Nina Bouraoui est une écrivaine précieuse. À 51 ans, l’auteure de « Garçon Manqué » et de « Mes Mauvaises Pensées » revient avec un roman à l’image de sa vie : éclatée entre son histoire familiale, la découverte de son homosexualité, ses nuits fiévreuses dans les clubs lesbiens. Des thématiques qui l'obsèdent depuis plusieurs années mais qui n’ont jamais été aussi parfaitement assumées. Présenté par son éditeur comme un roman « sur les origines du désir et de la violence », « Tous les hommes désirent naturellement savoir », c'est son titre, est également une formidable réponse au racisme et à l’homophobie ambiante. Rencontre.
Elle s'excuse mille fois d'avoir décalé notre rendez-vous d'une petite heure. Comme si on pouvait lui en vouloir. Puis d'une voix douce, elle nous demande : « Alors TÊTU, ça continue ? C'est magnifique. On a besoin de vous ! ». Nous aussi, on a besoin d'elle. De ses livres amoureux. De son écriture au couteau. De ses phrases talismans qu'on note pour soi comme de petites vérités dont on devrait toujours se rappeler. En une quinzaine de romans, Nina Bouraoui est devenue pour nous une écrivaine cruciale.
À 51 ans, celle qui s'est fait connaitre avec « La Voyeuse interdite », son premier roman paru en 1991, revient avec un nouveau livre « difficile à écrire » baptisé « Tous les hommes désirent naturellement savoir». Un titre piqué à Aristote « un soir de grande désespérance » alors que le livre n'avançait pas.
Pourtant, c'est un livre franc et simple - en apparence en tout cas -, articulé autour de trois verbes que l'on retrouve en titres de chapitres ("savoir", "se souvenir", devenir"). L'auteure y endosse pleinement sa double identité : ses origines algériennes mêlées à sa nationalité française. Mais aussi une homosexualité qu'elle assume désormais frontalement. Un roman qui tombe à point nommé pour répondre à la haine qui infecte notre époque.
Ce livre revisite des thèmes que vous avez souvent abordés dans vos livres précédents : votre enfance en Algérie, votre homosexualité ou vos nuits en clubs lesbiens. Mais la forme ici est totalement rénovée. Et parfois même politique…
Nina Bouraoui : On pourrait croire que j’écris toujours le même livre et ce serait une catastrophe ! Même moi, j’ai failli le penser. Car cette fois, j’ai revisité toutes les pièces de mon château. C’est comme ça que je perçois ma mémoire et ce livre est construit ainsi. Avec des salons, des chambres, des caves, des chambres encore verrouillées. Des pièces que j’entrouvre et referme aussitôt. Des lieux où je me prélasse, comme les criques algériennes. D'autres où je me vautre ! (rires) Notamment ce club de femmes, Le Katmandou. Ce sont mes thèmes. Finalement, les livres ressemblent à ceux qui les écrivent. J'ai commencé à écrire sur mon homosexualité en 2000. J’avais 33 ans. Je viens d’en avoir 51. J’ai forcément évolué. La société aussi. La parole s’est libérée. Chacun a pu dire : « Je suis homosexuel ». Mais j’ai aussi le sentiment que la tolérance a rétréci. Une parole de liberté s’est épanouie. Mais une autre parole, de haine cette fois, a elle aussi a prospéré. Il m’a semblé que c’était maintenant qu’il fallait écrire ce livre. Maintenant qu’il faut parler de l’enfance homosexuelle. De l’adolescence homosexuelle. Parce qu’il y a face à nous un discours qui est en train de dévier de manière extrêmement dangereuse. Une montée des violences, d’incompréhension et de haine, de frustration. Et à nouveau, nous, les homosexuels, devenons les boucs émissaires.
Ce sont également vos retrouvailles avec un travail autobiographique...
Ça faisait longtemps que je n’avais pas fait d’autofiction. Il y a deux ans, j’ai écrit une rupture hétérosexuelle (« Beaux rivages » déjà chez JC Lattès, ndlr). Mais si on est un peu malin, on devine qu’il s’agit d’une histoire entre deux filles. Ça m’amusait de jouer ainsi. Pour moi, c’était déjà une réponse à l’homophobie. Tant d’hétérosexuels venaient me voir en librairie en me disant : « Mais Nina, c’est tellement ça la relation entre un homme et une femme ! » Je ne leur ai pas vendu la mèche. Mais, c’était une belle réponse, je trouve !
Vous parlez d’autofiction. C’est un mot avec lequel vous étiez pourtant fâchée, non ?
