Laurent Goumarre s'allonge sur le divan pour raconter Saint Laurent, une première exposition très personnelle, et sa relation pulsionnelle à l'art.
Avant France Culture, France 5 et aujourd'hui France Inter, où il présente Le Nouveau Rendez-vous, il était rédacteur en chef des pages culture de TÊTU. Le producteur de radio Laurent Goumarre, qui a d'abord fait de l'art pour lui, chez lui, au milieu de sa grande collection, présente sa première exposition personnelle à la galerie Alain Gutharc, à Paris. Une juxtaposition de photos, de collages, de dessins, de sculptures. Et un accrochage psychanalytique qui nous en apprend beaucoup sur le jeune cinquantenaire ouvertement gay, lui dont le métier est d’interviewer les artistes. Retour avec Laurent Goumarre sur la manière qu’il a eue de se construire, entre porno hétéro et Palavas-les-Flots.
TÊTU. Vous aviez déjà montré votre travail artistique dans des expositions collectives à la galerie Alain Gutharc. Quelle était votre première photo ?
Laurent Goumarre. C’était des photos que je ne prenais pas, déchirées des pages de romans pornographiques hétérosexuels des années 80. C’était les débuts de Rocco Siffredi, tout jeune. Il y avait aussi cette pornstar que j’adore, Gabriel Pontello, un bourrin représentant de commerce sublime, qui a été le maître à penser - si on peut dire - de Rocco Siffredi. A l’époque, j'étais prof, je corrigeais ces romans très mal édités et j’en faisais des leçons de grammaire, comme si je donnais des cours à mes élèves. Je soulignais les interjections, les compléments d’objets direct... En plus c’était mal imprimé, parfois les acteurs se retrouvaient tout violet, et là l'image se suffisait à elle-même.
Y avait-il déjà un enjeu pour vous à l’époque, ou bien était-ce une sorte d'amusement ?
Non, je ne me suis jamais amusé à ça. Le temps de la réception a toujours été difficile. Je n’avais rien à dire, et d'ailleurs c’est parfois ce que je reproche à mes invités à la radio. Aux questions du style « est-ce qu’il y a un message ? », je n’avais rien à répondre. La seule chose que je savais, c’est que j’avais acheté pendant des années des romans pornographiques hétéros, et qu’il a fallu que j’en fasse quelque chose. Mon travail est de cet ordre-là : je vis entouré de choses qui ont trait à la tension sexuelle.
Qui vous a encouragé à continuer votre pratique artistique et finalement à exposer ?
En particulier Alain Gutharc. Mais je n’ai plus rien montré pendant longtemps. Ça avait pourtant bien marché, j’avais eu un article dans Libération alors que j’étais complètement inconnu, et j’ai très mal vécu les choses. Je me suis dit : « C’est aussi facile que ça ? » Quand on se pose cette question, c’est qu’on n’a pas tellement confiance dans son travail. Mais j’ai toujours continué à faire des choses dont j’étais le premier spectateur, avec toujours l’idée que ce que je fais, je pourrais l’acheter.
Oui, car vous êtes collectionneur d’art, comme en témoigne votre appartement dont chaque recoin regorge de tableaux, de sculptures, de photos...
Oui, j'en achète bien au-delà de mes moyens, et ce depuis que je suis prof dans les années 90. A Paris, j'achetais les œuvres d'un artiste très peu connu, Jean-Pierre Allain. C’est bien de dire aux artistes qu’on aime bien ce qu’ils font. Et ils vivent comment ? Je ne supporte pas le discours qui dit « l’argent et l’art ça n’a rien à voir »… Ah bon ? Et ils vivent comment, les artistes ? Quant à moi, je me suis rendu compte que je voulais vivre avec ça sous les yeux.
En quoi la collection et la pratique artistique se nourrissent-elles l’une l’autre ?
C’est exactement la même chose. Je pense que ça vient de mon initiation à l’art. Je viens d’une famille de profs de lettres qui n’allait pas au musée. Mais ma mère avait Les Merveilles du Louvre à la maison, un support de masturbation total. Certains se branlent sur la Redoute, moi c’était sur L’Enlèvement des Sabines. C’était un éveil à l’art par la sexualité. Une fois à Paris, je faisais les galeries. C’est là que je me suis formé, tout seul. L’éducation du regard, ça se fait comme ça. Chez moi, il faut que le travail vienne pour continuer à m'intéresser aux choses, et c’est à ce moment-là que j’ai commencé à écrire dans Art Press. Si j’aime la mode, il faut que j’écrive sur la mode. Idem pour la danse ou la télévision. Tout objet de plaisir doit devenir aussi du travail, sinon je n’y arrive pas.
Qu'est-ce que ça fait de passer du statut de journaliste à celui d'artiste ?
Cette fois-ci, je suis sûr de mon travail. Mais je ne voulais pas qu'on me décrive comme un photographe. L’accrochage de mon expo, c’est chez moi. Même si je peux isoler certaines œuvres, pour moi tout est une question de présentation. Quand j’achète une œuvre, je sais déjà comment je vais la présenter. Pour moi, l’œuvre n’est pas autonome en elle-même.
