musiqueOn a parlé de rupture, de Lady Gaga et des étiquettes avec la chanteuse Fletcher

Par Florian Ques le 15/09/2020
fletcher

Avec son tout nouvel EP astucieusement intitulé The S(ex) Tapes, l'artiste native du New Jersey signe les morceaux les plus intimes de sa discographie. Plus qu'un projet musical, un moyen de guérir et, idéalement, de grandir. TÊTU en a discuté avec elle.

Passer le confinement avec son ex, voilà une épreuve qui en ferait frissonner plus d'une. Pas Fletcher. Ces derniers mois, la musicienne de 26 ans les a passés en compagnie de Shannon Beveridge, son ex-petite amie, bien connue de la sphère lesbienne pour ses contenus queers sur YouTube. D'un commun accord, les deux ont décidé de vivre leur quarantaine ensemble. Une cohabitation dont la chanteuse garde un souvenir doux-amer, en témoigne son récent EP.

Avec The S(ex) Tapes, ce sont sept titres que Fletcher consacre à sa relation avortée avec l'influenceuse. Ces morceaux à fleur de peau, où la chanteuse décortique leur rupture, la conduisent en terres inconnues puisqu'elle n'a jamais été aussi ouverte sur sa vie privée. En amont de la sortie de ce nouveau disque le 9 septembre dernier, Fletcher a bien voulu nous parler en visio. Histoire de faire le point sur son état émotionnel post-rupture, mais pas seulement.

Comment ça se passe pour toi en ce moment ? Tu es à L.A. ?

Fletcher : Je suis bien à Los Angeles pour le moment. Toujours en pleine pandémie et en pleine rupture. Tout est très étrange. J'ai vécu un grand huit émotionnel des derniers mois. J'ai pris la décision de passer la quarantaine avec mon ex, c'est pour ça que The S(ex) Tapes s'écrit comme ça avec le mot "ex" entre parenthèses. La raison derrière ce titre, c'est parce qu'une sextape renvoie à ce moment où une personne est prise dans un état de vulnérabilité. Et mon ex m'a toujours vue de cette manière. Donc on a décidé de filmer les visuels de l'EP ensemble. C'était un moment riche en émotions pour moi, avec beaucoup de prises de conscience et de douleur. Mais il y a de la beauté derrière tout ça et pouvoir transposer cette rupture dans mon art m'a beaucoup aidée.

C'est pas trop dur de partager ces chansons intimes avec le monde entier ?

Dès que tu partages quelque chose, tu lui enlèves un peu de son pouvoir. Pour moi, il s'agissait surtout d'être honnête sur ce qui se passait dans ma vie. Et ça m'a beaucoup aidée de ne pas faire de séparation entre Cari, l'être humain, et Fletcher, l'artiste. C'est la même expérience qu'elles traversent.

The S(ex) Tapes parle, évidemment, d'une rupture. Quel conseil donnerais-tu à quelqu'un qui essaie d'oublier son ex ?

Je suis toujours en plein dedans en ce moment. Et c'est vraiment difficile. J'ai passé toute ma vie à essayer de ne pas ressentir des émotions négatives, qui me rendaient anxieuse. Et là, pour la première fois de ma vie, je me force à affronter les choses. Tu dois encaisser la douleur, la peur, tout ce qui vient avec un cœur brisé. Selon moi, cette douleur te conduit vers l'acceptation et la paix intérieure, même si le processus est extrêmement difficile. Mais la situation de chaque personne est différente : parfois, les gens sont dans des relations toxiques qu'ils doivent abandonner avant que ça ne devienne trop malsain. Je pense juste que ce n'est jamais facile. Il faut t'accorder du temps, t'entourer de personnes que tu aimes mais aussi passer du temps avec toi-même. Les distractions ne marchent pas.

À travers une rupture, on apprend aussi des choses sur soi. C'est à chaque fois une leçon de vie, non ?

Ma première rupture m'a fait prendre conscience de ce que je ne voulais pas. C'est parfois aussi important que de cerner ce que tu veux. Ensuite, j'ai été dans une relation qui était vraiment saine. Il s'agissait de deux personnes qui existaient et grandissaient l'une à côté de l'autre tout en se soutenant. Et ça m'a montré ce que je méritais et ce que je désirais. Mais il y a tellement de choses que je dois apprendre et confronter, comme mes soucis de codépendance ou le fait que je n'ai jamais été seule car cette solitude me fait peur. C'est une plaie encore ouverte. Tout le monde me dit qu'il faut laisser le temps faire les choses. Je me demande juste : pour encore combien de temps ? [rires]

C'est encore plus difficile de tourner la page après une rupture à cause des réseaux sociaux, où ton ex peut réapparaître à tout moment...

