[Interview à lire dans le magazine têtu· du printemps] Poète et provocateur, vieux pédé et queer as fuck, l'artiste Jean-Luc Verna est tout cela à la fois. Il a été choisi pour réaliser un monument dédié aux victimes de la déportation homosexuelle et des LGBTphobies, qui sera inauguré le 17 mai à Paris.
Photographie : Yann Morrison pour têtu·
Lentilles noires, dents en titane et peau tatouée, Jean-Luc Verna a fait de son corps une œuvre d'art, depuis longtemps sujet de ses photographies. Tour à tour comédien (récemment à l'affiche de Maître obscur, du Japonais Kurō Tanino, au théâtre de Gennevilliers), chanteur (notamment avec ses DumDum Boys), vidéaste et danseur (il a longtemps collaboré avec la chorégraphe française Gisèle Vienne), il est surtout connu pour son travail pictural parcouru d'animaux, de vierges et de clowns, dans la droite ligne des maîtres symbolistes du dessin noir du XIXe siècle, comme Odilon Redon ou Félicien Rops.
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Né à Nice d'un père culturiste élu Mister Côte d'Azur et d'une mère "bête et méchante", Jean-Luc Verna, 58 ans, hante depuis le début des années 1990 la scène contemporaine française. Au centre de son art, une série d'oiseaux érigés en métaphores, et plus largement le dessin, choisi tout d'abord pour des raisons économiques lors de ses débuts difficiles, puis par inclination pour l'intime, pour les petits formats avec lesquels dialoguer seul. Aujourd'hui professeur à l'École nationale supérieure d'arts de Paris-Cergy et représenté par la galerie Ceysson & Bénétière, l'artiste nous reçoit chez lui, dans son appartement parisien rempli d'œuvres et de meubles anciens appartenant à la famille de son mari. Il est en train de réaliser un monument dédié à la déportation homosexuelle et plus largement aux discriminations subies par les LGBTQI+ dans l'histoire, le premier de France, qui doit être installé ce 17 mai à Paris en lien avec l'association Les Oublié·es de la mémoire.
- Comment comptes-tu rendre hommage aux victimes homosexuelles de la déportation ?
Je suis en train de réaliser une grosse sculpture qui fera, je pense, 4,5 m de haut, en métal – un gros machin, pour que ça se voie, que ça se voie enfin ! Elle aura deux faces : une la plus noire possible, et une autre en miroir plutôt orientée vers le ciel. Elle sera légèrement inclinée vers le sol, avec l'idée d'offrir un abri mais aussi de créer une ombre portée, pour rappeler que tout ça peut se reproduire…
- C'est un sujet qui te touche personnellement ?
J'ai été pute à 16 ans, à Nice, j'ai eu les dents de devant détruites à coups de bottes, le nez et les côtes cassées, j'ai été poursuivi par des skinheads d'extrême droite. Tout ça fait partie de ma vie, et entre en compte dans ma décision d'accepter de faire cette sculpture. Et puis ma famille juive a fui les pogroms, et une partie est morte dans les camps. Enfin bon, le nombre de familles qui ont payé leur tribut pendant la guerre est immense… Mais je fais partie de cette immensité-là.
- Tu dis souvent que tu n'es pas un artiste gay. Avec tes percings, tes tatouages, ton maquillage, c'est quand même un corps queer que tu montres…
Ce que j'aime dans le mot queer, c'est que c'était une insulte et on en a fait une couronne. Mais quand je me présente comme un vieux pédé à des jeunes queers, ils me répondent : "Non, on ne dit pas pédé, on dit gay ou queer." Je dis ce que je veux, déjà. Ce sont juste des nouvelles normes ; et moi je me fous des normes.
"Ça se voit suffisamment que je suis pédé, quand même ! Je n'ai pas à le dire et à le sur-dire en affirmant que je suis un artiste gay ou un artiste queer."
- Et tu te fous de la communauté aussi ?
Dans Une folle à sa fenêtre, Michel Cressole, un vieux pédé mort du sida qui travaillait à Libération dans les années 1980, avait dit : "Quand les cris des gazolines du Front homosexuel d'action révolutionnaire se sont tus, la folle a été rangée dans le placard dont les gays sont sortis." Et ils ont gardé la porte ouverte pour y faire entrer les pauvres, les moches, les vieux… Ça se voit suffisamment que je suis pédé, quand même ! Je n'ai pas à le dire et à le sur-dire en affirmant que je suis un artiste gay ou un artiste queer.
- C'est pourquoi tu n'acceptes pas les expos queers ?
Je suis contre les expos de femmes, les expos d'artistes racisées, etc. Je déteste les choses qui essentialisent les gens, qui font que les communautés ne s'occupent que d'elles-mêmes et ne s'agrègent pas face à l'oppresseur commun. C'est tout le contraire de ce qu'il faut. On est fort ensemble. Je lutte contre le manque d'équité de la société pour les homos, les trans, mais aussi pour les Noirs, les pauvres, les sans-papiers, pour tous les gens qui souffrent… Mon seul drapeau, c'est le drapeau noir.