Le texte que vous signez pour présenter votre exposition parle des classes sociales. Vous y opposez les artistes Jeff Koons et Martin Parr, Palavas-les-Flots et Biarritz…
Quand Christine Angot dit « L’art est un constat d’échec », c’est super beau. Mais ça ne veut pas dire que ce soit vrai tout le temps et pour tout le monde. Parfois, il faut des fulgurances pour que ça puisse parler. Moi, je serai toujours du côté de Jeff Koons, c’est-à-dire du côté de quelqu’un qui force l’art contemporain à accepter ce qu’il fait. C’est par le fric, le fric d’un parvenu, qu’il a pu imposer son travail dans un milieu qui ne veut pas de lui. Il n’y a jamais aucun snobisme chez lui, jamais. On lui reproche la manière qu’il a eue de se construire. Or il n’est pas un héritier de l’art. L’argent, le pouvoir, la puissance, ne peuvent pas être des reproches qu’on adresse à un artiste. Je crois que c’est Flaubert qui disait : « Je préfère vivre comme un bourgeois et être un artiste plutôt que vivre comme un artiste et être un bourgeois ».
A l’inverse, vous qualifiez les photos de Martin Parr de « dégueulasses ». C’est son regard sur le monde que vous n’aimez pas ?
Je le déteste parce que justement il porte un regard sur le monde, et donc il se penche sur les gens, il a une position dominante. Moi je n'ai pas de regard sur le monde. C’est bizarre que tout le monde aime ça, des intellos aux touristes brocardés dans ses photos. C’est un art qui ne dérange personne, le plus démagogique qui soit. Il va chercher le ridicule, le pittoresque, dans un travail qui met tout le monde au même niveau. Pour moi, c’est un art totalitaire.
Peut-on lire votre texte comme un manifeste anti-snobisme ?
Je n'ai pas voulu écrire un manifeste. Mais quand je reçois des documentaristes comme Agnès Varda ou Raymond Depardon, je leur demande : « Vous n’avez jamais envie de donner la parole à d’autres personnes qu’à des gens pauvres, à des paysans en voie de disparition ? » J’aimerais bien les voir sur la grande aristocratie et les bourgeois. On l'entend beaucoup parler, Pinault [François] ? On l’entend beaucoup parler, Arnault [Bernard] ? Vouloir donner la parole au « peuple », c’est une manière de démissionner et de ne pas voir que ceux qui ne parlent pas, ce sont les puissants.
Quand vous écrivez « la mocheté est mon affaire » pourtant, on pourrait vous croire du côté d’un Martin Parr ?
Palavas-les-Flots, c’est quand même la station balnéaire la plus laide qui soit. Or je la connais depuis très longtemps puisque mes grands-parents y avaient une maison. Donc j’en viens. Quand je fais des photos à Palavas, je ne cherche pas à racheter la mocheté des lieux. En revanche, je veux que la photographie soit belle. Quand je suis à Biarritz, je ne suis que le spectateur troublé devant une telle beauté violente. Je peux juste regarder, mais je ne photographie pas.
Avez-vous d’abord rejeté Palavas avant d’y retrouver un intérêt ?
Non, j’ai toujours été régulièrement à Palavas. Je ne m’en suis pas éloigné. Je n’ai jamais eu honte de mes origines sociales, sauf peut-être quand je suis arrivé à Paris. J’ai rencontré des gens nés ici, des héritiers. Mais cette violence-là, c’est moi qui me la suis infligée. Je le vois dans la manière que j’avais de signer mes articles, avec un prénom composé. C’était vraiment grotesque. Je prenais mon deuxième prénom : Laurent-Gabriel Goumarre. C’est la chose la plus pathétique du monde et ça, ça me fout la honte ! C’est pitoyable.
Vous prenez beaucoup de photos de garçons – de filles aussi – comme ce mec sortant de l’eau, ou ces fesses en maillot de bain. Ce sont des photos érotiques pour vous ?
J’ai toujours mon appareil sur moi et je photographie ce que je montre, par exemple ce mec avec le drapeau américain qui lui sert de maillot et ses tatouages sur les mollets. J’aime bien découper les corps. Ces gros plans, c’est ce que j’appelle des images pornographiques. Quand le visage apparaît dans un film porno, c’est l’événement. Je pourrais par exemple exposer une capture d’écran du visage de Gabriel Pontello, parce que j’ai vraiment regardé ça. Et à un moment donné, si je l’ai vraiment regardé, c'est que ça me regarde.
Le titre de l’expo, c’est une provocation ? Faire référence à Saint Laurent, quand même...
Son vrai nom, c’est Yves Saint Laurent. Pas Saint Laurent. J’ai commencé à travailler sur les pages de pub quand Hedi Slimane a fait disparaître le « Yves ». Je compare cette démarche à l’époque où je faisais une série qui s'appelle Ma Vie dans le journal. Je soulignais les mots qui formaient un autoportrait comme « mes / yeux / bleus » ou « la / mort / de / mon / père » dans des textes qui n’avaient aucun rapport. J’ai toujours trouvé ailleurs qui je suis, et c'est une recherche incessante. Eh bien Saint Laurent, c’est moi. J’adore mon prénom. Et en plus, mon mec s’appelle Laurent.
Saint Laurent à la galerie Alain Gutharc
Exposition de Laurent Goumarre jusqu’au 24 février
Photo de couverture : Sans titre (le petit cul), 2002, Photographie couleur, 31,3 x 23,2 cm. Photo Laurent Goumarre.