J'ai beaucoup de mal avec les réseaux sociaux en ce moment. Je me répète tout le temps de ne pas les regarder, de ne pas y jeter un œil... Mais parfois, tes doigts sont plus réactifs que ton cerveau. C'est terrible. Vraiment, juste avant cet appel, je me suis dit que tout serait si différent si les réseaux sociaux n'existaient pas. J'aimerais qu'on retourne en arrière, quand les gens devaient écrire une putain de lettre et qu'elle arrivait des mois plus tard.

Tes chansons sont comme des confessions. Y a-t-il un sujet que tu ne te sens pas à l'aise d'aborder par ta musique ?

Si tu m'avais posé cette question l'an dernier, je t'aurais sans doute répondu ma relation. C'était quelque chose que je voulais vraiment protéger et garder pour moi. Maintenant, je ne sais pas. Il n'y a pas vraiment de sujet que je ne pourrais pas aborder. Je suis un livre ouvert, et je ne sais pas si c'est une bonne ou une mauvaise chose. Toutes mes chansons sont comme des pages arrachées de mon journal intime. Je ne sais pas si ça va un jour se retourner contre moi ou si je vais le regretter, mais je ne me vois pas fonctionner autrement.

Pour parler de choses plus légères, j'ai cru comprendre que tu étais fan de Lady Gaga, qui a sorti Chromatica il y a quelques mois. Te verrais-tu sortir ce genre d'album conceptuel ?

J'adore l'idée d'album conceptuel. Halsey a fait un super travail avec ses deux albums Badlands et Hopeless Fountain Kingdom. C'est quelque chose d'excitant pour les fans et peut-être qu'un jour, j'aurais envie de faire ça. Mais mon monde est basé sur ma réalité, sur mes expériences humaines. Et il n'y a pas vraiment de fantaisie autour de ça. En dehors de ce recoin que je te montre à la caméra là maintenant, ma chambre est en bordel. On dirait qu'une tornade est passée par ici. Je porte un jogging vraiment moche. Mes chaussettes sont dépareillées. Ça n'a rien de glamour et ça ne l'a jamais été. Et je ne pense pas avoir besoin que ça le soit.

C'est compréhensible. T'imagines si tout le monde se lançait dans des albums conceptuels ? [rires]

Attention, je ne suis pas en train de dire que ça n'arrivera jamais ! Je peux avoir une transformation à tout moment et devenir la reine des albums conceptuels. On ne sait jamais. "Never say never", c'est Justin Bieber qui me l'a appris [rires].

D'où te vient cette fascination pour Lady Gaga ?

C'est fou car je me rappelle être allée voir Gaga au Madison Square Garden à New York. C'est là où j'allais voir tous mes concerts quand j'étais plus jeune. Et je me souviens que tout le monde était si queer. Il y avait des filles, des garçons, des personnes non binaires et toutes les représentations possibles sur le spectre du genre. Tout le monde avait des paillettes, des costumes. Il y avait un sentiment de liberté. J'y étais avec ma mère et je me souviens avoir été mal à l'aise d'être là avec elle car j'avais cette sorte de révélation, d'éveil très personnel.

Comme tu dois le savoir, Lady Gaga est une icône gay mais j'ai l'impression que tu es, à ta manière, une icône lesbienne. Énormément de femmes lesbiennes te suivent et te soutiennent. Comment perçois-tu ça ?

Depuis que je suis gamine, ma mission est de devenir l'artiste dont j'avais besoin en grandissant. Ma queerness est encore quelque chose que j'essaie de cerner, mais la beauté de la chose, c'est aussi que tu n'as justement pas à la cerner. C'est quelque chose qui évolue constamment. Aussi, être queer n'est pas mon accroche. Ce n'est pas la chose la plus intéressante chez moi. C'est quelque chose dont je vais toujours parler librement et dont je serai toujours fière. Je soutiens la communauté LGBT+ de tout cœur et je me sens honorée d'avoir des personnes issues de cette communauté qui me soutiennent.

Tu t'identifies dans le spectre LGBT+ mais tu évites d'utiliser un quelconque terme pour te définir. Penses-tu qu'il y ait encore cette injonction à étiqueter la sexualité en 2020 ?

Je pense que cette pression vient surtout des médias. Dès qu'un artiste a une étiquette, elle sera toujours accolée à son nom dans la presse. La représentativité est importante et on n'a jamais eu autant de visibilité et de conversations qu'aujourd'hui. Donc ces étiquettes sont importantes pour normaliser les choses. Mais en même temps, cela crée un sentiment de marginalisation. Alors qu'en tant qu'être humain, je ne me sens pas étiquetée ou cantonnée à ma propre sexualité, donc je ne veux pas que quelqu'un d'autre le fasse pour moi.

Cette interview a été réalisée via Zoom le 3 septembre 2020.

Crédit photo : Shannon Beveridge