que vous la jouez souvent sur scène.
C’est une belle chanson de fin, avec des envolées. Ce lac existe, il est au Québec. Une amie québécoise, journaliste et écrivain engagée non seulement dans le féminisme mais aussi dans la défense de l’eau, avait une petite rubrique dans un magazine écologiste. Elle appelait ça « Les chroniques du lac », et dedans c’est le lac qui parlait…
Comme dans votre chanson ! C’est le lac qui dit « je ». D’ailleurs, le narrateur est souvent inattendu dans vos textes...
Mes chansons ne sont pas autobiographiques, et quand ça l’est, je fais en sorte qu'on ne le voie pas. Faire parler ce lac, lui faire dire « ces humains sont fous, ils salissent leur eau et ensuite ils veulent qu’on la nettoie », c’est plus juste. Et je me rends compte que c’était un peu prophétique ! À la fin, il dit qu’il va rester sous sa glace pendant l’hiver : "Tiens / Se dit le lac Saint-Sébastien / Je vais rêver à ces humains / Ils seront encore là, j'espère / Quand mes eaux redeviendront claires". Eh oui, est-ce qu’il y aura encore des humains si on continue avec nos folies ?
Vous publiez tous les textes de vos chansons. Personnellement, j’arrive à les lire comme de petits poèmes.
Oui, ça arrive. Mais on a surtout tout relu pour les fautes ! Ce qui me rend complètement folle, ce sont les gens qui vont chercher les textes sur internet : ils sont bourrés de fautes ! Je ne sais pas pourquoi certains se permettent de mettre en ligne des textes qui ne sont pas à eux ! Ils retranscrivent ça phonétiquement, donc il y a des erreurs grossières.
Je pose la question parce qu’avec le mouvement « Me too », certains de vos textes ont été reproduits et partagés sur les réseaux sociaux. Je pense à « Juste une femme » mais aussi à « Douce maison »…
« Douce maison » [sur le viol, ndlr], c’est ultrasensible comme texte. Comme « Non tu n’as pas de nom », cette chanson qu’on appelle à tort « la chanson sur l’avortement » alors que c’est une chanson sur le choix. Au début, sur scène, je les chantais les yeux fermés. « Non non, je n’invente pas mais je raconte tout droit », c’est dur à dire. D’ailleurs, « Juste une femme » [inspirée de l’affaire DSK, ndlr], je pourrais encore l’écrire maintenant.
Vous chanteriez encore « Non tu n’as pas de nom » ?
Non, je n’ai plus l’âge. D’autres la chantent. Elle a même été chantée dans la rue, dans les manifs.
Qu’avez-vous pensé de cette libération de la parole dans la foulée de l’affaire Weinstein ?
Il me semble qu’on avait commencé à parler, à l’époque de DSK, mais ça a été étouffé. Tant mieux que ça ressorte. Il y a longtemps qu’on aurait dû parler. Ça n’ira jamais assez loin. Dans toute révolution, il faut quelqu’un qui crie trop fort, sinon on n’entend pas. Il a fallu que des gens en vue, des actrices parlent. Il faudrait qu’on en tire une philosophie pour ne pas que ça se retourne contre nous. On lâche quelque chose, et il faut pouvoir le maîtriser.
C'était inenvisageable de dénoncer ces actes, quand vous étiez jeune ?
Personne n’était cru. Le nombre de femmes et d’hommes qui se sont tus parce qu’on ne les croyait pas. Il faut aller trop fort pour qu’on entende. Quand une fille ou un garçon se faisait violer, elle allait à la Police et se faisait foutre de sa gueule. « Vous l’avez provoqué », leur disait-on. Maintenant, ça risque d’être plus difficile. Il va y avoir des mesures qui seront prises, j’espère, des lois, et tant mieux. Il y a longtemps que ça aurait dû être fait.
C’est comme pour l’homophobie ; c’est plus dur de se déclarer homophobe aujourd’hui, non ?