Il est bizarre ce terme, « autofiction ». On l'utilise pour décrire mon travail, mais moi je me suis toujours présentée comme une poète. Je me suis toujours perçue ainsi. J’essaie de restituer des émotions avec la musicalité qui est en moi. J’aime ma langue française car derrière, il y a la langue arabe. Je sais que, de manière invisible, cette langue-là épouse mon français. Elle lui donne ce rythme, cette couleur particulière…
« Lorsqu’on me dit “Mais Nina, les lesbiennes ? Tu ne peux pas imaginer : c’est le fantasme numéro 1 des mecs !”, pour moi, c’est une insulte. »
Dans ce livre, vous écrivez : « Il y a une enfance homosexuelle. Cette enfance est la mienne. Elle ne répond à rien. Elle ne s’explique pas. Elle est. Il y a une histoire de l’homosexualité, des racines et un territoire. Elle ne vient pas du désir, du choix, elle est, comme on pourrait le dire de la composition du sang, de la couleur de la peau, de la texture des cheveux. » Ce passage, brillant, est une réponse merveilleuse à l’homophobie. Et même, une riposte anticipée aux récentes déclarations du pape...
Ça arrange tout le monde de dire « l’homosexualité est un choix », « c’est un jeu d’adulte »… Ou lorsqu’on me dit « Mais Nina, les lesbiennes ? Tu ne peux pas imaginer : c’est le fantasme numéro 1 des mecs ! ». Pour moi, c’est une insulte. Chacun fait ce qu’il veut dans sa chambre. Ce sont des jeux qui appartiennent à tout le monde. Mais on ne mesure pas l’importance que c’est pour nous d’être homosexuel et de le dire. Parce qu’on ne mesure pas tout le silence, toute la honte qui nous arrive à l’adolescence. J’ai souffert de ma propre homophobie. Car bien sûr, j’avais peur. Peur d’être différente. Quand on est jeune, on ne veut pas du tout quitter la norme. Le groupe. La meute. La force. Quand je parle de mon homophobie, je pense que je rends service à tous les homosexuels. Car en fait, elle émane des autres ! Nous on adore, ce que l'on est ! On est juste. On est vrai. On occupe notre désir. En cela, le livre de Philippe Besson (« Arrête avec tes mensonges », ndlr) est exemplaire. Ne pas s’assumer, c’est la pire des trahisons de soi. Et nous, nous sommes des courageux.
Mon enfance était éblouissante. Dans les années 70, l’Algérie était déjà un pays corseté. Ma mère a souffert d’un racisme anti-francais. Mais elle m’a donné une leçon d’humanité, de courage et de bienveillance. Aussi, je n’ai jamais haï ma part algérienne. Au contraire, j’en étais fière. Je l’ai occupée. Ma mère parlait Arabe. Elle était plus Algérienne que mon père algérien ! En plus, elle avait des amies splendides. Pour moi, c'était le nirvana ! C’était le temps de la volupté. De la liberté. J’étais juste avec ce que je ressentais. Ça n’est qu’après, lorsque je me suis insérée dans la société que tout s’est refermé. À cause du regard des autres. Et ce regard, il faut toute une vie pour le défaire.
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Le regard des siens aussi. Dans ce livre, vous restituez une phrase prononcée par votre grand-mère : « Celle-là, il faudra la payer pour aller avec un garçon. Soit c’est une intellectuelle, soit c’est une lesbienne. » Cette sentence, prononcée devant l’enfant que vous êtes, elle est terrible !
Cette phrase m’a énormément troublée. Enfant, je m’habillais comme je voulais. Comme un garçon. J'étais très queer. L’Algérie était comme un enfant sauvage. On était en pleine indépendance. Ma mère était très laxiste. Très tolérance. Mon père souvent en voyage pour son travail. Je grandis comme je veux. Et un jour, j’ai huit ans, je suis sous le préau de la petite école, et deux institutrices disent de moi: « Et dire que les parents sont au courant. Ils savent. Mais ne font rien. » C’est terrible car pour moi, ça veut dire que ça décrédibilise mes parents. Ma mère passe pour une irresponsable. Et moi pour quelqu’un d’à part. Cette phrase, il faut toute une vie pour s’en remettre.
Lorsque je commence à occuper mon homosexualité comme un territoire, et que je découvre ce club de femmes, j’ai 18 ans. C’est moi la plus jeune. Le Katmandou est situé rue du Vieux Colombier. Je rencontre Elula Perrin, grande figure des lesbiennes de Paris. Et lorsque je m’installe au bar, je deviens un écrivain parce que je comprends deux choses : qu'en écrivant, je peux restituer tout ce que je vois dans la nuit et réparer mes peines quand je rentre chez moi. Mais surtout, je me dis que si je suis écrivain, si je parviens à réaliser mon rêve d’être publiée, alors on me pardonnera mon homosexualité. Et ça, c’est d’une violence inouïe. Un hétérosexuel ne sera jamais devant ces préoccupations.
