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théâtre"Je veux que le patriarcat s'effondre" : rencontre avec l'artiste trans et radicale Phia Ménard

Par Marion Chatelin le 11/01/2019
Phia Ménard

Tour à tour jongleuse, performeuse et metteuse en scène, à 47 ans Phia Ménard est une artiste polymorphe. À la fois poète et pirate. Car cette femme trans ne s’interdit rien. Et espère bien nous éveiller. De "P.P.P." à "Vortex", tous ses spectacles sont des combats. Avec sa dernière pièce, "Saison Sèche", la metteuse en scène a décidé de s’attaquer à l'effondrement du patriarcat. Rencontre avec une artiste rare, d'une humanité désarmante.

On lui reproche parfois ces scénographies trop imposantes. Mais pour Phia Ménard, impossible de traiter de l'effondrement du patriarcat en étant dans la demi-mesure. "C'est comme si on faisait tomber une ville toute entière. Quitte à s'attaquer à ce sujet, autant le faire vraiment, sinon cela n'a pas de sens", tranche cette artiste, entre deux gorgées d'expresso.

Dans "Saison Sèche", dont la première s'est déroulée le jeudi 10 janvier à la Maison de la Culture de Bobigny (MC93), sept femmes évoluent dans un espace confiné. Leurs corps se désarticulent, les bras se tordent et les pieds bondissent. Les murs sont blancs, aseptisés. Symboles de la virginité. Le plafond monte, pour mieux descendre. Il broie. Spoiler : le spectateur risque de sortir plutôt chamboulé de cette performance organique.

"J'ouvre le spectacle par une phrase : 'Je te claque la chatte'. Les hommes se demandent pourquoi je dis ça alors que les femmes ne comprennent que trop bien. C'est la synthèse de tout ce qu'elles ont pu entendre comme insultes." Le ton est donné. La conversation sera, à l'image de l'oeuvre de l'artiste, percutante. Des mots qui tranchent avec la personne. Les yeux sombres et brillants, Phia Ménard dégage une douceur, doublée d'une certaine malice. Elle arbore un serre tête orné de fleurs sur le haut du crâne. Sa voix est douce et mesurée. L'effet, apaisant et rassurant, est immédiat.

"Je veux que le patriarcat s'effondre" : rencontre avec l'artiste trans' et radicale Phia Ménard
Saison Sèche. Crédit photo : Christophe Raynaud de Lage.

Le patriarcat, cette plaie ouverte

Son discours, est éminemment politique. Son art, radical et monumental. Le patriarcat ? Un système de domination comparé à une plaie ouverte qu'il faut guérir, explique la performeuse, pour qu'enfin ce système "d'une absurdité totale", disparaisse. "Je veux que le patriarcat s'effondre", assène-t-elle, d'une voix calme et posée, un sourire sur les lèvres. "Mais la vraie question, c'est plutôt : comment fait-on pour l'accompagner vers sa fin ?" Sa dernière oeuvre incarne en elle-même ce combat.

Dans le restaurant de la MC93, celle qui a entamé sa transition en 2008 analyse : "Le modèle de la vie ? C'est la domination. Et moi je suis passée du pouvoir à la perte du pouvoir." 

"Dans la peau d'un homme, je pouvais traverser une ville de jour comme de nuit sans avoir de soucis", explique-t-elle. Mais aujourd'hui, Phia Ménard dit avoir "perdu son invisibilité".

Dans "Belle d'Hier"l'artiste s'est attaquée à la représentation du prince charmant. "Saison Sèche" incarne la "suite logique". Assurément féministe, la performeuse va jusqu'à chorégraphier l'insoumission, afin de "démolir la maison du patriarche". Sur scène, les sept interprètes vont faire du drag-king (lorsque les femmes se travestissent en hommes, ndlr), et prendre les codes de la classe dominante, afin de "faire comprendre que la masculinité n'est qu'un jeu d'apparence".

"Les interprètes se réapproprient un corps et poussent le travestissement jusqu'à l'absurde. L'idée, c'est de dire que si les hommes, donc la classe dominante, se regardaient, alors le pouvoir s'effondrerait de dégoût." 

"Je veux que le patriarcat s'effondre" : rencontre avec l'artiste trans' et radicale Phia Ménard
Saison Sèche. Crédit photo : Jean-Luc Beaujault.

"J'ai essayé d'être un homme"

Phia Ménard est l'une des rares artistes françaises à avoir fait son coming-out trans'. "J'ai essayé d'être un homme, je n'ai pas réussi. J'ai donc fait semblant", lance-t-elle.

