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Marche des fiertésEmmanuel Pierrat, un funambule à l'Académie ?

Il est l’avocat des écrivains et le plus écrivain des avocats. Ce spécialiste controversé de la propriété intellectuelle et artistique s’est fait un nom dans la défense des auteurs, de Gabriel Matzneff à Édouard Louis. Emmanuel Pierrat est hyperactif, gay, admiré et critiqué. Il se présente aujourd’hui à l’Académie française pour devenir Immortel. On aurait…

Crédit photo : Guillaume Perilhou

Il est l’avocat des écrivains et le plus écrivain des avocats. Ce spécialiste controversé de la propriété intellectuelle et artistique s’est fait un nom dans la défense des auteurs, de Gabriel Matzneff à Édouard Louis. Emmanuel Pierrat est hyperactif, gay, admiré et critiqué. Il se présente aujourd’hui à l’Académie française pour devenir Immortel.

On aurait peur de glisser. Depuis son déménagement il y a un an, il n’a pas encore eu le temps de tous les recompter, pour vérifier qu’il n’en manque pas. Des centaines de masques congolais, statuettes incas et boucliers dogons, pour certains vieux de plus de mille ans, d’autres bientôt deux, trônent partout dans l’appartement qu’il est fier de faire visiter, un mètre réglementaire devant nous, babouches aux pieds. Pierrat y habite avec son compagnon, un artiste chinois qui « vit la nuit ».

L’art est au mur, au sol, sur les tables et les bibliothèques. Les livres tapissent les recoins restants, jusque dans les chambres de ses filles. À côté de quelques jouets, des ouvrages sur la franc-maçonnerie grimpent jusqu’au plafond. Dans la cuisine, des oeuvres encore, cette fois des dessins, érotiques, offerts par Pierre Guyotat et d’autres, ou des pages originales de Sade encadrées. Pierrat a écrit plus d’une centaine de livres dont quelques romans olé olé et dirige aujourd'hui le prix qui rend hommage au marquis.

Jour et nuit

À 51 ans, les yeux bleus perçants et les cheveux grisonnants, l’avocat a déjà beaucoup vécu. Ses activités ont maintes fois été énumérées : conservateur du musée du barreau de Paris, secrétaire général du musée Yves Saint Laurent, directeur du PEN club (association de défense de la liberté d’expression et de création des écrivains), anciennement d’une collection aux éditions Arléa, chroniqueur dans Livres Hebdo, il s’est essayé à la traduction du bengali et à la politique, conseiller PS du 6e arrondissement de l’ère Delanoë… Des trucs en plus. C’est qu’Emmanuel Pierrat aime la légende de celui qui ne dort pas, qui souffrirait d’un mal obscur l’empêchant de se reposer, mû par la nécessité, jour et nuit, de ne pas mourir de honte sous les sables de l’oubli.

Premier de la famille à avoir le bac, Pierrat naît à Nogent-sur-Marne, grandit dans une famille de droite à Pantin, là où sur les murs des rues s’affichaient les noms des grands de la gauche : Gambetta, Jaurès… Des avocats. « Avocat, on n’avait pas besoin d’être héritier, et on pouvait faire des choses extraordinaires. Défendre, monter à la tribune, écrire des livres… À 14 ans, j’ai su. Quelques mois après, j’ai lu qu’il en existait qui avaient défendu Henry de Montherlant, dans le procès des Jeunes filles, Anatole France, Georges Simenon… Des histoires de diffamations, de plagiats, d’engueulades entre écrivains et éditeurs, comme Céline et Gallimard. J’ai tout de suite voulu faire ça. »

Chez les parents Pierrat, pas de livres, sauf sur la guerre d’Algérie. À onze ans, l’élève est exfiltré par une institutrice vers le lycée Condorcet, l’un des fleurons parisiens où planent des ombres. À l’entrée est encadrée une reproduction du portrait signé Jacques-Émile Blanche de Marcel Proust, ancien élève, gloire parmi les gloires. Le choc social est rude. Pour la première fois, Pierrat n’est plus le premier de la classe, bien qu’il en ait gardé les airs. 