Vous écrivez notamment : « J’ai des fantasmes d’assassinat et de châtiment. Je crois devoir payer ce que je suis. » Ça a été long de venir à bout de ce sentiment de culpabilité ?
Très. Pourtant j’ai des parents plutôt tolérants. Ils ont plutôt bien pris mon homosexualité. Mon père est Algérien. Il est musulman. Il devient un peu plus pratiquant maintenant parce qu’il vieillit, il va avoir 84 ans. Mais il a lu mon livre, il m’a dit : « Ma fille, je suis fier de toi. Tu es une militante. C’est merveilleux pour les hommes et les femmes homosexuels. » Franchement, c’est extraordinaire ! Bon, je le soupçonne, en bon père algérien bien macho, d’être très fier d’être le seul homme de ma vie. (rires) Il se dit sûrement : « Tant mieux s’il n’y a pas de garçons ! Tant mieux s’il n’y a que des filles ! »
C’est émouvant de vous voir rendre vie à ce lieu, Le Katmandou, haut-lieu de la vie nocturne des femmes dans les années 80. La mémoire des lieux de vie homosexuels s'efface si vite...
Beaucoup de filles de ma génération me disent : « Merci ! C’est génial de faire exister à nouveau ce lieu ! » Elles ont toutes connu Le Katmandou. Pour moi, c’était un lieu de l’homosexualité « old-school ». On y voyait des femmes en costumes trois pièces, avec des cannes, comme sorties des années 30 ! Des femmes très féminines. D’autres très garçonnes. Avec la vraie patronne, Elula, toujours en tailleur très chic. Tout ça se mélangeait. Mais ça n’existe plus. Je ne fréquente plus la nuit des filles. Il reste quelques bars, je crois. Mais tout s’est réduit comme peau de chagrin. Plus tard, dans les années 90, Elula reprendra Le Privilège et c’était génial. Mais il régnait au Katmandou une ambiance provinciale qui me manque. Tout le monde se connaissait. Quand on entrait dans cette boîte, il y avait le bar, les tables près du bar — ça c’est quand on avait une certaine notoriété —, une toute petite piste de danse, puis derrière, « les rebuts » dont je faisais partie. Selon sa côte, on parvenait à progresser...
« Mais j’appartiens quand même à une famille : celle de la nuit. Je me dis : j’ai trouvé mon groupe. Alors, il est étrange. Il est bigarré. Il est multiple. Mais c’est le mien. »
Vous aviez déjà évoqué le monde de la nuit dans un livre précédent, « Poupée Bella » (publié en 2004, chez Stock). Mais on n’y avait pas décelé autant de violence entre les femmes…
« Poupée Bella » est un peu le canevas de ce livre. Quand on a 18 ans et qu’on est homosexuel, tomber amoureux est un destin. Ce n’est pas juste tomber amoureux. C’est habiter son identité. La revendiquer. En tout cas, de soi à soi. C'est se dire : « Ça y est. Je vais embrasser une fille. Peut-être faire l’amour avec elle. » Pour moi, c’était une catastrophe. J’étais jeune. On est en 1985. Le sida arrive. Je fréquente un jeune garçon gay qui forcément est beaucoup plus angoissé que moi par la maladie. On en parle beaucoup. On sort aussi énormément. On fait l’ouverture du Boy ensemble. J’étais la seule fille, c’était super. Mais je découvre aussi la violence des femmes. Les femmes entre elles sont de vraies tigresses. Elles se battent. Parfois à coup de tessons de bouteilles. Elles vivent un peu comme des hommes. Avec l’alcool, la drogue. Soudain, tout est permis. Je me rends compte que personne ne s’aime vraiment soi-même. Cela diffuse de la haine, de la vengeance, de la rancune. Je découvre la soumission. Le compromis. Mais je découvre aussi que tous les milieux sociaux se mélangent. Je rencontre des prostituées, des anciennes détenues, des princesses libyennes, des avocates… Mais je m’aperçois aussi que ça ne suffit pas. Même si nous avons le même désir pour les femmes, ça ne veut pas dire qu’on va s’entendre. Nous n’avons pas la même sensibilité ou la même sensualité. Mais j’appartiens quand même à une famille : celle de la nuit. Je me dis : j’ai trouvé mon groupe. Alors, il est étrange. Il est bigarré. Il est multiple. Mais c’est le mien.
