Jouer Elton John n’est pas donné à tout le monde. Être choisi par la popstar elle-même pour l’interpréter, encore moins. Le Britannique Taron Egerton s’y attelle avec brio dans Rocketman.
(Cette interview a d'abord été publiée dans le numéro 219 de TÊTU, actuellement en vente.)
A bientôt 30 ans, Taron Egerton semble avoir trouvé le rôle de sa vie. Celui qu’on a découvert en petit branleur gentleman dans la saga “Kingsman” joue son aller simple pour Hollywood et les Oscars en incarnant dans Rocketman le plus flamboyant des songwriters pop : Elton John. Pourtant, quand on rencontre le jeune acteur britannique, très en amont de la promotion du film, on s’étonne. Qu’est- ce que Sir Elton a bien pu voir de lui dans ce jeune lad au physique un peu nerveux ? Et puis les langues se délient, et l’on comprend.
Ça fait quoi d’être Elton John ?
(Rires.) Il n’y a que deux personnes au monde auxquelles vous pouvez poser cette question : Elton et moi ! Comme Elton n’est pas là, je vais répondre à sa place : c’est spécial... En fait, Elton John n’existe que dans le regard des autres. Quand on tournait le film, j’étais dans une bulle. J’étais lui au quotidien... Maintenant que le film est terminé, je prends conscience que c’est Elton John ! une icône, une popstar, un personnage incroyable ! J’imagine que, dans la vie, ça doit être un peu la même chose pour lui. C’est quelqu’un de très accessible, de très sympathique, d’assez “normal” à qui l’on rappelle tout le temps qu’il est Elton John ! Je n’ai pas cherché à “jouer Elton”, mais plutôt à le comprendre et à me mettre à sa place. Et, clairement, je ne peux pas être mieux Elton John qu’Elton John lui-même. Donc la pression, elle est dans le regard du public. Tout le monde a “son” Elton John.
Qu’est-ce que représentait Elton John pour vous avant que vous ne le rencontriez ?
À 17 ans, j’ai chanté “Your Song” au concours d’entrée de mon école de théâtre. Pour ma génération, Elton John a toujours été là. C’était un passage obligé. On a tous entendu nos parents, nos grands-parents chanter ses chansons. J’avais 6 ans et je les chantais déjà. Quand on est Anglais, Elton John, c’est comme les Beatles, c’est une religion. Bien sûr, la pop culture évolue, mais ses chansons, comme celles de Bowie ou de la Motown, resteront à jamais des classiques.
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Dans les années 1990, peu d’acteurs auraient accepté de jouer un personnage homosexuel dans un film à gros budget...
Peut-être parce que je ne travaillais pas à l’époque ! (Rires.) Et puis, regardez, Tom Hanks l’a fait pour Philadelphia.
Certes, mais c’est une exception. D’autant plus que c’est un film sur le sida, un film quasi politique. Là, on parle d’un biopic musical...
Vous avez raison. À vrai dire, je ne me suis jamais posé la question. Et c’est là que se trouve l’évolution. Dans les années 1990, ça devait être une prise de position forte. Le fait que Tom Hanks joue dans Philadelphia était peut-être, pour lui, un geste politique. Et au fond, effectivement, c’en est un. Aujourd’hui, j’ai du mal à comprendre qu’on puisse se poser la question. Bien sûr que je peux jouer un personnage homosexuel. Qu’est-ce que ça change? Je ne me sens absolument pas mal à l’aise avec ça. Oui, il y a beaucoup de scènes intimes dans le film. Parce que je suis un acteur hétérosexuel, je devrais avoir peur qu’on me voie dans ces scènes ? Peur de quoi ? (Il marque une pause.) Et, là, je viens de me définir comme un acteur “hétéro”, mais je ne devrais pas avoir à vous dire ça. C’est se défendre de quelque chose qui n’a pas à être défendu. Les scènes intimes ne sont jamais simples à tourner.
À l’écran, que j’embrasse un garçon ou une fille, ça me fait le même effet. Sur le plateau, on est tous un peu mal à l’aise, mais on fait comme si c’était normal. Je vous promets qu’embrasser quelqu’un pour le boulot ou mimer une scène de sexe n’est vraiment pas très excitant.
Dans les faits, oui. Mais le public et le système hollywoodien sont-ils prêts à cette idée ?