Une amitié particulière

Il y avait les cours, mais Pierrat parle des amours, à commencer par le premier. « En classe de grec, ça ne s’invente pas. » Un garçon richissime, de treize ans comme lui : « Une amitié particulière, c’était du Roger Peyrefitte. » Un après-midi, le jeune Emmanuel se rend chez lui, 600 mètres carrés sur le jardin des Tuileries. Et puis en weekend, dans le château à la campagne. Là-bas, il y a un grand champ de fleurs. Des fleurs qui ne poussent que pour décorer les salons. « C’était dingue. Je me suis dit que ça devait être ça, ce que je ressentais face à cela, que de penser à gauche. En tout cas, je m’assume dès lors. À Condorcet, tout le monde voulait faire hypokhâgne, et tout le monde se foutait de savoir qui était gay. » C’était le temps des fleurs, on ignorait la peur. « À mes parents, je leur ai dit : « Je suis homo et je fume des cigarettes. » Mon père a répondu, horrifié : « Mais ça donne le cancer, les cigarettes ! » Il en avait rien à foutre que je sois gay. Il était flic et l’un de ses patrons, commissaire de police, l’était aussi. » La mère, en revanche, est effondrée. Elle a grandi dans le Finistère, au Guilvinec ; émigrée à Paris, la Bigoudène est recrutée comme laborantine à l’hôpital Necker. Elle dit que c’est de sa faute, que c’est parce qu’elle travaille trop.

« Je suis le Eddy Barclay du Pacs »

Les années passent, la vocation demeure. Après le bac, Pierrat s’inscrit à Assas en 1986, bastion de la droite étudiante. Commence alors le militantisme au sein du « Gage », un certain Groupe achrien des grandes écoles. « Achrien en référence aux Chroniques achriennes de Renaud Camus. C’était le Renaud Camus de Tricks, avant ses délires antisémites. Des Chroniques qui étaient une espèce de monde imaginaire où les garçons aimaient les garçons. » Le président du groupe est Frédéric Martel, aujourd’hui sociologue et journaliste sur France Culture — auteur notamment de Sodoma : enquête au coeur du Vatican. Pierrat en est le secrétaire général. Il étudie, il milite, mais il doit aussi payer ses études et bosse à l’usine. « Je rentre à Assas avec des idées de gauche, alors je fais la grève contre la loi Devaquet. J’ai failli louper mon année… J’allais pas aux cours puisque j’étais gréviste ! Mais ça a été ma chance. » Il est repéré, devient collaborateur parlementaire de Jean-Yves Autexier, député chevènementiste de Paris.

Au Gage, Pierrat anime des rencontres, le soir, avec les gens qui pensent. Parmi eux, Didier Eribon. Le sociologue venait d’écrire sa biographie de Michel Foucault. « Ça a commencé comme ça. Notre relation a duré cinq ans. » Une relation qui, dit-il, l’a construit intellectuellement. Les soirées sont stimulantes et une autre marche est franchie. Eribon a déjà publié un livre avec Lévi-Strauss, un autre avec Georges Dumézil. « Je commence à cette époque-là à parler avec Bourdieu, Derrida, Deleuze… Et puis Didier fait un séminaire sur les études gays, on ne sait pas ce que c’est à l’époque en France ! Je change de monde, de rapport à la sexualité. »

De Pantin à Saint Germain

Le gamin de Pantin rencontre Saint-Germain, mais il a la bougeotte et part vivre à Calcutta, en Inde. Un an et demi en tant que coopérant chargé du livre au consulat de France. Calcutta, la ville fantasmée de Duras, du Vice-Consul, de Son nom de Venise dans Calcutta désert. C’est là qu’il rompt avec Eribon, grâce à qui aussi il avait rencontré l’écrivaine. « C’était amusant. Enfin, ça s’est quand même très mal passé… L’Inde n’est pas faite pour rompre. »

Malgré la blessure, les deux hommes deviennent amis. Didier, quelques mois plus tard, s’installe dans l’immeuble parisien d’Emmanuel, où l’avocat vivait jusque l’année dernière encore. Ils dinaient ensemble une fois par semaine. « On avait monté ensemble une structure pour aider les transes qui voulaient changer d’état civil. Didier m’envoyait beaucoup de gens qu’il fallait aider. Je faisais aussi des trucs autour du sida… » Sur ce point, le juriste a des remords. « Je fais partie de tous ceux qui au départ ont dit que le sida était une invention contre les gays, de tous ceux qui couchaient comme des cons sans se protéger. » Pierrat est un chanceux. Un de ses amis, lui, est mort sous ses yeux. 

