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Nos vies queersLe bal, ou la réconciliation avec l’homosexuel que j'étais à 15 ans

Par Jérémy Patinier le 10/08/2017
pédale,bal du village

Cet été a sonné le glas, l’horrible Rubicon a été franchi, l’impossible est arrivé : j’ai eu 34 ans. Quand j’étais jeune, je pensais que j’allais mourir seul et vite. C’était presque une envie. Mais chaque année depuis mes 15 ans, je fais ma drama queen : j’ai survécu encore une année. J’ai vieilli. Mais cet été, il s’est passé quelque chose qui m’a libéré… Je suis allé au bal du village.

Se faire tabasser à toutes les récrés par des gros molosses, se faire intimider dans les couloirs du lycée, se réprimer d’aimer la futilité, la littérature, le spectacle, danser, ma voix aiguë, se contenir pour ne pas déborder, pour ne pas me jeter dans la gueule des loups… C’était pas une vie. Et encore moins la mienne. J’étais la « pédale », comme un jour avait lancé Graziella, une fille de ma classe. À partir de ce moment, je n’avais plus de prénom, je n’avais qu’un « surnom ». Le trait de caractère qui était plus fort que tous les autres aux yeux de mes co-détenus de l’école. Tous le reprirent en cœur. J’étais le seul de l’école, puis du collège, à être ramené à une sexualité que je ne connaissais même pas encore moi-même… Depuis le CM2, où j’avais eu le malheur de ramener, à la fin de l’année – quand on a le droit de ramener des jeux parce que la maîtresse en a ras-le-bol d’essayer de nous faire cours sur Vercingétorix alors qu’on ne fait que regarder le soleil par la fenêtre – un jeu un peu spécial qui était – je ne l’explique toujours pas – réservé aux filles : un « Skip it » (on disait Skippy, on ne connaissait pas bien l’anglais encore).

Ça commençait à se savoir aussi que j’aimais jouer aux Barbies avec ma copine Élodie, mais on se cachait dans son grenier pour pas que ça se sache. J’étais super fort à l’élastique aussi… C’était plus fort que moi. J’aimais ces jeux, j’aimais cet enfant que j’étais, mais petit à petit, ils m’ont appris à le détester. À me contraindre, à raser les murs, à le tuer. Autant que possible. Même l’été, quand l’école était finie, je devais « draguer des filles » alors que je fantasmais sur leurs copains. Je suis sorti avec quelques unes, aimant le contact de nos peaux et nos liens amicaux. Mais toujours en ratiboisant ce que j’étais, en contenant ma joie immense et mon optimisme débordant, comme s’il fallait cacher tout ce que j’étais dans les moindres détails. Un jeu de rôle qui n’avait rien d’enfantin mais tout d’homosexuel. Même au camping où j’allais en vacances, entre 13 et 16 ans, je devais feinter tout le temps. Pourtant, qui me surveillait, à part ce moi-même honteux qu’ils avaient forgé. J’aimais danser, j’aimais les booms, les fêtes de village, les danses de l’été. Parfois, ça sortait, c’était plus fort que moi : je devais faire la choré de « Tic, Tic, Tac » de Carapicho et la Macarena. Comme un appel du corps qu’on ne contient jamais longtemps, devant les yeux ébahis des parents, face à mon déhanché endiablé. J’y peux rien si je suis souple, bordel ! Ou inviter une fille à danser un slow pour compenser l'extravagance. Mais la plupart du temps, je me cachais. J’avais même trouvé l’astuce : j’étais devenu le DJ, dans la grange du camping, j’enchaînais Ophélie Winter et Larusso sur deux postes CD, et je les regardais. Mais je ne dansais plus. J’observais les garçons ne pas oser bouger, regarder les filles en grappe s'amuser sur l’euro-dance (j’avais la compil « La plus grande discothèque du monde »).