Tout juste âgée de 18 ans, cette Nantaise d'origine décide de faire son coming-out à sa famille. "Ça a été le massacre, je me suis retrouvée seule", confie-t-elle. Une étape de sa vie qu'elle qualifie de tellement "radicale" qu'il a fallu la "dédramatiser" auprès de ses proches.

"Je voulais dire que ça ne changeait rien, que j'étais toujours la même personne mais que j'avais besoin de résoudre mes problèmes." Pour elle, une personne trans' est quelqu'un qui choisit d'être soi-même, qui choisit "d'aimer la vie". 

Phia Ménard dit avoir accepté le fait qu'elle n'oubliera jamais ce qu'était son corps d'homme. Mais au lieu de tenter de ne plus y penser, elle a décidé de s'en servir. "Dénouer la peur", pour faire de son corps une source de réflexion, de dialogue et de création. Elle se décrit volontiers comme "un être de la traduction". "J'ai été dans un corps d'homme et aujourd'hui je suis une femme. Je me trouve donc dans une position de traductrice. Je peux m'adresser aux deux", abonde-t-elle.

De la jonglerie au théâtre

Son parcours est tout bonnement hors du commun. Sa "porte d'entrée vers l'art" a été le jonglage. À 18 ans, son frère lui apprend les rudiments, avec trois balles. "Je me suis engouffrée dans quelque chose d'assez infini. Je pouvais jouer pendant des heures." Elle jongle d'abord par loisir et comprend qu'elle a des facilités.

À 23 ans, elle rencontre Jérôme Thomas, le père du jonglage contemporain. Elle intègre sa compagnie dans la foulée. "Entre ses mains j'ai découvert un monde. Il m'a réappris à marcher." Les tournées s'enchaînent : le Pakistan, le Laos, le Vietnam, le Bangladesh, plusieurs pays d'Afrique. La vie lui "saute à la figure".

"En voyageant, j'ai compris quelle était la puissance de l'art : pouvoir communiquer avec l'autre." 

Elle suit des enseignements de danse en parallèle et fonde, en 1998, sa propre compagnie "Non Nova", inspirée de la locution latine "Non Nova Sed Nove" ("Nous n'inventons rien, nous le voyons différemment")L'artiste veut délaisser la jonglerie pour se rapprocher de la danse, du théâtre et de la performance. Elle comprend qu'elle est désormais au bon endroit dans un théâtre. "Sur scène, on peut tout faire. C'est un espace de liberté absolue."

"Pourquoi, dans une société ultra moderne, on a encore des théâtres ? C'est précisément l'endroit du dialogue : un lieu où, assis dans la salle, on est obligé de se confronter à ce qui est dit sur scène." 

"Je veux que le patriarcat s'effondre" : rencontre avec l'artiste trans' et radicale Phia Ménard
Phia Ménard dans P.P.P. en 2008. Crédit Photo : Jean-Luc Beaujault.

Le goût de la liberté

Phia Ménard n'est ni "indisciplinée" - catégorie dans laquelle Olivier Py l'a rangée à Avignon cet été -, ni l'inverse. Elle est libre et a le goût de la beauté. Une beauté ineffable, qui se dit avec le corps. Se niche dans des sujets difficiles. Car tous ses spectacles sont des combats. Elle lutte contre de la glace dans "PPP", est aux prises avec une tornade dans "Vortex", se noie dans une mer de bâches noires dans "Les Os Noir".

Révoltée contre une société "dominée par la peur", Phia Ménard est profondément humaniste. Elle a le goût des autres. La veille de notre rencontre, elle était avec sa compagne, et Mamadou, un jeune réfugié sénégalais qu'elles accueillent chez elles. "Il reste chez nous jusqu'à ce qu'il puisse être pris en charge par la société. Ce sont souvent des adolescents qui ont vécu des choses monstrueuses. Quelque part, cela vous ramène à votre humanité." Pour la première fois sa voix se crispe légèrement. Elle n'a pas eu d'enfants.

Avant de repartir pour le montage de la scène en vue de la première, on lui pose une dernière question : sa résolution pour l'année 2019. Elle répond du tac ou tac, imperturbable : "Je ne peux plus supporter les violences policières. Je voudrais faire interdire les armes aux flics. Je voudrais ramener la raison dans notre pays. Car la violence n'engendre que la violence."

Jusqu'au dimanche 13 janvier 2019, la MC93 présente "Saison Sèche", la nouvelle création de Phia Ménard – Compagnie Non Nova.

Crédit photo : Jean-Luc Beaujault.