Irène Théry (la sociologue), son fils (l'ourson) et le réalisateur : entretien croisé

Par Adrien Naselli le 06/04/2016
La sociologue et l'ourson Irène Théry

La Sociologue et l'ourson est un documentaire ovni sur les évolutions de la famille qui sort ce mercredi sur les écrans. Entretien croisé entre la mère, le fils et le réalisateur.

C'est le fruit de plus de deux ans de travail lors desquels Mathias Théry et Etienne Chaillou ont entrepris un film qui donne corps aux thèses d’Irène Théry, sociologue de la famille… mais selon une méthode quelque peu transgressive, bien à eux. Les débats sur le mariage pour tous sont passés par là. Ils se sont éternisés. Le documentaire a suivi ces évolutions et même transformé la mère en peluche : une bonne partie du film repose sur les conversations entre Mathias et Irène Théry au téléphone. On suit la sociologue dans les débats à l'Assemblée nationale, sur les plateaux de télévision, chez elle, dans le métro : le résultat est plaisant, instructif, drôle et profond. Un film pour tous.
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TÊTU : Irène Théry, pensez-vous qu’être spécialiste de la famille a influencé votre manière d’élever votre fils, Mathias ?

Irène Théry : Sans doute... Mais je voudrais plutôt parler d'un événement qui a eu une grande influence sur notre famille. Quand Mathias avait dix ans, mon mari a été hospitalisé plusieurs mois dans un service de maladies infectieuses où tout le monde, sauf lui,  avait le sida. C’était avant les trithérapies. Cette expérience a créé une implication particulière. J’ai "vécu" en même temps la force de l’amour homosexuel et celle de l’homophobie. On se soutenait incroyablement  les uns les autres. La différence, c’est que mon mari n’est pas mort, et les autres si. Je me suis alors engagée sur cette question du sida. J’ai proposé de mener une étude sur les rapports entre les personnes séropositives et leurs proches. De là mon engagement pour les droits des couples homosexuels depuis 1996.

TÊTU : Et vous Mathias, qu’est-ce qu’être élevé par une mère sociologue a changé ? Vous sentez-vous différent des garçons de votre âge ?

Mathias Théry : Chaque parent a son unicité avec ses qualités et ses défauts. J’ai le souvenir de conversations avec ma mère où je sens qu'elle est toujours en quête de sens. Je pense que c’est plutôt le fait d’être élevé par des intellectuels qui a changé quelque chose pour moi...

TÊTU : Et vous, Étienne Chaillou, vous avez grandi dans quel type de famille ?

Etienne Chaillou : Une mère institutrice et un père spécialiste du logement.

TÊTU : Vous étiez donc plutôt dans la configuration de 99% des foyers où l'on ne parle pas d’homosexualité…

Etienne Chaillou : Ma première motivation pour faire ce film a été la découverte que la famille avait une histoire. Je sentais bien que je ne vivais pas la même chose que mes parents et mes grands-parents.
Mathias Théry : Moi-même, la complexité du sujet, je la connaissais mal. Je n’avais pas lu les livres d’Irène…

TÊTU : Comment ça, vous ne lisez pas les livres de vos parents !

Irène Théry : Mais non, heureusement ! (rires)

TÊTU : Quand vous avez commencé le film, aviez-vous prévu de faire d’Irène Théry un personnage de cinéma ?

Etienne Chaillou : Oui, on revendique cet aspect. On n’aurait sans doute pas fait le film si Irène n’avait pas voulu.
Irène Théry : Attendez, je ne voulais pas devenir un personnage de cinéma !
Etienne Chaillou : Non, mais nous on voulait.
(rires)
Mathias Théry : Disons qu’on sentait que tu voudrais ! Je me souviens d’une discussion avec Etienne, place des Vosges, sur un banc, il me disait : « Le film, c’est Irène ! » On s’est dit qu’on devait oser, et assumer le fait qu’Irène est ma mère.
Etienne Chaillou : Mais on ne voulait pas faire un film sur Irène. On voulait le faire en sa compagnie. Au début du projet, on n’arrivait pas à imaginer tout ce qui allait se passer pendant cette année de débats autour du mariage pour tous. L’idée de départ, c’était un film sur l’histoire de la famille.

