musiqueUèle Lamore : rencontre avec une cheffe d'orchestre queer et avant-gardiste

Par Marion Chatelin le 27/11/2018
Uèle Lamore

Uèle Lamore a fondé l'orchestre "Orage" il y a maintenant deux ans. Une formation unique en son genre, naviguant entre électro, jazz et fusion, et qui accompagne sur scène de nombreux artistes indépendants. À sa tête, une femme, éminemment queer dans son rapport à la musique comme dans sa vie. Alors on a forcément eu envie d'en savoir plus. Rencontre.

À seulement 24 ans, Uèle Lamore est un oiseau rare dans le milieu de la musique indé. Son talent ? Être une briseuse de codes, une musicienne à la croisée des genres, une bâtisseuse de ponts. Rien que ça.

Ses débuts dans la musique sont fulgurants : à 22 ans à peine, elle s'offre la scène du théâtre du Châtelet pour jouer avec sa formation l'orchestre Orage. Puis, elle enchaîne avec le FGO-Barbara dans le XVIIIe arrondissement de Paris et le printemps de Bourges. Des salles et festivals prestigieux, toujours pour des concerts uniques. Un tour de force pour l'une des rares cheffes d'orchestre de France. Un exploit pour une femme queer qui surnage au beau milieu d'un océan d'hommes.

Uèle Lamore : rencontre avec une cheffe d'orchestre queer et avant-gardiste
Uèle Lamore. Crédit Photo : Giovanni Ricco.

Oasis pour musiciennes

L'orchestre Orage c'est un oasis pour les musiciens. Ils sont une vingtaine à y jouer, la plupart issus de formations classiques. Et, cerise sur le gâteau, 75% de ces musiciens sont en fait des musiciennes. « Un pur hasard » assure Uèle, qui glisse dans un rire : « C'est peut-être pour ça qu'on a une si bonne ambiance dans la formation ! ».

Orage, ce n'est pas de la musique classique. Mais un orchestre au carrefour des musiques actuelles. Dans le panthéon personnel de la jeune cheffe, on retrouve le légendaire Kamasi Washington ou les Anglais The Last Shadow Puppets. Ses influences sont jazzy, expérimentales, fusion, new wave et soul. Et en deux ans, Lamore a déjà partagé la scène avec plusieurs grands noms comme Agar Agar, Grand Blanc, Midori ou « les chouchous » Kodäma.

« On fait des choix artistiques assez centrés. On ne fait pas de pop, on travaille avec des artistes indépendants qui ne font pas de la musique commerciale. C’est vraiment très important pour nous de donner à voir des artistes qui n'occupent pas le devant de la scène. » Sa volonté : participer au développement d'un écosystème musical, créer des ponts entre les genres et avec le public. 

Inspiration familiale

Si Uèle est fermement attachée à montrer la diversité et à mélanger les genres, c'est parce qu'elle a elle-même une personnalité hors du commun. Fille d'un peintre-sculpteur américain originaire d'Italie, et d'une styliste centrafricaine. Des parents qui l'ont "toujours encouragée" à faire de la musique.

Enfant, la jeune femme raconte avoir fait "une crise" devant une boutique d'instruments pour avoir un violon. Puis, elle se tournera vers la guitare. Le bac en poche, celle qui a toujours refusé de suivre la voie royale du conservatoire préfère intégrer Berklee, à Boston, la référence mondiale en matière de musiques actuelles.

"L'Amérique est mon deuxième pays", explique-t-elle. Là-bas, elle fait un virage à 180 degrés et décide de s'inscrire en musique classique. « J'ai voulu faire quelque chose que je ne connais pas. Mes professeurs ont vu que j'avais une grande appétence pour la direction d'orchestre et m'ont poussée à m'engager dans cette voie. » De fil en aiguille, Uèle comprend ce qu'elle veut faire : de la direction d'orchestre spécialisé en musique contemporaine.

Les femmes au violon, les hommes à la direction

Franco-américaine, ouvertement lesbienne, Uèle dit avoir toujours grandi dans une famille ouverte d'esprit. Mais une fois de retour en France, la jeune femme se rend compte de la difficulté de créer un orchestre quand on est une femme et qu'on a 22 ans. "Je trouve que la représentation des femmes dans la musique est absolument ridicule. C'est particulièrement hallucinant en musique classique", tranche-t-elle.

En cause, la culture musicale qui est imprégnée d'une tradition "macho". Les derniers chiffres de la société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD) le prouvent. Seules 21 femmes exercent le métier de cheffe d'orchestre en France. Contre 586 hommes. La différence est terrifiante.

"Je ne m'en suis pas tout de suite rendue compte parce que je n'ai pas vraiment vécu les périodes clés de ma vie dans ce pays. Mais en parlant avec des filles issues du milieu classique, je me suis rendue compte de cette culture patriarcale", abonde-t-elle. Et de poursuivre :

"Ici, on ne va pas orienter les femmes vers la direction d'orchestre. On va les inciter à jouer du violon ou de la flûte."

Uèle Lamore : rencontre avec une cheffe d'orchestre queer et avant-gardiste
Uèle Lamore. Crédit photo : Alisha Batth.

Bousculer les codes

Uèle souhaite que sa situation soit "la normalité". Qu'il y ait "autant de meufs que de mecs" à exercer ce métier. La jeune femme explique avoir l'impression de bousculer les codes. Il est arrivé qu'on ne la reconnaisse pas en arrivant dans la salle avant un concert. "On me demande si je suis perdue, ce que je fais là. On m'indique le chemin en me disant par exemple : 'Le public c’est par là !' Je dois expliquer que je suis la cheffe d’orchestre."

Elle n'a pas les codes, et tient à ne pas les avoir. Question de principe. "Je ne suis pas en queue de pie. Je suis très détendue", explique Uèle dans un rire. Et de poursuivre :

"Je veux absolument instaurer l’idée qu’un chef d’orchestre n’est pas un dieu vivant. C’est une mission comme une autre au sein d’un ensemble. Je fais le même travail que les autres." 

Représentativité des personnes queers

Lorsqu'on la questionne sur la représentation des personnes queers dans le milieu de la musique, la jeune femme marque un silence. Elle dit "ne pas se définir par sa sexualité". Pour autant, elle ressent une sorte "d'invisibilité visible" dans le milieu de la musique. Comprendre : on voit les personnes queers essentiellement dans les milieux underground, et difficilement dans la culture mainstream. Pire encore, les LGBT+ ne sont que trop rarement connus du grand public.

Uèle ne se considère pas non plus comme une militante. Mais elle est consciente d'appartenir à une génération qui oeuvre pour le changement. Un changement dans lequel elle s'implique, non seulement en mettant sur le devant de la scène des artistes trop méconnus. En décloisonnant les frontières musicales. Mais aussi en montrant qu'on peut être une femme queer et réussir à percer dans un milieu conservateur et patriarcal. Une belle prouesse qui devrait, espérons-le, paver la voie à d'autres.

L'orchestre Orage sera en concert le samedi 1er décembre 2018 avec Mad Rey et Hugo LX au Pan Piper à Paris. Plus d'informations à retrouver ici.

Crédit photo : Alisha Batth.