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musiqueSkunk Anansie : "Les hétéros ne font pas leur coming out. Pourquoi devrions-nous le faire ?"

Par Romain Burrel le 08/03/2019
Skunk Anansie Skin

Le groupe de rock Skunk Anansie fête ses 25 ans d'existence avec un double-album live. L'occasion de prendre des nouvelles de Deborah Dyer, alias Skin, leader du groupe ouvertement bisexuelle. Pour TÊTU, la chanteuse revient sur un quart de siècle de rock, de combats... et de préjugés.

En un quart de siècle d'activités électriques, les Anglais de Skunk Anansie ont aligné une palanquée de tubes rock comme "Twisted (Everyday Hurts)", "Weak", "Hedonism (Just Because You Feel Good)", tout en multipliant les références gay-friendly (on garde un souvenir ému de la vidéo de "Secretly" où deux garçons en trouple avec une fille finissent en couple gay).

Un succès largement lié au charisme et aux textes de Deborah Dyer, alias Skin. La performeuse à la présence incandescente — et à la bisexualité assumée — a toujours été l’attrait premier de la vigoureuse formation. Pas étonnant que cette femme puissante ait été l’amie et la muse du couturier Alexander McQueen.

A 51 ans, la chanteuse n’a rien perdu de sa superbe. Elle accueille TÊTU avec un éclat de rire et un câlin, avant de parler sans langue de bois du racisme, de homophobie et de la visibilité bie dans le milieu pas toujours très friendly du rock & roll. Entrevue.

TÊTU : 25 ans de carrière… Quelle histoire ! Tu dirais quoi à la fille qui posait en treillis sur la pochette du premier album de Skunk Anansie (Paranoid & Sunburnt, paru en 1995) ?

Skin: Mon Dieu ! Je lui dirais de se détendre ! Je lui dirais aussi : "Vis le moment et d’arrête de penser au coup d’après !" Mais je sais pourquoi j’étais si angoissée à l'époque : tout était neuf et très éprouvant pour les nerfs. Comme lorsqu’on s’est retrouvé à jouer aux MTV Music Awards, à chanter avec Pavarotti, ou pour l'anniversaire de Mandela. Je viens d’un milieu très working class alors je n'étais pas du tout préparée pour tout ce bordel. (rires) Quand je regarde en arrière, je me dis : « Wow, on était vraiment énormes dans les années 1990 ». Mais il faut faire attention et ne pas se laisser bouffer par la nostalgie.

On a réécouté les tubes de Skunk Anansie : "Secretly", "Weak", "Twisted (Everyday Hurts)"... Ils ont plutôt bien vieilli. Comment expliques-tu cela ?

On voulait écrire des classiques. C'était ça notre ambition. Il faut se souvenir d’une chose: quand on a commencé, la musique dominante était la Brit Pop. Des mecs cools et trendy qui prenaient des poses de dandys... Nous, nous étions l’antidote à tout cela. On n’a jamais été "cools et trendy". Aujourd’hui, si Skunk Anansie se mettait à faire de la dance avec Calvin Harris par exemple, on vendrait peut-être des tonnes de disques... mais le groupe serait mort. Je ne veux pas vendre mon âme au diable.

On a fait nos devoirs avant de venir de te rencontrer. En relisant les interviews et portraits de toi dans les années 90, sais-tu combien de fois tu as été décrite comme…

Décrite comme « une grande amazone noire bisexuelle de 1,94m ? » (rires)

Exactement…

J'ai cessé de compter ! Ou encore comme la "chanteuse queer de Skunk Anansie"… Ces adjectifs m’ont été balancé au visage à un rythme de mitraillette ! Ma taille aussi effraie beaucoup les gens. Pourtant je ne fais qu'1m73. Ce qui n’est pas minuscule certes mais bon de la à me qualifier de grande Amazone... Mais oui, c'est sexiste. Et un peu raciste aussi, il faut bien l'avouer. J'imagine que Grace Jones a connu ça bien avant moi. Soit on fait peur. Soit on se fait taxer d'hystériques ou de "femmes noires en colère". 

Skunk Anansie : "Les hétéros ne font pas leur coming out. Pourquoi devrions-nous le faire ?"
Skunk Anansie, de gauche à droite : Ace (guitariste), Skin (chanteuse), Cass Lewis (basse) et Mark Richardson (batterie).