Dans ton recueil de dessins d'oiseaux, Sic transit gloria mundi, il est écrit : "Si vous n'y voyez que des oiseaux je ne peux rien pour vous."
Parce que ce ne sont pas que des dessins d'oiseaux, sinon ça n'aurait pas d'intérêt. Ils parlent d'autre chose. Certains sont très politiques, d'autres parlent de la grossophobie, du sida [il évoque son œuvre Trithérapie qui chante], de sexualité, de l'impuissance masculine, des violences policières… Dans ce livre, il y a un texte qui dit : "N'aimez-vous que les oiseaux blancs, ou que les oiseaux qui ne vivent qu'en France, que pensez-vous des oiseaux qui viennent d'Afrique et qui y retournent régulièrement ? Est-ce que vous les aimez moins ? Est-ce que vous êtes capables au premier regard de déceler un oiseau d'une oiselle ?"
"Je déteste être à la mode, je déteste suivre les tendances."
- Pourquoi avoir arrêté d'en dessiner ?
Désormais, il y a des dessins d'oiseaux partout, à cause du greenwashing du marché de l'art. Je déteste être à la mode, je déteste suivre les tendances. Être dans le vent, c'est un rêve de feuille morte… Je préfère choisir mes sujets dans la poubelle de l'art contemporain.
- Parce qu'il faut penser contre, créer contre ?
Je me suis toujours construit contre. Contre mes parents, contre la religion, contre ce qu'il fallait être, ce qu'il fallait dire. J'ai grandi à Nice, qui était à l'époque une ville homophobe et réactionnaire.
- Tu dis n'être jamais satisfait de tes dessins, et fonctionner par couches successives. Un peu comme cette famille qui n'était pas satisfaite de l'enfant que tu étais…
Mais je ne l'étais pas de moi non plus ! Si je me suis autant modifié, c'est que sans ça je m'aimerais moins, je me trouverais encore plus moche. Quelqu'un a dit [Oscar Wilde, NDLR] : "Donnez un masque à un homme et il dira la vérité." Chez moi, tous les artifices se donnent à voir comme artifices. Les gens qui réfléchissent un peu voient bien que ceux dont l'armure est très lisse, très aimable, très policée et pas choquante, sont ceux qui mènent le monde et la société à leur perte.
- Dans ton travail, le temps est très important, et se donne à voir dans la forme même de tes œuvres…
Mon seul sujet, c'est la mort. C'est la seule chose qui donne un peu de relief à la vie et qui nous rassemble. C'est la seule chose qu'on a vraiment en commun, qu'on s'aime ou qu'on se déteste, qu'on soit jeune, vieux, beau, laid, noir, blanc, mince, gros, riche, pauvre… J'ai fait deux tentatives de suicide. À un moment, je sais que la mort me soulagera. Et puis ça fait 36 ans que je suis séropositif, donc il y a plein de gens qui sont partis avant moi. Après, on dit toujours que ce sont les meilleurs qui partent en premier, donc tant mieux pour nous ! (Rires.)
"Se tromper d'ennemi, c'est le meilleur moyen de rater sa vie."
- Tu es aussi professeur. Ton travail trouve-t-il de l'écho dans la jeunesse ?
Il y a toujours des étudiants et des étudiantes avec qui on entre en résonance. Et c'est super. Mais sur les réseaux sociaux, je suis attaqué par de jeunes queers. Bien sûr, ils ont toutes les raisons d'être en colère, ce n'est pas une période facile… Mais c'est quand même grâce à des gens comme moi qu'ils peuvent avoir des looks improbables. On m'a déjà attaqué sur le fait que j'étais un Blanc qui représente des corps racisés et des femmes nues. Merde, quoi ! Les femmes nues comme les hommes nus, les animaux nus, le nu académique, c'est l'histoire de l'art, bordel. Après, c'est le propre des jeunes de ne pas être d'accord avec leurs aînés. On se construit contre la génération de ses parents. Ça m'est arrivé avant eux, ça leur arrivera après moi. Ce qui me fait le plus de peine, c'est que se tromper d'ennemi, c'est le meilleur moyen de rater sa vie.
- Tu dis souvent que tu es né en colère mais, dans une émission sur France Culture, tu t'es décrit comme une petite fille désolée. On crée avec sa colère ou avec sa désolation ?
L'art bien fait, même bâti sur toutes ces douleurs, provoque des déflagrations qui donnent une lumière, un espoir. C'est ça qui est bizarre. Il y a l'effet cathartique, c'est sûr, et une sublimation. C'est ce qui fait que l'art, et les arts en général, sont utiles et prépondérants dans une société pour créer de la lumière, de l'envie, de la projection, de l'empathie et de l'humanité.
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Crédit photo : Yann Morrison