Heureusement ! Dans un débat à la radio, un homme a regretté qu’avant, « la main aux fesses de la serveuse c’était normal ». J’étais horrifiée. Le sujet a souvent tourné autour du féminisme quand on parlait de moi. Oui, je suis féministe, bien sûr, je l’étais en naissant. Je trouvais qu’il fallait que ça change dans les actes, certes, mais surtout dans les mentalités. Les histoires qu’on raconte, les plaisanteries de bistrot, les assiettes peintes « Bats ta femme, si tu ne sais pas pourquoi elle elle le sait ». Les plaisanteries aussi bien homophobes qu’anti-féministes, il faut que ça disparaisse. « Mais c’est pas grave » entend-on, comment c’est pas grave ?! (elle hausse le ton) Il faudrait que ça disparaisse définitivement. Parfois on écoute une chanson, on la trouve belle, et quand on écoute mieux on se rend compte que ça parle d’une prostituée. Ou d’un gay avec des mots comme « Il en est, il en était ». On devrait se rendre compte de ce qu’on dit !
Pour vous la chanson doit être « dégagée » plutôt que « engagée » comme vous le chantiez dans Mousse. Cela vous fait tout de même plaisir d’avoir pu faire réfléchir et changer d’avis des gens avec vos textes ?
La personne qui a parlé de la chanson dégagée ne l’a pas écoutée, car elle est engagée bien sûr ! On parlait de moi comme de « la Brassens en jupon ». Dès que quelqu’un dit une connerie, les autres la reprennent. « Chanson dégagée », je l’ai écrite car tous les "grateux" qui chantaient des chansons nulles en se prétendant engagés m’énervaient. Cette chanson commence par "Y en a qui voudraient que je porte / Une oriflamme ou un couteau / Que je crie et que je m’emporte / Mais faudrait qu’ils se lèvent tôt". Je n’ai pas voulu brandir des pancartes et faire des graffitis juste pour l’image, je voulais dire les choses vraies.
« La chanson, c’est dire aux gens : vous n’êtes pas tout seul ». Ce serait votre définition préférée de la chanson ?
Oui, c’est ça. C’est ma définition. Une chanson de Michèle Bernard a pu me faire ressentir ça. Je ne saurais dire laquelle. Ou plutôt si : il y en a une qui s’appelle « Maintenant ou jamais ». C’est vrai, on dit aux gens qu’on a les mots pour eux. Les gens voudraient dire quelque chose mais n'y parviennent pas, or moi je connais les mots donc je peux le faire pour eux. J’ai l’impression d’être un écrivain public. On est là pour ça, les auteurs.
Ça vous émeut, que les gens utilisent vos chansons dans leur vie quotidienne ?
Beaucoup.
Et quand vous entendez d’autres reprendre vos textes, ça vous fait quel effet ?
Ça me fait plaisir. Si on me la signale, je vais l’écouter. Après, je n’aime pas trop quand on transforme. Mais sinon je dis : « servez-vous ! » Il y a notamment un groupe de filles qui s’appelle Evasion, avec leur spectacle Les Hormones Simone. C’est formidable. Elles ont un talent fou.
Quels sont les artistes que vous aimez en ce moment, que vous allez voir sur scène ?
Yves Jamait, Agnès Bihl, une chanteuse très engagée, ou encore Clarika. Plutôt des jeunes, les vieilles vedettes ne m’intéressent pas.
Vous n’iriez pas voir Mylène Farmer en concert ?
Je ne connais pas (elle soupire). Récemment, je suis allée voir Aldebert, il ne prend pas les enfants pour des cons.
Françoise Nyssen, la ministre de la Culture, a qualifié « Une sorcière comme les autres », de « l’une des plus belles chansons au monde » dans les colonnes du Parisien.