Dans ces interviews, on a cherché le moment de ton coming-out et on n’a pas trouvé…

Parce que je n’ai pas fait mon coming-out ! J’ai toujours été « out » ! D'ailleurs,  je dois t'avouer que j’ai un problème avec la notion de coming-out. Les hétéros eux n’ont pas besoin de « sortir du placard ». Alors pourquoi nous, les homos, on devrait le faire ? Les gens sont queer ou hétéros. Et si vous êtes queer, vous n’avez pas nécessairement besoin de vous définir. Aujourd’hui encore, je n'ai pas de placard dans ma maison. (rires) Je plaisante, mais c'est vraiment comme ça que je vois les choses. Qu'on me voit comme lesbienne ou bisexuelle, ça n'est pas mon affaire.

"Ecrire des chansons, c’est sucer tout et tout le monde en permanence."

Ce mot, "bisexuelle", il te convient ou ce sont les journalistes qui l’ont choisi pour toi ?

On l’a choisi pour moi ! J’ai eu des petits copains et j’ai eu des petites copines. Ça a toujours été ainsi. Lorsque je rencontre quelqu'un, j'ai besoin de ressentir une vibration, un feeling. C’est pour ça que je n’ai jamais utilisé les applis de rencontre. Tu ne peux pas ressentir ce type de feeling sur Tinder ! Ça peut-être un homme, une femme, une personne trans'... Je suis attirée par tous types de personnes. J’ai eu des mecs super virils, des petits copains super queer... J’ai aimé des femmes très butch et d'autres très féminines.

Est-ce que tes chansons ont une sexualité ? « Hedonism », par exemple, est-ce une chanson à propos d’une fille ?

Certaines chansons parlent de personnes bien précises.  Des filles bien précises. Ou d'engueulades ! (rires). Comme "Intellectualize My Blackness", "My Love Will Fall"... Ces chansons sont une cacophonie de différentes personnes et idées. Chaque ligne parle d’une personne différente. C’est là toute la beauté du songwriting. Quand tu écris, tu mélanges. Composer des chansons, c’est sucer tout et tout le monde en permanence. (rires) Tu entends. Et tu vois. Je passe mon temps à écouter les conversations des autres. Les gens se racontent des choses incroyables. Et j’écris tout dans des petits carnets. C’est une immense source d’inspiration.

Tu es une femme noire et queer. C’est être potentiellement la proie de la misogynie, du racisme et de l'homophobie. De quelle discrimination penses-tu avoir le plus souffert ?

C’est impossible pour moi de séparer ces trois aspects. Être gay et être une femme. Être une femme ou noire… C’est comme la théorie des cordes. Je suis les trois ! Comment savoir si cette personne est intolérante parce que je suis gay ou parce que je suis noire et gay ? Quand tu me regardes, que vois-tu ? Me détestes-tu parce que je suis noire ou tu me détestes parce que je suis gay ? Toi, par exemple, si je te regarde de l’autre coté de la rue, je vois un homme blanc. Socialement, tu es tout en haut de l’échelle alimentaire. Mais comme tu es gay, me dit « oh il est de ma famille ! » (rires)

Mais le fait d’être queer est parfois moins évident à déceler. En plus, parfois les gens me prennent pour un garçon… Mais on n’échappe pas sa couleur de peau. Pourtant, j’ai tout de même remarqué que pour certains, le fait d’être gay est plus irritant encore. Certains mecs noirs sont particulièrement agacés parce que je suis queer et noire. Si j’étais blanche, ils n'en auraient rien à faire. Il se diraient « Cette sale blanche est dégoutante mais je m’en fous ! » Mais si tu es Noire et queer, c’est un drame pour eux. « T’es l’une des nôtres. Pourquoi tu fais ça ? » (rires)

Mais je crois que je souffre moins parce que j'aime charmer les gens. Surtout quand je sens que j’ai affaire avec quelqu’un d’un peu raciste, homophobe ou sexiste. J’aime leur dire « Tu vois, t’as rencontré une personne gay et ça ne t’a pas posé de problème ! » Le charme peut t’amener très loin. Tu peux être en colère mais tu peux aussi être plus malin.

