C’est à Pékin, loin de la Silicon Valley, que Blued invente le futur du web social LGBT : un mélange entre site de rencontre, réseau social et télévision en flux continu.
Peut-être l’avez-vous remarqué : Grindr est en panne d’inspiration. Plus d’idées. Plus d’innovations technologiques. Depuis son lancement en 2009, l’application de drague sur smartphone a bousculé la sexualité et les modes de rencontre des homosexuels. Mais depuis plusieurs années, c’est l’encéphalogramme plat. La dernière révolution de la marque ? Une gamme de vêtements au stylisme discutable.
Pour voir le futur du social dating gay, il faut se rendre à Pékin. Traverser façon Blade Runner l’épais brouillard de pollution qui tourmente la ville depuis plusieurs semaines. C’est ici, dans cette mégapole de 22 millions d’habitants que Ma Baoli, un ex-policier de 39 ans, a installé sa société Blue City. En 2012, l’entrepreneur a lancé Blued, une appli qui régit les rencontres entre homos dans l’Empire du Milieu et qui vient de débarquer en Europe.
Le siège de Blue City est installé à proximité du centre d’affaires de Pékin. 2.000 m2 de bureau à perte de vue où s’activent 215 employés, quasiment tous gays. Au premier abord, les bureaux de l’entreprise ressemblent à n’importe quelle autre start up dans le monde : une forêt d’ordinateurs plantés dans un gigantesque open space. Mais à y regarder de plus près, on remarque des drapeaux LGBT dessinés sur les murs, des salles de réunions baptisées du nom de grands classiques du cinéma gay (Happy Together de Wong Kar-wai ou Harvey Milk de Gus Van Sant) et surtout des tableaux représentant de jeunes éphèbes asiatiques dénudés peints façon Renaissance. "C’est génial de bosser dans une boite aussi inclusive" s’enthousiasme Jing, un chef de projet de Blued. "On se défonce tous au boulot mais on sait que c’est pour améliorer la vie de mecs comme nous".
Les résultats sont au rendez-vous. Avec 80% de parts de marché, Blued est le leader ultradominant du social dating LGBT chinois. L’appli compte 27 millions d’utilisateurs, dont 7 millions à l’étranger, là où Grindr en revendique seulement 10 millions. Il faut dire que le marché chinois est vaste : on estime entre 40 et 70 millions de membres pour la communauté LGBT en Chine. Aujourd’hui, Blued voit plus grand et veut conquérir les Etats-Unis, le Brésil et l’Europe. Mais entre Grindr, Jack’D, Hornet, Scruff… Les homosexuels occidentaux ont-ils vraiment besoin d’une nouvelle application de drague géolocalisée ?
Forum, émission, streaming...
Sauf que Blued n’est pas exactement une énième appli de hook-up. Il s’agit plutôt d’un réseau social pour la communauté LGBT.
Emp est un jeune gay chinois de 25 ans. Originaire du Heilongjiang, une province du nord-est du pays, il vit désormais à Pékin. Blued lui a permis de se créer un entourage, malgré sa timidité : "J’y ai rencontré la plupart de mes amis ainsi que mon ex avec qui je suis resté six mois." S’il passe plus d’une heure par jour sur l’appli, ce n’est pas seulement pour trouver un nouveau petit ami mais aussi pour échanger sur des forums, regarder des séries et vivre sa passion pour les films américains. Car on peut faire tout cela sur Blued.
"Blued n’est pas qu’une simple appli de drague. Il y a aussi des groupes de discussions thématisés, des émissions de télévisions et des vidéos en streaming". Une offre foisonnante, assez déroutante pour un utilisateur occidental. "La version européenne sera beaucoup plus simple", nous assure Jing, le chef de produits de Blued. "Les Chinois adorent les applications "couteau-suisse" comme WeChat qui nous sert à la fois de messagerie instantanée, de GPS ou de porte-monnaie électronique." C’est là, le véritable tour de force de Blued : avoir réussi à fondre le meilleur d’Instagram, Twitter, Facebook, Grindr, Youtube, Periscope ou encore de Reddit dans une seule et même application.