C’est gentil, je l’ai remerciée. Elle est éditrice, c’est quelqu’un qui a accès aux mots. J’espère que c’est bon signe. Très souvent, des garçons me disent qu’ils vont la faire écouter à leur mère...
Cette chanson ambitieuse sur les femmes dure 7 minutes ! Vous avez souvent brisé les cadres de la chanson de 3 minutes 30 : soit plus court, soit plus long…
Je n’aime pas trop cette version-là. Quand on sort une chanson au début, elle est fragile, et tant qu’on ne l’a pas chantée sur scène elle n’est pas finie. Ensuite elle prend du muscle, du sens. Elle devrait faire 4 minutes. C’est comme « Écrire pour ne pas mourir », je la trouve lente. À mesure qu’on chante une chanson, elle vit. « Carcasse », à chaque fois que je la chante, elle s’enrichit de quelques années et de quelques sentiments.
Je me suis toujours demandé comment vous écriviez. Est-ce que vous pourriez essayer de décrire le processus ? D’abord un thème, une note, une manière d’aborder un sujet ? Il en faut des idées !
D’abord, je n’ai aucune discipline. Je n’écris pas deux heures tous les matins, quelle horreur. En période de spectacle ou de déplacement, il n’est pas question d’écrire. Mais j’ai toujours hâte de me retrouver un peu tranquille sur ma toile cirée ! Un jour j’ai dit ça, et depuis on m’offre des toiles cirées en se disant que ça va peut-être m’inciter à écrire. Pour le dernier spectacle, j’ai écrit deux chansons nouvelles, « Avec toi le déluge » et « Cœur battant ». Maintenant je me prépare à écrire. Mais dans la tête, j’écris tout le temps, je suis à l’affût et j’ai mon petit carnet. Je note des rimes. Quelques fois une rime est un cadeau, car elle t’apporte toute la suite. J’ai toujours plusieurs chansons en route en même temps, et quand je m’y mets je regarde laquelle a envie de démarrer. Après, je n’aime pas le mot thème, je préfère sujet ou histoire. J’en ai au moins deux qui sont difficiles car je sais ce que je veux dire, mais je n’ai pas encore la manière. Je compare une chanson à une bulle. Tout est dedans. Si on la touche, tout explose et il faut aller rechercher les morceaux. On peut écrire quelque chose le soir en se disant « c’est génial », et puis le lendemain matin c’est de la merde. Ce que je crains, maintenant, c’est de trop savoir, de céder à la technique. Il faut que je m’invente de nouvelles techniques. Je sais comment faire. Je pourrais me dire : « On me donne un sujet et c’est parti ». Mais je ne suis pas dans un atelier d’écriture, il me faut un petit quelque chose en plus.
Et la mélodie ?
Elle vient avec, elle est dans la tête. Mais on n’écrit pas un trois temps comme on écrit un quatre temps. Elle est là, peut-être un peu simple, et ensuite je l’enrichis. Certaines chansons viennent comme des cadeaux, par exemple « Xavier »…
« Xavier » ! J’allais vous en parler. Est-elle inspirée d’un petit garçon que vous avez connu ?
Je suis très contente de cette chanson. C’est effectivement une histoire inspirée d’une amie d’enfance qui s'inquiétait que son petit Xavier joue avec des poupées. Quelques temps après, j’écris la chanson sans rien dire à ma copine. Mais je n’ai pas du tout écrit cette chanson en disant que Xavier est gay. C’est une chanson sur le genre. Quand je vois les grandes surfaces avec vélos roses et vélos bleus, c’est honteux honteux honteux ! Dès fois qu’elles oublient qu’elles sont des filles… Je suis contente que « Xavier » soit écoutée par des homos, bien sûr, mais il faudrait vraiment que les hommes hétéros l’écoutent aussi !
« Gay, marions nous » a été écrite en 2007 ! Soit une anticipation de six ans sur le mariage pour tous. Vous vous souvenez de comment l’idée vous est venue ?