Dans votre livres, on découvre d’ailleurs qu’il y a des hommes à l’intérieur de ce club lesbien.
Des policiers. C’est la règle. La protection la nuit, c’est soit la mafia, soit la police. Mais aussi des clients qui viennent voir ces filles qui aiment les filles. Mais pas question de les toucher. Elula avait une expression pas très élégante : « Messieurs, vous entrez. Mais vous laissez vos couilles aux vestiaires. » (Rires)
« Moi, j’ai tout cumulé. Le métissage, l’homosexualité… Mais c’est une richesse inouïe ! »
En ce moment, en France, le débat sur l’assimilation culturelle refait surface politiquement. Pour devenir Français, il faudrait oublier d’où l’on vient. Mais votre livre, lui, parle de votre double identité, française et algérienne, qui n’a cessé de vous nourrir…
Moi, j’ai tout cumulé ! Le métissage, l’homosexualité… Mais c’est une richesse inouïe ! Quand j’arrive en France, à 14 ans, je suis Algérienne. J’ai un accent à couper au couteau. Je suis arrachée à mon pays. J’atterris dans le 15e arrondissement de Paris. Il faut que je me réapproprie ma nationalité française. Soudain, je déchire des photographie d’amis. Je ne réponds plus aux lettres de mes amis algériens qui sont restés là-bas. Je dois faire table rase. Je rejette ce coté de ma vie parce que je ne veux pas être différente. C’est exactement comme mon homosexualité. Mais ça ne dure pas. Car le métissage transpire sur votre peau, votre visage, votre façon d’être, de penser. Ne perdons pas nos racines ! Jamais ! Au contraire ! Mon « algérianité » ne s’oppose pas à mon coté Français. Tout cela se mélange en moi ! Mes livres sont toujours éclairés par l’Algérie... Même quand l’Algérie n’en est pas le sujet. Quand je parle de Méditerranée, de fleurs, de soleil : toute ma poésie est Algérienne. Ça aurait été dommage d’oublier tout ça. Nous n’avons pas de place ? Tant mieux ! Il ne faudrait jamais en avoir. C’est la mort de devoir tenir une place ! C’est le cimetière !
Lorsque vous racontez les vies de ces personnes, vous n’avez pas peur de les heurter ?
Tout est vrai dans ce livre. toutes femmes ont existé. Mais je suis un écrivain amoureux de ses personnages. J’avais un peu d’appréhension vis-à-vis de ma mère. Parce qu’elle a un secret d’enfance qui contamine toute sa vie et que j’aborde dans ce livre. L’origine de la violence, il vient de son enfance. ll fallait que j’en parle. Non pas pour dévoiler un secret et dire « Ma mère a été abusée ». Mais parce que ça fait partie de mon histoire. Et ce livre devait être cash. Je devais tout dire. Parce que ça explique aussi mon rapport aux femmes. J’ai toujours voulu protéger toutes les femmes. Pour moi, toutes les femmes sont en danger. Ce qui est une grande névrose. C’est insupportable pour les femmes que j’aime. Une femme qui sort dans la nuit, ça m’effraie. Il faut qu’on m’appelle pour me dire « je suis bien rentrée ». Je travaille là-dessus parce que, franchement, ça m’épuise. Et mon entourage aussi.
Vous vous définissez comme une poète. C’est ce qui vous a amené vers l’écriture de chanson, pour Céline Dion, notamment ?
Peut-être. Mais, écrire des chansons, c’est très difficile. Ce sont des mathématiques, et je ne suis pas du tout matheuse. En plus je chante faux ! (rires) Peut-être que ma poésie m’a aidée à trouver les bons mots. Dans les chansons, il faut être à la fois très simple. très pure. Mais avec une forme d’esthétisme. J’ai eu de la chance de commencer à écrire pour Céline Dion. Jean-Jacques Goldman avait contacté mon éditeur de l’époque, Jean-Marc Robert, en lui disant : « On veut des textes un peu bizarres. Où il n’y aurait pas forcément de rimes ou de refrains… » Donc j’ai été extrêmement libre. Au début, j’ai eu beaucoup de mal. Mais je me disais : écrire pour Céline Dion, quelle joie ! Je sais qu’il est de bon ton de la dénigrer, mais moi je l’adore ! C’est une femme surprenante, une bosseuse hallucinante, une vraie showgirl et une icône gay ! Elle est géniale, Céline !
Crédits photos : Patrice Normand/Francesca Mantovani/JC Lattès.
« Tous les hommes désirent naturellement savoir » de Nina Bouraoui est sorti chez JC Lattès. 256 pages. 19 euros.