Les amours se suivent, avec les hommes, les femmes parfois — « des incursions ». Pierrat aime beaucoup et s’engage vite : « Je suis le Eddy Barclay du Pacs. » Puis vint le premier mariage pour tous, célébré en 2004. En Californie, les premières unions sont célébrées cette année-là, arrêtées par Schwarzenegger. « Didier me dit alors qu’il va écrire une tribune dans le Monde, affirmant qu’il faut le mariage pour tous maintenant en France. » Une tribune signée avec Jacques Derrida, Daniel Borrillo, Pierre et Gilles… et Noël Mamère.

« Les confrères n’en pensent pas que du bien »

Pari gagné : la question devient un objet de sondages, les médias s’en emparent. La légende veut qu’au même moment, deux hommes se rendent à la mairie de leur commune de Bègles, dans le sud-ouest, pour se pacser, pensant que c’est là que ça doit se passer. En route, ils entendent sur Sud Radio que leur maire veut marier les homos. Mamère les reçoit. « Il m’appelle. Donc je lui dis qu’il faut être cohérent. Et c’était parti. » À l’époque, certains papiers sont détestables, « y compris un édito du Monde », et Pierrat les garde en tête. Suivront neuf années de combat avant le mariage et Taubira. « La semaine suivant Bègles, on a été faire la gay pride à Paris avec les mariés, Noël, Sergio et d’autres. On était en tête de cortège… La femme de Noël m’a dit ce jour-là : « On m’a jamais donné autant de capotes de toute ma vie ! » C’était la joie. On a perdu en cassation, mais ça valait le coup. » 

Des capotes, Noël, et aussi Sergio, donc, Sergio Coronado, avec qui pourtant les choses n’étaient pas gagnées d’emblée. Coronado, aujourd’hui à la France insoumise et candidat à la mairie de Bondy, est alors l’assistant du député-maire Les Verts de Bègles. « Au départ, l’image que j’avais de lui était mauvaise, confie Sergio Coronado. Certaines réflexions autour des mariés étaient déplacées, il y a eu une forte pression autour d’eux… Des moments très tendus. Moi, mon souci était que ces gens-là arrivent au bout. » Une image qui changera en le connaissant, les deux hommes seront unis plusieurs années. Reste que cette image que renvoie l’avocat est loin d’être toujours la bonne. Un point d’accord : son expertise de la propriété intellectuelle et artistique. Le nombre d’écrivains qui passent sa porte est éloquent, mais le succès a sa rançon.

D’aucuns nous demandent toutefois pourquoi écrire un nouveau portrait de lui, si ce n’est pour « servir la soupe ». D’autres lui reprochent de rechercher la lumière, et lancent à la volée qu’il « a fait n’importe quoi dans le procès Baupin ». En 2016, Maître Pierrat assure la défense de l’ancien député écologiste Denis Baupin, accusé d’agressions et harcèlement sexuels. Le procureur estime alors que les faits sont prescrits. Pierrat se retourne contre l’accusation : il attaque en diffamation les plaignantes ainsi que les médias qui ont relayé leurs paroles.

Plaider ne suffit pas

Cyril Graziani s’en souvient. Journaliste politique à France Inter, c’est lui qui, avec Lénaïg Bredoux de Mediapart, a révélé l’affaire en publiant, à deux reprises, les témoignages des femmes qui accusaient Baupin. Après la première parution, Pierrat a voulu les voir. « On est allé à son cabinet un samedi matin, détaille Graziani. Il nous avait proposé ce rendez-vous en nous disant que nous allions rencontrer Baupin. Il voulait savoir ce qu’on avait de plus… Il y avait la volonté de nous intimider. » Mais les reporters sont sûrs d’eux. « On est toujours resté dans les clous, on savait où on allait. » Ce procès, l’avocat du journaliste, Maître Basile Ader, conseil de Radio France, était heureux qu’il ait lieu. Il savait pertinemment qu’il allait se retourner contre Pierrat. « Ce genre d’attaque échoue presque toujours, mais Pierrat était je crois convaincu de l’innocence de son client. » Pour Ader, l’affaire aurait pu avoir une portée symbolique, si Denis Baupin était venu à l’audience. « Ça a été lâche et c’est à mon sens une faute stratégique. C’était l’occasion d’un procès #MeToo en France. » Comme un duel élégant, celui qui fut son adversaire est grand seigneur. « Je ne suis pas un fanatique de Pierrat. Il a une forme de morgue, mais c’est une énigme. Je suis admiratif de tout ce qu’il arrive à faire. Les confrères n’en pensent pas que du bien, mais c’est teinté de jalousie. »