TÊTU : Et vous, Irène Théry, aviez-vous peur de perdre la légitimité que vous vous efforcez de donner à votre champ d’étude ?

Irène Théry : Il y a plusieurs choses qui m’ont interrogée : d’abord, toute la dimension de vie privée que Mathias et Etienne ont introduite dans le film, par les confidences notamment. Je n’ai pas donné mon accord pour ça, et je crois que je ne l’aurais pas donné si on me l’avait demandé. En revanche, je n’ai pas été trompée : quand Mathias venait chez nous le matin avec sa caméra, que j’étais en train de me sécher les cheveux, je croyais qu’il se préparait pour filmer parce qu’il y avait toujours après une raison officielle, un rendez-vous, une occasion de me filmer.
Mathias Théry : Tu voyais bien que je te filmais, quand même…
Irène Théry : Oui mais tu me disais - excuse-moi ! - : « On se met en route pour après ». Peu importe ! Vous avez fait ce que vous vouliez et vous me l’avez montré à la fin. J’aurais eu peur de parler de nous, de notre famille. Quand on choisit la sociologie plutôt que le roman par exemple, c’est qu’on a l’idée qu’il ne faut pas trop parler de soi, qu’il faut parler du monde. Mais en fin de compte, je ne me sens pas trahie, car je trouve qu’on sert de passeur pour parler du sujet. On ne demande pas aux gens de venir voir un film sur notre famille. C’est un film sur le mariage pour tous dans lequel notre famille sert de révélateur à toute la dimension plus générale du problème.

TÊTU : On sent la sociologue qui parle !

Irène Théry : Je n’aimerais pas le film si le résultat n’était pas ce que je viens de décrire.

TÊTU : Vous aviez conscience d’être aussi drôle ? Vous avez entendu les gens rire dans la salle lors des différentes projections ?

Irène Théry : Je crois que c’est surtout mon mari qui est drôle.

TÊTU : Quand vous parlez sèchement à Mathias au téléphone, certes le montage joue beaucoup, mais vous êtes hilarante.

Irène Théry : Je suis une personne gaie, je pense, ils ont saisi souvent ces moments-là. Mais ils ont passé des heures à filmer des choses assez chiantes, ils n’ont pas gardé l’image de la sociologue dans son côté laborieux.
Etienne Chaillou : Je crois qu’une bonne partie de l’humour vient de l’identification des gens aux rapports familiaux.
Irène Théry : Oui… On nous voit nous engueuler en famille.

TÊTU : C’est vrai que la plupart du temps, ce sont plutôt les enfants qui n’ont pas le temps de parler aux parents au téléphone… Alors que vous, vous dites à Mathias que vous n’avez pas le temps car vous avez une tarte à mettre au four.

Mathias Théry : Vous constaterez qu’à chaque fois elle ne veut pas me parler, alors qu’ensuite on discute pendant une heure. (rires)
Irène Théry : Mais ça c’est parce qu’une mère ne sait pas résister à son fils ! Il me fait parler une demi-heure en pyjama alors que ce n’est pas le moment, il m’empêche de mettre ma tarte au four. J’ai été piégée de nombreuses fois pour ce film, mais de manière tellement sympathique… Ce qui est vrai, c’est qu’au bout d’un certain temps, on oublie la caméra. Je n’imaginais pas que des enregistrements pouvaient entrer dans la vie aussi naturellement. Au début je n’avais même pas ma voix naturelle. En tout cas l’idée, derrière ce dispositif, c’était de montrer que le mariage pour tous obligeait toutes les familles à discuter, qu’elles soient homos ou hétéros.

TÊTU : Peut-être est-ce malgré vous, mais vous vous retrouvez à incarner quelque chose dans ce film. Si je poussais le vice, je dirais qu’ils ont fait de vous une icône.

