Isabelle Huppert évoque avec nous son statut d'icône gay, ses personnages parfois indéfendables et la fascination pop qu'elle exerce. Une interview à retrouver en intégralité dans le numéro été (219) du magazine.
Quand on s’apprête à rencontrer Isabelle Huppert, on n’est jamais vraiment rassuré. Celle qui nous a laissé des souvenirs traumatiques de spectateurs dans La Cérémonie (1995), La Pianiste (2001) ou, plus récemment, dans Elle (2016), est un monstre de cinéma. Une expression qu’elle déteste sûrement. Mais, avec Isabelle Huppert, comme avec toutes les icônes, on ne sait plus très bien où s’arrête l’image et où commence la vie. D’autant plus que, depuis peu, l’actrice semble s’amuser avec l’aura de diva, d’icône gay qu’elle suscite, comme avec le "campissisme" Greta, ou encore avec son propre rôle d’hyperactive dans la série Dix pour cent. Isabelle en fait trop, dans tous les sens du terme, et on adore ça.
Un soir, au théâtre de la Ville, à Paris, on a rendez-vous avec la comédienne alors en pleine répétition de Mary Said What She Said, où elle interprète, sous le regard d’esthète de Bob Wilson, la tragique reine Mary Stuart. On l’attend ; l’équipe technique du spectacle s’affaire autour de nous, la répétition s’apprête à reprendre… On s’inquiète, on nous rassure, elle va nous recevoir. Oui, mais la répétition alors ? Soudain, on nous conduit à travers un dédale de couloirs en direction de la loge de l’actrice. On frappe. "Entrez !" C’est bien la voix d’Huppert, quelque chose entre le doux et le dur qui fait immédiatement remonter des souvenirs de cinéma. La porte s’ouvre. On découvre alors l’actrice enfermée dans une immense robe victorienne à corset, le visage pâle de celle que l’on va bientôt décapiter, iPhone en main. L’image est proprement surréaliste. La vie et l’art en même temps.
"Deux minutes", nous dit-elle avec un léger sourire. Elle parle vite, textote en même temps qu’elle répond à son interlocuteur et raccroche. "C’est compliqué en ce moment, tout se chevauche. Vous voulez une pastille ?" Sa main blanche plongée dans un paquet de pastilles Vichy, l’actrice costumée s’assied sur un canapé défraîchi et plante son regard dans le nôtre. "On y va. Je ne voudrais pas faire trop attendre l’équipe." Aussi médusé qu’amusé par cette ambiance improbable, on s’installe. Tandis que la sonnerie de son téléphone retentit en continu et que l’équipe de Bob Wilson s’affaire et compte ses minutes de retard, Isabelle, très droite ("pour soigner un début de lumbago", nous explique-t-elle avec une moue perplexe), répondra à nos questions sur son autodérision et son statut d’icône avec un art de l’esquive digne d’une escrimeuse. C’est à la fois généreux et pudique, précis et déroutant. Un mélange de proximité et de distance, le bâton et la caresse, déstabilisant mais loin d’être désagréable. Sur le chemin du retour, on finirait presque par se demander si tout ça n’est pas une mise en scène. On ne sait plus, on ne sait pas. On s’est fait "hupperiser".
On sent que ça vous amuse de jouer des personnages indéfendables…
Isabelle Huppert : Oui, c’est toujours amusant. Ça ne me pose pas de problème de jouer des personnages, disons… particuliers… Bien sûr, Greta est un monstre. C’est même une vraie folle, comme dans Misery (1991). Mais c’est ça qui est drôle. À Dublin, tandis que nous tournions Greta, Misery repassait dans un cinéma. Je suis allée le revoir. Heureuse coïncidence, car il y a bien des points communs entre les deux films : effrayants, étranges, parfois très drôles.
En fait, c’est un film camp ?
Oui, c’est exactement ça. Camp, kitch : c’est comme ça qu’il faut le prendre. C’est la meilleure façon d’aimer ce film. Tout ça n’est pas très sérieux. L’art, c’est l’endroit idéal pour exagérer, voir les choses autrement, s’amuser avec les codes. Les artistes qui exagèrent donnent envie d’exagérer.
C’est ce que vous cherchiez, par exemple, chez François Ozon, dans 8 femmes (2002) ?
Euh, moi je ne cherchais rien du tout mais c’est visiblement ce que François Ozon a trouvé : l’autodérision, comme une façon de dialoguer avec le spectateur. Comme 8 femmes, Greta a été tourné en studio. Tout est décors, tout est costumes. Ça crée une ambiance étrange, un peu hors du temps.
Ce rôle dans 8 femmes a montré une facette de vous très drôle, très ironique. On sent, ces derniers temps, entre ce rôle dans Greta et votre apparition dans la série Dix pour cent, que vous avez envie d’autodérision…
Ce sont les rôles qui l’imposent. Chaque film impose son ton, et mon travail, c’est d’y coller. Je n’ai pas le projet de me montrer drôle ou de dire "regardez, j’ai de l’autodérision". Je me laisse porter. Dans Frankie, par exemple, le film d’Ira Sachs, il n’y a pas une once d’autodérision ou d’ironie. Le film commandait autre chose.
Quand on vous demande de jouer votre propre rôle dans Dix pour cent, vous sentez bien que ça participe d’une aura, d’un jeu avec votre image…
C’est le principe de la série, mais j’ai tout de même eu l’impression de jouer comme une fiction de moi-même. Il y a un texte à apprendre, des situations… C’est une version de moi très exagérée. Quel ennui si j’avais dû me jouer telle que je suis. (Rires.) Curieusement, on est presque plus soi-même en jouant quelqu’un d’autre, au fond. Parce qu’on se sent protégé.