Parmi ceux qui l’apprécient : Charles Consigny, ancien sniper chez Ruquier. « Quand on est avocat, si l’on ne reste pas dans son couloir, toute la coterie bruisse et piapiate, assure celui qui est aujourd’hui secrétaire de la Conférence. Pierrat est entier et sincère. Quand il ne veut pas être sympa, il ne l’est pas. » Les projecteurs, qu’il a connus, sont-ils aveuglants ? « La notoriété aide à être écouté, y compris des juges, poursuit Consigny. C’est quelqu’un d’intéressant dans ses hésitations. Le métier d’avocat ne lui suffit pas. »

Plaider ne suffit pas, il faut donc écrire. La Justice pour les nuls, L’Érotisme pour les nuls, Faut-il rendre des oeuvres d’arts à l’Afrique ?, L'Édition en procès, Les Secrets de l’affaire « J’accuse »… Rien que l’année dernière, Pierrat a signé neuf livres. Plus d’une centaine en tout. Alors, substances ? nègre ? potion magique ? Certains, soupçonneux, se demandent s’il écrit tout. « Emmanuel est particulièrement organisé, nous déçoit Sergio Coronado. Tous les jours, il fait les mêmes choses à la même heure, scrupuleusement. Il n’est pas mondain, il ne sort pas le soir souvent… Et il aime que ça aille vite. » « C’est un homme très cultivé », ajoute François Gibault, l’un de ses amis, anar' réac, exécuteur testamentaire de Céline et conservateur du musée du barreau de Paris avant lui.

Et si plaider ne suffit pas, il faudrait être naïf pour croire encore que l’écriture nous survit. Que les livres permettent, après nous, de rester à tous les coups dans les coeurs des vivants. Emmanuel Pierrat veut un gage. Qu’on lui dise que tout cela n’est pas en vain.

"Gay, franc-maçon et de gauche"

Sur proposition de Jean-Denis Bredin, il demande aujourd’hui à siéger à l’Académie française. Il s’est adressé par courrier, comme le veut la coutume, à tous ses membres, pour avoir le droit de s’assoir au fauteuil numéro 24, dernièrement occupé par l’historien Max Gallo, CAP de mécanicien-ajusteur devenu ministre de Mitterrand, successeur en habit vert de La Fontaine et de Colbert. Un parcours de revanche qui n’est pas pour lui déplaire. Bredin, lui, c’est un père. Le délicat écrivain fut l’un des plus grands avocats d’affaires de la place de Paris, ancien associé de Robert Badinter. Un professeur de droit émérite et courtois, aussi raffiné que discret, auteur de l’ouvrage de référence sur l’affaire Dreyfus et qui voit, en Pierrat, un digne légataire. 

Seulement, « être gay, franc-maçon et de gauche n’est pas un avantage pour y aller », concède Pierrat, quand Gibault y va de son pessimisme : « Je me suis présenté à l’Académie française, moi aussi, mais on m’avait fait savoir qu’il ne pouvait y avoir qu’un seul avocat sous la Coupole… » Ce serait bien, quand même, bien d’y voir un deuxième homme revendiquant en aimer d’autres, aux côtés de Dominique Fernandez, le premier, et ses romans de l’Italie éternelle. Emmanuel Pierrat s’apprête, si tout se passe bien, à écrire sur l’évolution de nos droits, ceux acquis et ceux qui manquent. 

Il y a tout juste dix ans, dans son discours de réception à l’Académie, Simone Veil s’émerveillait de succéder à Racine au treizième fauteuil. Elle évoquait ce long « compagnonnage entre l’esprit des lettres et l’esprit des lois, qui cheminent en France bras dessus, bras dessous ».

Par Guillaume Perilhou le 15/10/2020