[Reportage et rencontre à retrouver dans le magazine têtu· de l'été, ou sur abonnement] Sculpteur aux billes de verre soufflé, Jean-Michel Othoniel est connu à Paris pour son Kiosque des noctambules, baldaquin baroque et coloré qui orne la station de métro Palais-Royal, face à la Comédie-Française. À partir de cet été, l'artiste déploie pour la première fois son travail à l'échelle d'une ville, Avignon, qui devient l'écrin de sa création Cosmos ou les Fantômes de l'amour.
Photographie : Yann Morrison pour têtu·
Trente ans après son inscription au patrimoine mondial de l'Unesco, vingt-cinq ans après avoir été choisie comme capitale européenne de la culture, Avignon avait droit à son collier de perles. Relevant le défi qui lui était proposé d'un parcours artistique d'une ampleur inédite, Jean-Michel Othoniel a choisi d'y déployer 260 œuvres, parmi lesquelles 140 nouvelles créations, dans dix sites patrimoniaux et musées. Ses sculptures de briques et de perles de verre ponctuent ainsi la ville pour y dessiner une constellation poétique. À l'intérieur du palais des Papes, prédisposé à la théâtralité, quinze salles sont réenchantées par des installations souvent monumentales. Au sein de la tour des Anges, une forêt de ses Colliers lévite au-dessus du public. Suspendus à la voûte de la bien nommée Grande Chapelle, Les Astrolabes figurent le déplacement des planètes et se reflètent sur le sol recouvert d'une nébuleuse bleue. Quant au célèbre pont Saint-Bénézet, "le" pont d'Avignon, il est sublimé par les billes rouges et or de l'imposante Porte des navigateurs.
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Lorsque nous rencontrons l'artiste, les créations n'ont pas encore quitté La Solfatara, un ancien entrepôt de 4 500 m2 situé à Montreuil, en banlieue est de Paris, où il a établi son studio, qu'il partage avec le sculpteur Johan Creten, son compagnon depuis trente-cinq ans. Devant les sobres caisses en bois qui protègent ses créations, le maître des lieux éclaire sa démarche : "J'ai voulu que le public perçoive Les Fantômes de l'amour comme une grande exposition, pas comme des œuvres destinées à illustrer les collections des musées avignonnais." L'ensemble est inspiré par Canzionere, un recueil de 366 poèmes écrit par Pétrarque au XIVe siècle. Pendant quarante ans, l'érudit italien a composé son adoration pour Laure, une femme aperçue pour la première fois en 1327 dans l'église Sainte-Claire, à Avignon. "Il utilise alors une forme poétique nouvelle, souligne Othoniel. Michel-Ange s'en inspire dans ses sonnets à Tommaso dei Cavalieri, et Pasolini dans ceux dédiés à son acteur fétiche, Ninetto Davoli." À Avignon, il s'agit donc d'entrer en pèlerinage et de cheminer au gré d'un chapelet multicolore, célébrant les amours incandescentes, absolues, perdues…
La conquête de l'espace public à Paris
L'artiste, accessible et réservé, nous a habitués aux projets d'envergure. Les portes de La Solfatara franchies, le visiteur est happé par La Grande Vague, installation de 6 mètres de haut et 15 mètres de long dont la masse noire semble menacer de tout engloutir. En acceptant de se déployer à l'échelle d'une ville, Jean-Michel Othoniel franchit un cap qui pourrait presque nous faire perdre de vue que ses créations ne furent pas toujours aussi expansives. "Les œuvres de mes débuts étaient plus sombres et largement liées au corps, car je me suis construit à une époque où le regard que portait sur lui la société changeait énormément, explique ce Stéphanois né en 1964 et monté à Paris en 1981. Ces années étaient à la fois celles des premiers hommes nus dans la publicité, du corps bodybuildé, sublimé, et celles des corps martyrisés par le sida." Avant que l'épidémie s'abatte sur la communauté et emporte nombre de ses amis, l'étudiant aux beaux-arts de Cergy est confronté à la perte d'un premier amour : un garçon le quitte pour entrer dans les ordres, puis se suicide.
"Mon parcours traduit un passage de l'obscurité à la lumière."
L'art devient alors une planche de salut, qui porte les stigmates de sa blessure. Ses travaux raconteront durablement le corps fragmenté, mutilé ou absent. Avant de jeter son dévolu sur le verre à partir de 1993, Jean-Michel Othoniel se passionne pour le soufre. Le matériau lui dicte de petits ex-voto énigmatiques, pour ne pas dire hermétiques, et L'Hermaphrodite, façonné à partir de l'empreinte de sa propre silhouette allongée.
