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film"Retour à Reims raconte l'histoire du siècle" : rencontre avec Jean-Gabriel Périot

Par Franck Finance-Madureira le 29/03/2022
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Jean-Gabriel Périot signe "Retour à Reims (Fragments)" adapté du livre désormais culte de Didier Eribon. Un film éminemment politique.

Cinéaste brillant et éminemment politique, Jean-Gabriel Périot avait, dans ses films précédents, raconté la Fraction Armée rouge dans l’Allemagne des années 70 (Une jeunesse allemande, nommé au César 2016 du documentaire) ou fait travailler une classe de première d’Ivry-sur-Seine sur les résonances politiques du cinéma post-soixante-huitard (Nos Défaites, présenté à la Berlinale en 2019).

En adaptant le livre de Didier Eribon, Retour à Reims, le réalisateur spécialiste des films à base d’archives reconstitue une véritable histoire politique et sociale du siècle à la fois intime et riche, portée par la voix d’Adèle Haenel. Jean-Gabriel Périot parle revient pour têtu· sur ce documentaire politique majeur et inspirant qui sort, à point nommé, à quelques jours des élections présidentielles. 

Têtu : Comment est née l’envie d’adapter cet ouvrage important de Didier Eribon ? 

Jean-Gabriel Périot : J'avais lu il y a longtemps le livre, dans lequel j'avais trouvé de nombreuses similitudes entre l'auteur et moi. Je viens d’un milieu populaire, une famille de travailleurs sans fric, j’ai quitté ma province pour Paris et je suis devenu cinéaste - je suis donc un "transfuge de classe"; je suis homosexuel, et la culture a toujours été importante dans ma vie...

Toutefois, l’idée de faire un film est venue plus tard encore, et à l’invitation de Marie-Ange Luciani (la productrice, entre autres, de 120 battements par minute, ndlr) qui rêvait de faire un film d’après le livre. On ne se connaissait pas mais elle m’a contactée parce qu’elle imaginait un film fait à base d’archives.

Et le résultat est assez surprenant, très différent du souvenir que peuvent en avoir les lecteurs...

C'est un livre de 250 pages, et peut-être que mon récit, en voix off, n'en conserve que 15 ! Mais le texte est kaléidoscopique ; "Retour à Reims" une histoire du siècle avec plein de personnages, traversé de nombreux thèmes. Au lieu d’aller chercher tout ce que j’avais en commun avec Didier Eribon, il m’a semblé plus important de raconter plutôt cette histoire politique et sociale française; la percée durable du Front National, soutenue par les classes populaires. C'est ce qui me semblait le plus vital dans la France d'aujourd'hui. Mais c'est aussi, à travers les archives que j'utilise, une histoire du cinéma, de la télévision et de l'audiovisuel.

"Retour à Reims raconte l'histoire du siècle" : rencontre avec Jean-Gabriel Périot

Il y a des images en particulier qui vous ont marqué pendant ce travail, qui ont été presque constitutives du film ?

Des le début du travail, comme je connais un peu le cinéma français, il y a certains films qui me sont revenus très vite à la mémoire, qui paraissaient évidents, et qui, par la suite, servent des moments importants dans le montage final. Parfois cela peut paraître anecdotique mais, par exemple, l’un des premiers films qui m’est revenu c’est La Crise de Coline Serrau (gros succès du cinéma français en 1992 ndlr) que je n’avais jamais revu depuis mon adolescence. Je me souvenais très clairement d’une séquence montrant des enfants en rébellion face à leur père sénateur PS qui lui reproche d’avoir une « tête de RPR ». Ces séquences peuvent paraître anodines mais elles permettent d’aider à construire ce genre de récit politique.  

Après tout ce travail de recherches et de montage, qu’est-ce qui vous est apparu comme éminemment important à retenir de ce siècle d’histoire politique française ? 

Une espèce de désaffection pour la politique en général et pour une politique d’émancipation en particulier. Ce discours - qui prônait la capacité de chacun à suivre les règles qu’il s’est lui-même fixées, donc à se constituer en sujet autonome - longtemps porté par le PCF ou le mouvement ouvrier, a disparu. L’appel à la révolution prolétarienne et au changement de monde n’existent plus et c’est important dans le trajet du livre, avec pour conséquence l’occupation de ce champ politique par la réaction, les idées identitaires, le racisme...

Dans le film, l’un des arcs narratifs, c’est celui du combat féministe qui est une donnée majeure de ce siècle de politique…

Quand on fait un film adapté d’un livre à la première personne, il y a des raisons personnelles aux choix qu’on fait. Je viens d’une famille de femmes et la vie des femmes, leur sexualité, les enfants, la double journée de travail, j'en suis le témoin depuis que je suis enfant. Il était presque évident pour moi de faire en sorte que la mère de Didier Eribon devienne, en quelque sorte, le personnage principal du film et qu’on utilise tous les fragments du livre qui parle de ça. Quand on parle du milieu ouvrier, il ne faut pas oublier l’ouvrière ou la femme d’ouvrier. Et ce qu’on constate dans les archives c’est que les femmes françaises, donc la moitié du pays, n’ont pas d’histoire ! L’avortement, les violences conjugales, c’est le grand vide dans les archives, c’est terrifiant ! C’est comme si avant les années 70 et le féminisme qui commence à documenter la vie des femmes, il n’existait presque aucune représentation. 

"Retour à Reims raconte l'histoire du siècle" : rencontre avec Jean-Gabriel Périot

Le film évoque, à la fin, les mouvements sociaux récents et, notamment, les gilets jaunes. C'est un mouvement qui entrera dans la postérité ?

Pour moi, c’est le dernier épisode d’une grande histoire de la lutte populaire. Les gilets jaunes c’est un mouvement qui a été massif, dans tous les types de territoires. Pour la première fois dans ma famille, qui est plutôt abstentionniste, on parlait politique et certains sont même allés manifester. Je me suis rendu compte que quelque chose d’important se passait et cela a même ébranlé les autres luttes plus sectorielles. C'était un moment important pour l’intersectionnalité.

Pourquoi avoir choisi Adèle Haenel comme narratrice afin d’incarner ce récit ? 

Je voulais prendre une jeune femme pour changer la voix off attendue, pour désenclaver le texte. Adèle est une figure de l’engagement d’aujourd’hui et quand le film s’achève sur les luttes contemporaines, elle en est l’une des voix. Pour moi, elle a quelque chose dans la voix d’un peu rocailleux, que j’assimile à quelque chose de populaire et elle est l’une des rares actrices à avoir ça, ce qui me semblait vraiment juste par rapport à ce texte.