J’ai de très bons amis belges qui m’avaient invitée à être témoin de leur mariage en 2006. J’allais souvent les voir en Belgique. J’étais très contente, ça s’est bien passé, c’était super. Après j’ai encore assisté à deux ou trois mariages homos. Dans le folklore, il y a souvent des chansons qui se sont appelées « Gai, marions-nous », mais avec un i ! C’est trop beau pour être vrai. Du coup je me suis fait plaisir. J’ai changé les paroles lors des derniers concerts : « Je l’épouse à Pantin / Si le maire le veut bien ».
Dans la chanson, qui est très drôle notamment dans les couplets, vous prenez le parti d’écrire à la première personne. Pourquoi ?
Eh bien j’avais envie de la prendre à mon compte. Je l’ai écrite pour moi, vraiment. Y a pas de problème. Et puis voilà… (sourire) En tout cas, le pape en prend pour son grade. Il est un élément comique, j’ai fait « La Faute à Eve » par exemple… Je l’ai prise pour moi, vraiment.
Comment avez-vous regardé la période des débats sur le mariage en France ? Avec cette Manif pour tous dans la rue ?
Je suis écœurée, c’est honteux, ridicule. Avec les enfants, « un papa une maman »… Cette chanson, je l’ai écrite comme d’habitude en avance sur l'époque. Et ensuite, elle a été partagée pendant les débats !
Avez-vous évoqué l’homosexualité dans d’autres chansons ?
J’ai effleuré le sujet dans « Ruisseau bleu ». Il faut bien écouter, il y a un changement d’accord. Certaines de mes amies lesbiennes ont mis l’oreille dessus tout de suite. En tout cas on a l’impression qu’il y a plus de tolérance aujourd’hui. On peut dire « mon fils est homosexuel » et les gens se taisent. Je crois que ça a dû aider dans les familles. Mais ça a quand même bousillé la vie de pas mal de gens. C’est exactement comme pour le sujet du harcèlement, il y a toute une tradition. J’en parlais avec des amis : les meilleures histoires juives ce sont les Juifs qui les racontent. Les meilleures histoires homos ce sont les homos qui les racontent aussi !
Vous avez souvent parlé de la nature, de l’eau, du vent, de la terre dans vos chansons. Avez-vous le sentiment d’avoir été précurseure sur le dérèglement climatique ?
Je suis faite de ça. Il y avait beaucoup de vents et d'eau dans mes premières chansons. C’est un truc qui a été remarqué par certaines intellos. « La Femme du vent » c’est une histoire de folie. Moi, je n’ai rien à faire des préjugés ou des prévécus. On aime quelqu’un, on aime quelqu’un. Puis des fois ça change.
Est-ce que vous reprendrez un jour "Les Amis d'autrefois" sur scène ? Elle est ma préférée sans doute !
Je l’ai chantée récemment dans un spectacle commun avec François Morel, qui a absolument voulu la chanter. Cette chanson, ça a été le moment merveilleux de ma jeunesse, quand j’ai découvert la mer, les bateaux, les copains. Je m’emmerdais à la Sorbonne et j’ai vu qu’on pouvait avoir des copains !
[Après l'interview, elle ajoute] Dans le spectacle précédent, je chantais avec mes trois musiciennes « Juste une femme », et c’était tout nouveau. C’était une grosse émotion. Quand on l’a répétée, on s’est aperçues que ça pouvait faire un gros choc dans le public. Certains hommes se sentaient mal. On a réfléchi et on s’est dit qu’on allait mettre un intermède musical entre cette chanson et « Mousse », pour les dispenser d’applaudir. Nous aussi, on avait besoin de ça. On se connait bien, on s’aime, ce sont d’excellentes musiciennes. Je les appelle « la Triade ». En commençant le spectacle, je disais : « Que des femmes sur scène. Si ça vous étonne, demandez-vous pourquoi ! »
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Photo de couverture : ©David Desreumaux