Quand on l'invite à se retourner sur une œuvre présentée comme autant d'autoportraits, l'artiste dresse ce bilan d'étape : "Mon parcours traduit un passage de l'obscurité à la lumière, un désir d'aller vers quelque chose de plus en plus joyeux." Le fameux Kiosque des noctambules, à Paris, symbolise un moment de bascule. Ce baldaquin baroque et coloré, qui coiffe de deux couronnes la station de métro Palais-Royal, face à la Comédie-Française, est né de sa participation à un concours lancé par la RATP pour les 100 ans du métro parisien et la transition vers l'an 2000. "J'ai eu envie de marquer la ville d'un symbole optimiste et qui permette à chacun d'expérimenter physiquement le fait de sortir de terre et d'aller vers la lumière", explicite-t-il. La féérie est flanquée d'un petit banc où les amis, les amants, ont le loisir de se retrouver à toute heure et en toute liberté.
De Versailles à Tokyo
Cette première intervention dans l'espace public n'a pas seulement valu une reconnaissance populaire au lauréat. "Je suis passé d'un travail seul dans mon atelier à un travail d'équipe, retrace Othoniel. Je me suis retrouvé chef de chantier et je me suis aperçu que j'aimais ça, collaborer avec les verriers, les fondeurs et, au-delà des artisans, avec tous les acteurs de la mise en œuvre d'une création." Depuis, le Français a conquis le monde. On le collectionne, et les plus grandes institutions l'exposent, de New York à Tokyo. Ses sculptures-fontaines perlent le bosquet du Théâtre d'eau dans les jardins du château de Versailles. D'autres forment un ballet de calligraphies arabes dans les bassins du musée national du Qatar, à Doha.
Faut-il interpréter sa progression de l'intime au monumental, du repli sur le corps à la conquête de l'espace public, comme l'expression d'une affirmation ? "Je ne pense pas, car je suis aussi timide que je l'étais il y a vingt-cinq ans, estime l'intéressé. J'aime les œuvres dans l'espace public parce qu'elles sont plus visibles que leur auteur. On va à leur rencontre pour une émotion, pas pour une signature." Chacune de ses interventions traduit une volonté de réenchanter le monde pour le rendre plus supportable : "J'ai mis du temps à affirmer la beauté et à accepter qu'elle pouvait aider. Mon obscurité personnelle et les stéréotypes du milieu de l'art où la beauté passait pour un manque de radicalité me maintenaient à distance." La revendiquer n'implique pas pour autant d'assigner la beauté au décoratif. En 2004, l'architecture de pampilles du Bateau de larmes surmonte, tel un tombeau de lumière, une barque de "boat people" cubains.
"Jusque-là, j'avais évoqué la maladie, mais toujours de façon voilée."
Lourd de sens aussi, ce fragile Collier-cicatrice que notre interlocuteur porte au cou, en souvenir d'une performance organisée lors de la Gay Pride de 1997. En hommage au plasticien cubain Félix González-Torres, emporté par le sida l'année précédente, Jean-Michel Othoniel avait imaginé 1 001 exemplaires de ce bijou de perles de sang qu'il avait distribués lors d'une performance aux participants, comme le défunt aimait à offrir ses œuvres. "Jusque-là, j'avais évoqué la maladie, mais toujours de façon voilée, souligne l'artiste. En l'offrant, j'expliquais que ce bijou représentait la cicatrice que chacun portait en soi et qu'il fallait se reconstruire sur cette cicatrice."
Reconstruction. Si le terme est récurrent dans les propos de Jean-Michel Othoniel, celui de transmission se fait de plus en plus présent. À 61 ans, une question le taraude : "Je fais tout ça pour qui, pour quoi ?" Cette préoccupation a donné naissance à la Fondation Othoniel-Creten, un fonds de dotation imaginé avec son partenaire pour faire rayonner leurs œuvres après eux, soutenir le travail d'autres artistes, et accueillir en résidence des acteurs du monde de l'art… Avant d'intégrer la solennelle Académie des beaux-arts en 2018, il redoutait d'être statufié par ces honneurs, mais la mission de soutien à la création de l'institution répond à ses aspirations. L'habit vert brodé lui apparaît comme une opportunité, "sans être prétentieux, d'aiguiller l'Académie vers des choses plus actuelles". Le désir d'encourager d'autres éclosions a rejoint celui de cultiver la beauté partout, en verre et contre tout.
>> Cosmos ou les Fantômes de l'amour, de Jean-Michel Othoniel. À Avignon du 28 juin au 4 janvier 2026. othoniel.fr
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