"Libérer les homosexuels du plan cul"
Avec ses "Salut, ça va ?","Tu cherches ?", "Act ou pass ?"…Grindr et consorts ont piégé les homosexuels dans des réflexes souvent primaires, un langage appauvri et parfois même des comportements intolérants ("pas de noirs", "virils only"…) Pour Mao Baoli, les gays méritent des réseaux sociaux plus ambitieux.
D’ailleurs, le fondateur de Blued ne cache pas ses desseins : avec son application, il veut apporter une dimension sociale et "libérer les homosexuels du plan cul" : "Blued propose aux gays chinois un environnement safe et positif où leur sexualité n’est pas jugée. Où ils peuvent enfin être qui ils sont vraiment". Pour s’éloigner un peu plus de la première génération d’appli gay, Blued permet aux utilisateurs de certifier leur compte pour éviter les faux profils qui pullulent sur les autres applications.
Davey Wavey chinois
La plateforme prend même des airs de chaîne Youtube. Depuis un petit studio installé dans son QG, Blued diffuse en streaming des programmes vidéos qui réunissent jusqu’à plusieurs millions de spectateurs via leur smartphone : chanteuses à la mode, émission de cuisine, performances de drag queens, conseils sexo et même des séries gays. Le tout à portée de main.
À 22 ans, Jack est un jeune chinois originaire du Jiangxi et qui vit à Pékin. En trois ans, ce joli garçon à l’allure sage est devenu l’une des stars de Blued. C’est un “broadcasteur”, il diffuse régulièrement sur son profil des vidéos tournées avec son smartphone où il raconte sa vie de jeune homo chinois installé dans une mégalopole. "Pékin est une ville immense. On peut s’y sentir très seul. Quand je tourne une vidéo, j’ai l’impression de parler à mes amis."
Jack est une sorte de Davey Wavey chinois. Même si le jeune homme n’a jamais entendu parler du Youtubeur américain, puisque le réseau social vidéo est censuré en Chine. Aujourd’hui, son profil est suivi par 124.000 followers qui regardent chacune de ses vidéos. "Au départ, je suis plutôt un humoriste, je fais beaucoup de blagues. Je le faisais surtout pour faire rire quelques personnes et très vite, c’est devenu populaire" explique le garçon qui admet un brin gêné recevoir "une centaine de déclarations d’amour par jour."
La télévision chinoise ne propose aucun personnage LGBT. Grâce à Blued, les gays chinois peuvent s’identifier à des garçons hors du placard malgré une société toujours hostile à l’homosexualité: "J’ai beau avoir des milliers de followers sur Blued, explique-t- il, mes parents ne savent toujours pas que je suis gay. Ils sont très portés sur les traditions. Ils pourraient ne pas accepter mon identité." La plateforme compte aujourd’hui plus de 200.000 broadcasteurs comme Jack qui lui fournissent des contenus.
Mais attention, Blued refuse de se transformer en Cam4, ou tout autre site de pornographie en streaming. Les foudres de la censure chinoise s’abattraient instantanément sur l’appli. Une armée de modérateurs veille au grain pour éviter les dérapages trop sexuellement explicites : "Si un garçon se dénude trop, on suspend immédiatement sa diffusion" explique Hao, l’un des modérateurs de l’appli, qui passe ses journées à scruter sur son écran les profils des abonnés.
Il est fascinant de voir que l’un des fleurons de la "Pink economy" mondiale n’est pas né au cœur de la Silicon Valley, mais dans un pays où l’homosexualité était encore passible de prison jusqu’en 1997 et n’est plus considérée comme une maladie mentale depuis 2001 seulement. “Quand ma génération aura grandi, les choses seront plus faciles pour les homosexuels” espère Jack.
En Chine, le succès de Blued fait des émules. Une autre start up, Star-G Technologies, développe une série de jeux vidéo exclusivement destinés aux gaymers. Les joueurs pourront y accéder via leur compte Blued, comme on se connecte via son compte Facebook. En attendant, la version européenne de Blued est déjà disponible. Et les équipes de Ma Baoli travaillent sur un autre projet : Pinkd, une version lesbienne de l’application. Grindr avait déjà tenté d’investir ce marché. Sans succès. "Mais nous, on va réussir, jure le chef d’entreprise. Simplement parce qu’on va demander à des filles de la créer !"