Je ne sais pas. Je vais être très honnête : si j’étais une énorme star, un héros hyper viril de gros films d’action hollywoodiens, peut-être que je me serais posé la question. Peut-être...
Vous êtes quand même la star d’une saga d’action, “Kingsman”...
(Rires.) C’est vrai, tiens ! “Kingsman” fait partie de ma carrière et j’en suis très fier. Mais ça
ne me résume pas. Quand on est enfermé dans un certain type de cinéma, peut-être se pose-t-on des questions, peut-être se demande- t-on s’il est possible de faire ce que l’on veut et de jouer les personnages qui nous plaisent vraiment. Mais on ne fait pas une carrière en ayant peur. S’il y a bien quelqu’un qui a prouvé ça, c’est Elton John, non ?
Jouer Elton John, est-ce un signal à l’industrie et au public ?
C’est un putain de signal que je suis sacrément fier d’envoyer ! Si, comme Elton John, je peux faire bouger les cases, faire sauter certaines barrières, j’en serai ravi. C’est peut-être aussi pour ça qu’Elton m’a choisi. J’ai le tempérament d’une rockstar. Je ne comprends pas les règles, les limites. J’ai cette énergie-là en moi depuis toujours. Je n’ai pas envie qu’on me dise ce que je dois être, ce que je dois penser, qui je dois aimer. Je fais ce que je veux. Et, si ça ne plaît pas, tant pis pour les autres. C’est grâce à ça, je crois, qu’Elton et moi nous nous sommes de suite très bien entendus. Quand j’ai lu le scénario, je comprenais toutes ses réactions. Comme lui, j’ai parfois le sentiment d’être un alien, une créature bizarre que les gens regardent de travers. Dans la vie, soit vous décidez de plaire aux gens qui vous regardent mal, parce que vous avez envie d’être aimé, soit vous affirmez encore plus haut et plus fort qui vous êtes, juste pour les emmerder.
Elton John a dû s’affirmer dans une société anglaise très conservatrice. Est-ce que ça l’obligeait à être provocateur ?
C’est quelque chose qui me touche beaucoup. On ne choisit pas de provoquer, on ne choisit pas de devoir s’affirmer. On le fait parce que les autres vous empêchent d’être qui vous êtes. Je continue de penser qu’aujourd’hui les gens sont plus en paix avec eux-mêmes, avec les autres. Mais tous les jours, à la télévision, dans les journaux, sur les ré- seaux sociaux, je vois et je lis des choses qui me prouvent que ça ne change pas. Putain, ça me rend dingue! Quand j’ai lu la scène où Elton tombe amoureux de John, je me suis complètement identifié à lui. Jamais je ne me suis dit : “Ah non, ce sont deux hommes. Je ne comprends pas ce qui se passe là !” Faut être débile pour penser ça. Ce coup de foudre ressemble à ceux que j’ai pu vivre, aux vôtres, à ceux de tout le monde, au sentiment un peu fou qui vous chope d’un coup quand vous rencontrez quelqu’un. La seule chose que vous avez en tête, c’est de lui enlever ses vêtements. Que ce soit pour un garçon ou pour une fille, c’est le même pour tout le monde ! Le reste, ce que les gens disent ou pensent, il faut s’en foutre. Ils ont tort, ils n’ont rien compris.
Elton John a mis du queer dans la pop culture à une époque où c’était encore très marginal. Pour autant, il a mis du temps à parler de son homosexualité. Même après son coming out, il a été marié à une femme...
Je n’ai jamais approché le personnage d’Elton par le biais de sa sexualité. Peut-être parce qu’en le rencontrant on se rend compte tout de suite que ce n’est pas un sujet pour lui. Je m’identifie beaucoup à ça. Il n’a jamais cherché à s’expliquer ou à se justifier. Les années 1980 ont été très violentes pour lui. Il a beaucoup souffert. Il était en train de s’autodétruire. Quand on est profondément malheureux, on cherche parfois des solutions au mauvais endroit. Il a cru, peut-être, que rentrer dans une case apaiserait ses souffrances. Qui peut le blâmer pour ça? Et puis, à l’époque, on découvrait les ravages de l’épidémie du sida. On dépeignait la communauté homosexuelle comme un espace mortifère. Je peux comprendre qu’Elton se soit dit : “Je ne tiens pas être assimilé à ça.” Ça ne veut pas dire qu’il avait honte d’être gay. Je pense surtout qu’il avait envie d’être ailleurs. Mais je ne veux pas parler en son nom. C’est ma vision des choses. Peut-être que, pour lui, à ce moment-là, épouser une femme lui a donné l’illusion d’être “en sécurité”. La seule chose que je peux vous dire, au nom d’Elton, c’est qu’il l’aimait. Il me l’a dit.