Tu as grandi à Brixton dans une famille d’origine jamaïcaine. C’était comment de grandir là-bas ?

C’était un putain de trou à rats. Mais c’est ça qu’on aimait. Il n’y avait pas une thune de dépenser pour nous par la ville. Brixton était une de ces banlieues oubliées par les gouvernements les uns après les autres. Il y avait beaucoup de travailleurs pauvres et parmi eux beaucoup de Noirs. J’ai connu deux émeutes là-bas. L’une en 1981 et l’auree en 1985. Les gens ont tout détruit car de toute façon, il n’y avait rien pour nous. Mais il y avait de la musique, de l’art, de la créativité, des soundsystems… On sortait dans la rue. On dansait. Et on s’amusait énormément !

Skunk Anansie : "Les hétéros ne font pas leur coming out. Pourquoi devrions-nous le faire ?"

Quelle musique écoutais-tu à l’époque ?

Le reggae, On n’écoutait que ça chez moi. Rien d’autre.

"Dans les années 1990, c’était une anomalie d’avoir une femme noire à la tête d’un groupe de rock."

Et pourtant tu es devenue l’une des rares femmes noires à jouer du rock. Une musique estampillée très blanche. Surtout dans les années 1990…

Totalement. Mais le rock a été volé aux Noirs, n’oublie jamais ça ! Tout ça vient du blues. Mick Jagger, Paul McCartney... tous leurs héros étaient des Noirs. C’est là qu’ils ont piqué toutes leurs idées. Le rock c’est du blues délavé.Dans les années 1990, c’était une anomalie d’avoir une femme noire à la tête d’un groupe de rock. Et c’est toujours le cas ! Il y a quelques exemples maintenant mais la plupart des femmes qui jouent de la musique, elles ne jouent pas du rock.

Il y a beaucoup de racisme interiosé dans le show business. Si tu es blanc et que tu chantes du rnb comme Justin Bieber ou Ed Sheeran… Tu deviens rapidement une superstar ! Mais si tu es Noir et que tu joues du rock, alors tu passes pour un traître ou d’une traîtresse à ta cause ! Parce que tu ne joues pas la musique de ta culture. L’industrie musicale aime quand les Noirs gardent leur place. Pour eux, on est encore des putain de singes qui jouent sur scène. Si tu décides de sortir du zoo, gare à toi !

Skunk Anansie : "Les hétéros ne font pas leur coming out. Pourquoi devrions-nous le faire ?"

C’est ce que tu tentais d’expliquer dans une chanson comme « Intelectualize My Blackness » ?

Exactement  ! Je décide ce que ma couleur de peau veut dire ! Les gens peuvent déblatérer toute la journée si ça leur chante, mais au final, c’est moi qui décide. Et si tu n’aimes pas ça, c’est ton putain de problème. Pas le mien. Je n’ai rien sur les épaules. Pas de devoir. Pas de responsabilité vis-à-vis de qui que ce soit. Je me sens très libre personnellement et artistiquement. Ne vous inquiétez pas de savoir si je suis une femme, une personne noire, dans un groupe de rock. Je m’en fous ! (rires)

Tu étais une amie très proche d’Alexander McQueen. Tu étais même l’une de ses muses. Un documentaire lui rend hommage. Tu l’as vu ?

Oh, tu vas me faire pleurer… Il me manque énormément, tu sais. J’ai plusieurs très proches amis qui sont morts, et Alexander est numéro 1 sur ma liste « Ceux qui n’auraient jamais dû mourir ». A chaque fashion week, à chaque fois que je porte l’un de ses vêtements —et j’en ai gardé des tas — il me manque. Sa disparition a été une perte terrible. Je crois que je ne m’en remettrais jamais.

Quant au documentaire… C’est bien celui avec des images de lui travaillant chez Givenchy ? Ecoute, je n’ai pas envie de le voir. Et encore moins d’entendre des gens qui l’ont soi-disant bien connu pérorer sur lui. Alexander ne s’entourait pas de gens qui s’étalaient dans son dos. Il détestait ça.

"25LIVE@25", le double-album live de Skunk Anansie est disponible chez Republic Of Music.

Le groupe sera en concert à la Cigale, à Paris,  le mercredi 17 juillet 2019.

Crédits photos : Tom Barnes/Rob O'Connor