Irène Théry : Pendant le mariage pour tous, un gay et une lesbienne ont créé ma page Facebook. J’ai été touchée, je les ai rencontrés pendant un colloque à l’EHESS. Je ne sais pas si je suis une icône mais il y en avait une en face : on ne peut pas faire plus opposé que Frigide Barjot et moi. Elle a un look très travaillé, mois très « tradi » et je m’en moque, elle a une pensée ringarde alors que je suis capable de me remettre en question… J’ai découvert avec le film que les personnages étaient étonnamment cinématographiques. Des gens ont dit à Mathias récemment que j’étais un peu devenue leur mère.
Mathias Théry : C’est pas mal, non ?

TÊTU : La « communauté LGBT » sait se forger des figures comme nulle autre…

Irène Théry : Je n’ai jamais eu l’idée d’être une icône. Je me souviens d’une interview pour TÊTU à l’époque du PACS. Je n’ai jamais été quelqu’un qui fédère autour d’elle-même. Je ne m’attendais pas à rassembler, et je crois que ce ne serait pas arrivé sans le film. Ce qui est nouveau, c’est que cette figure un peu maternelle est assumée. Elle prend du sens car elle peut servir aux combats de demain :  je me bats depuis des années pour un sujet qui  est encore diabolisé : la GPA éthique, et en particulier lorsqu’elle permet aux couples d’hommes de devenir pères.

TÊTU : Mathias, vous dites qu’on digère les récits de ses parents en retournant dans sa chambre pour construire les siens, c’est ce que vous avez fait avec les peluches… En regardant tous ces ados et ces enfants qui étaient trainés à la Manif pour tous, avez-vous eu conscience d’être chanceux ? Et vous Irène, avez-vous des exemples de drames qui se sont noués cette année-là dans les familles ?

Irène Théry : J’ai rencontré des jeunes dont le désarroi était tangible. Je me souviens d’une jeune fille lesbienne, une amie du frère ainé de Mathias. Elle est issue d’une famille Manif pour tous. Elle est venue me voir et j’ai vu ce que c’était que d’avoir une famille qui défile contre ses propres enfants.
Mathias Théry : Quant à moi, je me rends compte de la chance que j’ai d’être d’accord avec mes parents. J’ai vécu pendant longtemps avec un couple de filles dans lequel chacune avait des problèmes avec sa famille.

TÊTU : L’homosexualité n’est souvent pas abordée dans les familles à part quand il n’y a plus le choix. La Manif pour tous, paradoxalement, aura eu le mérite via son omniprésence de faire entrer le sujet dans les foyers.

Irène Théry : J’ai le sentiment que le mariage pour tous va changer la société en profondeur. Il n’y avait rien d’équivalent auparavant. On est au cœur des normes avec le mariage et la filiation. Ce n’est plus une question de « tolérance » mais véritablement  d’intégration. Je pense que ça va changer les choses assez profondément dans les familles. J’avais sans doute sous-estimé l’homophobie des Français au départ, je le reconnais.

TÊTU : Mathias et Etienne, vous vous êtes rendus compte en filmant Irène que le discours face caméra ne marchait pas. Vous avez donc inventé ces peluches pour créer du comique, mais je retiens aussi la tristesse avec les histoires de l’arrière-grand-mère, de la grand-mère et de la mère… Les larmes montent plus vite aux yeux avec les peluches ?

Mathias Théry : Si les discours ne sont pas incarnés, ils restent abstraits. Oui, les peluches et surtout la mise en scène permettent de faire naitre l’émotion. C’est tout à fait voulu et assumé.

TÊTU : Vous n’avez pas voulu faire un film pour les enfants. Mais ne serait-il pas le film idéal à diffuser au lycée ? Vous avez tout de même l’ambition de laisser un document historique.

Etienne Chaillou : Oui, on a enlevé les termes sociologiques et les points de détail trop techniques. On sentait qu’on risquait de perdre le spectateur.
Irène Théry : Sur la GPA par exemple, il n’y a pas toute la démonstration, mais les gens ont assez de contenu pour réfléchir par eux-mêmes.

TÊTU : Vous n’abordez pas la question du genre dans le film, alors qu’elle a pourtant été au centre de tous les débats.