Et quand vous découpez des peluches à la hache pour une vidéo promotionnelle de Greta, vous êtes vous-même ?
(Elle sourit.) Ah, vous avez vu cette vidéo ? Ce n’est pas vraiment mon idée. Je me suis un peu laissé entraîner… À faire, j’ai trouvé ça un peu bizarre. Mais ça a super bien marché ! Je n’ai pas très bien compris. C’est très camp ça, non ? Enfin, tant mieux si ça a plu.
Est-ce cette liberté de n’être jamais dans une case qui vous amuse encore au cinéma ou au théâtre ?
Ce qui m’amuse, c’est de me promener. D’un pays à l’autre, d’un genre à l’autre. Le cinéma est un continent si vaste. On n’aura jamais fini d’en faire le tour. Je ne cherche rien, mais je trouve ! Les personnages, ça ne m’intéresse pas, vous savez. Je cherche plutôt la rencontre avec des metteurs en scène, des univers.
Avez-vous conscience d’être une icône gay ?
(Elle rit.) Ah ! C’est ce que j’ai entendu aux États-Unis ! C’est très flatteur ! J’en suis la première étonnée. Aux États-Unis, l’idée revenait souvent. C’est très nouveau pour moi. Par exemple, j’ai appris que, dans Coup de foudre (1983), je jouais une homosexuelle. Pourquoi pas ! Sauf que le sujet du film, c’est que ça n’était pas déclaré, car pas assumé mais, plutôt, suggéré. Aujourd’hui, on me parle de ce film comme si c’était évident. C’est bien, car ça veut dire qu’il n’y a plus de non-dits, et c’est intéressant comment cela permet de revoir ce film différemment. Après, il ne faut pas chercher des sous-entendus partout. Mais on peut en trouver dans Greta ! Cela dit, en l’état, être aimée par la communauté LGBT+, ça me va très bien ! Quant aux raisons qui font de moi une icône gay dans ce rôle, je n’en ai pas toutes les réponses, sûrement quelque chose auquel je n’ai pas pensé en le jouant, les fameux sous-entendus ! Peut-être la transgression et la folie hors cadre y contribuent-elles.
Vous n’avez pas conscience de l’aura culte que vous avez ?
Euh, pas vraiment non ! Culte, icône… Ce sont des mots un peu lourds à porter, non ? Un peu emphatiques, vous ne trouvez pas ? Pour mes petites épaules… (Rires.)
Mais vous êtes devenue quasiment un "genre" de film aujourd’hui. On va voir "le nouveau Isabelle Huppert". Vous exercez une sorte de fascination pop…
Ah bon ?! (Elle rit.) Je tombe un peu des nues, là ! Ce qui est certain, c’est que je trouve que des metteurs en scène comme Warlikowski ou Verhoeven, et beaucoup d’autres avec lesquels je m’aventure, sont, eux, très pop comme vous dites. Ils n’ont pas peur de transgresser, d’aller où d’autres ne vont pas, d’hystériser, d’exacerber le féminin. Une sorte de glorification du corps féminin, comme le fait Warlikowski dans tous ses spectacles. Un jour, sur scène, il m’a transformée en Amanda Lear. Il me faisait chanter comme elle, prendre ses poses. Ça m’a beaucoup plu. J’aime bien cette idée d’hyper féminité. Ça trouble les genres. C’est encore une façon de jouer avec soi, de dire les choses autrement.
Quand on vous filme en train de danser dans une fête de tournage, ça devient viral et les réseaux sociaux s’affolent…
Ah oui ! (Elle rit.) Improbable, cette histoire ! J’étais à une fête de fin de tournage, je dansais et on m’a prise en vidéo. Tout le monde a eu l’air de s’étonner. Mais les gens qui me connaissent bien le savent : j’adore danser. Particulièrement sur deux chansons auxquelles je ne peux pas résister… Si dans une soirée, vous mettez “I Will Survive” de Gloria Gaynor, je ne suis plus la même! Demandez à Sandrine Kiberlain ! Elle le sait ! Je ne m’en lasse pas. J’adore cette chanson…
Et l’autre chanson alors ?
C’est nettement plus kitsch, mais j’assume… Début de soirée, "Nuit de folie" ! (Elle chantonne.) "Et tu danses, danses…", j’adore ! Il y a ce moment un peu rap aussi, j’aime beaucoup. Je pourrais danser toute la nuit sur cette chanson.
Qu’y a-t-il en vous de diva ?
Ça veut dire quoi, diva ? (Elle marque une pause.) Le mot "diva", pour moi, est plutôt associé aux chanteurs lyriques, notamment ceux d’un temps révolu. Je suis d’ailleurs assez fascinée par les grands chanteurs d’opéra, par les grands danseurs et grandes danseuses qui nous emmènent dans une autre dimension à travers leurs performances extraordinaires. Ils sont très inspirants.
Vous ne vous sentez pas aussi libre ?
Pas dans cette robe en tout cas ! (Elle rit.) Mais Bob Wilson sait, comme nul autre, faire naître la liberté de la contrainte. On n’est jamais aussi libre qu’on aimerait l’être. Ce qui compte, c’est le plaisir. J’ai lu récemment un article qui disait que beaucoup de gens n’aimaient pas leur travail. Moi, j’ai la chance, l’immense chance, d’aimer ce que je fais.
Crédit photo : SBS Distribution.