Vous pensez que ça ne pourrait pas arriver aujourd’hui ?
Attention, je ne veux donner de leçons à personne. Je suis mal placé pour dire aux personnes homosexuelles comment elles doivent vivre. Si la peur est encore là, j’ai la sensation que la communauté LGBT+ a de plus en plus d’alliés et que c’est plus simple aujourd’hui. Elle a toujours été très inclusive. C’est très important. Ça aide beaucoup, je crois, de sentir qu’on n’est pas seul, de partager des valeurs, des expériences communes. Par exemple, je m’y suis toujours senti le bienvenu. Qui que vous soyez, qui que vous aimiez, si vous partagez les valeurs de tolérance et de respect, vous vous sentez à la maison dans cette communauté.
“Il faut que des acteurs hétéros jouent des personnages gays”
Publiquement, l’homosexualité est encore très peu représentée...
C’est vrai qu’il n’y a pas beaucoup de footballers gays... du moins officiellement ! Peut-être que mon expérience personnelle est biaisée. Je viens d’un monde, d’un quotidien, où l’homosexualité n’est pas un “problème”. Quand j’avais 13 ou 14 ans, plusieurs de mes amis ont fait leur coming out. On était encore à l’école et, pourtant, tout s’est passé normalement. Ce n’est jamais évident de dire qui l’ont est. Mais, dans certaines parties du monde, ça peut être mortel.
Les mentalités évoluent quand, par exemple, un acteur de film d’action joue un personnage gay à l’écran...
(Il sourit.) Dans ce cas, je suis fier d’être un acteur hétérosexuel et de jouer Elton John ! Si ça dérange des gens, alors tant mieux ! Je n’en ai rien à foutre. Vraiment. Et j’espère que mes collègues et mes copains acteurs pensent la même chose. Peut-être qu’avant, c’était plus compliqué. Mais bordel, aujourd’hui, il n’y a plus de questions à se poser. C’est même un devoir. Il faut que des acteurs hétéros jouent des personnages gays, que des acteurs gays jouent des personnages hétéros. Pas de cases, pas de limites.
“J’ai grandi dans un monde où je pouvais être un mec qui pleure, qui chante, qui danse...”
Les personnalités homosexuelles doivent-elles faire leur coming out ?
Personne ne doit rien à personne ! C’est clair, non? La seule chose que je peux dire, de mon point de vue, c’est que ça ne sert à rien de vouloir être quelqu’un que l’on n’est pas. Au début, on peut croire que c’est plus simple, on maîtrise. Mais ça finit toujours par vous faire du mal.
Et être vous, c’est simple ?
Rien n’est simple, pour personne. Parfois, j’ai envie de hurler sur tout le monde : “Mais laissez-moi être qui je veux être! Arrêtez de me demander tout le temps de me justifier!” Je n’ai jamais été un “mec” au sens où le vieux monde l’entend. Je ne suis pas un bourrin viril qui s’interdit de ressentir et de montrer la moindre émotion. Non, désolé, ça je ne peux pas. J’ai la chance d’avoir grandi dans un monde où l’on m’a dit : “tu es qui tu veux être”, où je pouvais être un mec qui pleure, qui chante, qui danse... Mais je connais des gens qui ont grandi dans un environnement plus réactionnaire et pour lesquels ça a été très difficile. L’éducation, c’est important. Dans “Kingsman”, Eggsy devient le gentleman qu’il a toujours été au fond de lui grâce au regard bienveillant des autres. Tout va mieux quand vous êtes porté par un regard. J’ai appris ça grâce à ma famille, mes amis. Elle est là, la confiance en soi. Ça nourrit qui vous êtes et vous donne la certitude que vous êtes à la bonne place. Aujourd’hui, être un mec, c’est être un jour Elton John, l’autre jour Eggsy, chanter du Sondheim, faire des claquettes sur scène et, le lendemain, tourner dans une grosse scène d’action. À présent, j’ai l’impression qu’il est possible d’être tout à la fois.
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