Etienne Chaillou : On a essayé de garder de la Manif pour tous que ce qui était entendable, c’est-à-dire uniquement les questions qui méritaient d’être posées. Pas les choses qui nous semblaient totalement surnaturelles. On a préféré montrer les talents de com de Frigide Barjot : elle voulait montrer qu’elle n’était pas homophobe car il y avait des homosexuels, pas raciste car il y avait des musulmans, etc.
Irène Théry : Les gens de la Manif pour tous défendent une idée de la famille d’avant les années 1970. Faire du genre un repoussoir pour eux, c’était une façon de ne pas avouer qu’ils défendaient une famille complètement traditionnaliste. Ils ne voulaient pas que le débat porte sur l’égalité. Ils ont réussi à affoler leurs propres familles traditionnelles comme si elles allaient être menacées. Ce qui ne va pas en France, c’est qu’on ne sait pas penser les situations minoritaires. C’était vrai sur les gays et les lesbiennes, c’est vrai ô combien pour les trans aujourd’hui.
Mathias Théry : Avec cette question, ils surfent sur un sentiment général de destruction des valeurs que ressent une partie de la population. C’est la démarche inverse de celle d’Irène.
Irène Théry : Il faut n’avoir jamais rencontré une seule famille homoparentale pour imaginer qu’elles vont détruire « la famille ». Ils agitaient des fantasmes sur des gens que beaucoup n’ont jamais rencontrés.

TÊTU : Auraient-ils aussi réussi à détruire les études de genre ?

Irène Théry : Non. Elles portent sur l’une des révolutions anthropologique les plus importantes : l’égalité des genres et des sexualités, qui touche le monde entier, et qui crée du trouble, c’est normal. Ce n’est pas parce qu’il y a une petite mobilisation de gens intégristes que cela va changer quoi que ce soit. C’est vrai que le gouvernement a un peu cédé : il parait qu’il n’utilise plus le terme… Les opposants au mariage pour tous refusent de traiter une question simple, à savoir qu’ils sont les défenseurs d’une famille du temps où il y avait une hiérarchie des sexes, du temps où il y avait une pathologisation de l’homosexualité. Ils ne veulent pas le reconnaitre, mais c’est cela leur modèle de famille.

TÊTU : Mathias et Etienne, vous êtes allés filmer des familles homoparentales pour le film.

Etienne Chaillou : Oui, et on a trouvé ça banal. Ce sont des familles exactement comme les autres ! Les reportages qu’on a vus à la télévision après nous ont conforté dans cette idée : les enfants font les devoirs, ils vont au lit avec une histoire, c’est absolument inintéressant !
Mathias Théry : Ils donnaient à manger à leurs enfants, les prenaient par la main, les emmenaient à l’école…
Etienne Chaillou : Ce n’est pas en les filmant qu’on allait réussir à révéler tout ce qu’on vient de dire.
Mathias Théry : On s’est rendu compte après qu’il ne suffit pas de zoomer et de regarder en gros plan. Il vaut mieux dézoomer et regarder le monde dans lequel on vit pour mieux comprendre ce qu’est la famille en général.

TÊTU : Vous n’avez donc pas gardé ces familles au montage, mais vous avez filmé les coulisses des débats. Je repense à cette scène avec Frigide Barjot et Irène Théry dans les coulisses d’une émission. Comment vous positionniez-vous en tant que réalisateurs ?

Etienne Chaillou : Pour les télés, on était étiquetés journalistes…
Irène Théry : Vous avez demandé la permission à Barjot de la filmer ?
Etienne Chaillou : Non, elle sortait du plateau, on l’a suivie… Disons plutôt que c’est elle qui cherchait les caméras !

TÊTU : Irène Théry, très sérieusement, est-ce que Frigide Barjot vous a fait peur ?

Irène Théry : Non, j’étais plutôt accablée. Cette année a quand même été paradoxale : on savait qu’au bout du compte il y aurait le mariage pour tous. Cette femme a réussi, avec l’appui des paroisses, à donner l’illusion que c’était le contraire qui allait se passer. Elle a réussi à faire de cette année la pire année pour les homosexuels. Il est vrai que sur le moment, je n’en menais pas large. Quand BFM m’a appelée pour débattre avec elle, c’était le jour de la plus grande Manif pour tous. Je ressentais une grande agressivité à son égard. Cette situation était folle.

TÊTU : Merci à tous les trois !
Interview réalisée par Adrien Naselli.