Chase Johnsey est danseur professionnel. À 32 ans, il est le tout premier homme gender fluid à interpréter un rôle féminin dans un ballet national. Une performance historique qui bouleverse le monde de la danse classique. Pour TÊTU, l'artiste revient sur son incroyable parcours.
« Ce n'est pas pour moi que je l'ai fait, mais pour ma communauté : les personnes trans, gender fluid et agenres. Pour qu'elles sachent que, désormais, c'est possible. » Cette année a été marquée par une révolution dans le monde, très rigide et conservateur, de la danse classique. Elle porte un nom : Chase Johnsey. À 32 ans, ce danseur américain est la première personne s'identifiant comme homme gender fluid à jouer un rôle féminin dans un ballet national.
D'avril à juin 2018, Chase a fait partie du « corps de ballet féminin » - le groupe de danseuses qui se produit aux côtés des solistes pour les mettre en valeur - de la très prestigieuse compagnie anglaise The English National Ballet. Le rêve d'une vie pour cet artiste, qui confie à TÊTU être « attiré par la danse et les rôles féminins depuis toujours ».
Repéré en 2017 aux Britain's National Dance Awards
Avant d'en arriver là, celui qui se décrit comme un « danseur-né », se produisait depuis ses 17 ans en tant que « ballerine » dans une troupe new-yorkaise constituée uniquement d'hommes : le Ballet Trockadero de Monte Carlo. Une compagnie avec une particularité : toutes et tous pouvaient jouer des rôles aussi bien masculins que féminins. Après 14 ans de bons et loyaux services, avec des milliers de représentations issues du répertoire de la danse classique, Chase s'est finalement fait remarquer par les professionnels d'un milieu considéré comme extrêmement traditionnel.
Le tournant s'opère en 2017, lorsqu'il gagne aux Britain's National Dance Awards, le prix récompensant le danseur masculin qui a le mieux interprété un rôle féminin. Chose surprenante, il est également nominé aux côtés de femmes concourant pour le prix de meilleure danseuse. Une victoire et des nominations qui lui ont valu une reconnaissance internationale : le danseur finit par se faire débaucher.
« Après avoir gagné ce prix, la directrice de l'English National Ballet m'a demandé de venir auditionner pour un rôle de ballerine dans le corps de ballet féminin de la compagnie. Elle m'a annoncé qu'elle me voulait, pour ma façon de danser, unique selon elle. Elle ne voulait pas me pousser dans quelque chose de plus masculin ou de plus féminin. Seulement que je sois honnête sur les planches. Je n'en revenais pas. »
D'avril à juin 2018, cet artiste confirmé se produira au Coliseum Theater, en plein centre de Londres, pour jouer dans La Belle au Bois Dormant - dont la musique a été composée par Tchaïkovsky.
Se féminiser un maximum
« Je n'ai pas le corps ni les courbes parfaites, aucune ballerine n'a ça. Mais j'ai quand même des facilités naturelles, je suis menu, j'ai les traits du visage fins », lance-t-il. La ballerine a refusé de prendre des hormones, mais a dû se féminiser un minimum, notamment par le biais d'une opération de chirurgie esthétique faciale. Le régime alimentaire a, quant à lui, été très stricte : Chase a perdu 10 kilos, « de muscle, uniquement », en trois mois. Il était suivi par une nutritionniste pour être sûr que cela « n'endommage pas » son corps. Un travail titanesque, pour devenir encore plus fin et tasser ses muscles, sans perdre de sa force naturelle.
En parallèle, le rythme des entraînements s'est intensifié : « Le niveau technique était bien plus élevé qu'à Trockadero, j'ai dû puiser dans mes réserves pour rattraper mon retard. Par exemple, les autres ballerines membres du corps de ballet ce sont entraînées en pointes depuis leur plus jeune âge, ce n'est pas mon cas. Je me suis mis à apprendre secrètement tout seul, à l'âge de 14 ans ! »
Quand il avait 8 ans, pourtant, Chase dansait déjà au beau milieu de son salon devant ses parents, son « premier public » qui « savait pertinemment » qu'il était gay. Très jeune, il a eu « la chance » de connaître l'acceptation et le soutien entier de sa famille. C'est donc tout naturellement que sa mère l'a inscrit dans un cours de danse.
« Mes professeurs me disaient qu'aucun ballet ne m'engagerai »
Mais tout n'a pas toujours été aussi simple pour la ballerine. En grandissant, Chase s'est rendu compte qu'il était fait pour les rôles féminins. Tout le long de son apprentissage, ses professeurs l'ont pourtant cantonné aux rôles masculins : « J'ai beaucoup entendu que ma danse était trop douce, trop mignonne, que j'étais un homme, qu'il fallait que je sois un prince », soupire-t-il. Et d'ajouter :
« Mes dernières années d'école ont été effroyables. Mes professeurs m'ont dit de brut en blanc qu'aucun ballet ne m'engagerai jamais. Que je devrais plutôt envisager de me tourner vers la danse contemporaine. Mais moi, je voulais faire de la danse classique. »
« Je veux être vu tel que je suis »
Heureusement pour lui, son arrivée à l'English National Ballet lui a prouvé que ses professeurs avaient eu tort. Là-bas, la réaction de ses collègues a été « simplement naturelle ». « Les danseuses me demandaient même des tutoriels maquillage avant de monter sur scène, ça avait le don de me détendre. Je me disais que si les filles me réclamaient ça c'est que je devais être impeccable ! », confie-t-il dans un rire.
Sur scène, l'artiste porte le même costume que les autres femmes. Il se « fond dans la masse », toujours en étant lui-même :
« Mes cheveux sont tirés à quatre épingles, mon maquillage est impeccable. Quand je danse, je veux être vu tel que je suis, une ballerine comme les autres. Rien ne me fait plus plaisir que de savoir que personne ne me remarque dans le corps de ballet. »
Une performance qu'il veut banaliser
Celui qui a toujours été convaincu qu'il y a autant de façons de danser que de danseurs, estime contribuer à la banalisation d'un phénomène.
« Le fait que j'existe dans le monde de la danse classique, en dehors de la compagnie Trockadero, prouve que je normalise cette pratique. C'est selon moi la meilleure des manières de permettre l'égalité de tous les genres, pour tous les danseurs LGBT+. Et ça prouve par la même occasion que l'idée du genre est une construction sociale, qu'on retrouve jusque dans les arts. »
Un petit pas qui pourrait bien bouleverser les codes du milieu. Le danseur, marié depuis cinq ans à son compagnon, confie recevoir de nombreuses opportunités et « ne compte pas s'arrêter en si bon chemin ». Il aspire désormais à un rôle « sur-mesure » en danse classique, afin de pouvoir pleinement exprimer sa fluidité.
Crédit photo : Elliott Franks.