Il valait mieux car je les avais vu me dévisager, mi-jaloux, mi-bousculés, de ma familiarité avec ces filles qu’ils tentaient de séduire en faisant… rien. En restant bloqués, contre le mur, ennuyeux, ce qu’ils pensaient certainement être « viril » et « cool ». Je faisais alors tampon entre les groupes, je ne sais plus si c’est eux qui m’avaient exclus ou moi qui avait décidé de me mettre à part, en retrait, parfois un peu décalé. C’était mon rôle, celui que nombre d’homos prennent toutes leurs vies, découvrai-je plus tard… Cet été, j’étais invité dans une maison de famille près de Toulouse, chez une amie très proche. Comme trois autres de ses amis, nous étions comme le disait l’une d’elle : une rebeu, un gay, un père célibataire et une intellectuelle. Autrement dit, on avait tous notre petite originalité. Comme tous les adultes, en somme. C’était vendredi soir, le jour du bal du village. Une institution dans le coin. On ne pouvait pas rater ça. Nous voilà partis. Un bal comme on l’imagine : flonflons, orchestre sur synthé Bontempi et accordéon. Un medley de Patrick Sébastien pour nous accueillir. Sans peur, c’est l’envie qui nous menait. De fêter cette amitié si longtemps cherchée, celle que je n’avais jamais vécue jusqu’à l’âge adulte, cette fidélité, cette liberté d’être chacun nous-même, comme si tous les murs étaient tombés.

Je n’étais plus le tampon, j’étais dans mon propre espace, j’étais avec mon propre groupe, ceux qui sont eux-mêmes.

Je ne m’attendais pas à cela. Me rendre compte qu’il n’y avait plus de murs depuis longtemps ! J’avais tellement intégré ces barrières imaginaires, ces filtres invisibles, ces contrôles intégrés, que je croyais que j’étais encore celui-là. Mais il y a eu Ricky Martin, puis « les Démons de minuit », et on a enchaîné sur un madison et « Cotton eye joe ». Un bal comme on l’imagine, j’vous dis. À un moment donné, je me suis rendu compte que sur toutes les chansons latinos, rythmées ou sur lesquelles il y a des chorés, j’étais le seul mec (sauf sur « Et tchic et tchac » ou mon pote, père célibataire, a tout donné). Les autres, ils regardaient, et en fait, ils me regardaient. Mais ce regard avait changé : ce n’était plus le regard jugeant, mais le regard fasciné. Parce que je n’avais plus de limites, je dansais enfin comme j’avais toujours voulu danser, je faisais mes déhanchés endiablés sans peur d’être la « pédale », je faisais rocker mon amie en me prenant pour Maxime Dereymez dans Danse avec les Stars (mais de fête de village), je donnais tout sur le madison et l’un d’eux s’écria même : « Ouahhh, il sait danser le madison ! ». Il était avec ses potes, bloqué, contre le mur, ennuyeux, ce qu’ils pensaient certainement toujours être « viril » et « cool ». Je n’étais plus le tampon, j’étais dans mon propre espace, j’étais avec mon propre groupe, ceux qui sont eux-mêmes.

J'ai eu une révélation : c’est eux qui n'ont rien compris ! Aller à une fête et ne pas s’amuser, de peur du ridicule, de peur de donner une « mauvaise image », de sortir du lot. Mais quelle chance, de sortir du lot quand on est soi-même, qu'on est heureux : parce qu’à ce moment-là, on s’en fiche tellement du troupeau qui ne suit pas. On peut être une brebis égarée, un mouton noir ou un éléphant dans un magasin de porcelaine, mais on est pleinement, vivement, heureusement une brebis, un mouton ou un éléphant. Je n'avais même pas réalisé le chemin parcouru mais ce bal m'a tout rappelé. Bien sûr l'anonymat, et la force que mes ami·es me donnent m'ont aidé, mais aussi tout le chemin parcouru seul depuis 20 ans, face à mes démons, à sauter comme dans la cour au dessus du Skip it.

Depuis je n'arrête pas de vouloir danser, partout, tout le temps, comme pour leur rabattre leur caquet, à ces petits cons de mon enfance. Je suis libéré des chaînes qu’ils m’avaient imposé avec leurs regards, 20 ans auparavant. Je suis heureux et fier d’avoir 34 ans. Je n’oublie rien, je commence même à leur pardonner, mais j’avais envie de leur dire : c’est nous, les petits homosexuels, parfois efféminés, qui avons tout compris à la vie, qui voulaient juste danser. Pas vous. C’est moi, le petit garçon qui jouait à me déguiser, qui aimait profiter de la vie, qui s’en foutait des genres, qui avait raison. Pas vous. C’est nous, qui traînons votre incapacité à être libres de ces chaînes virilistes, cette masculinité toxique, qui vous portons des miroirs, qui dansons à la fin… Il est temps de vous décoller du mur et d’apprendre la choré de « Un, dos, tres, Maria ». Parce qu’au fond, vous mourrez d’envie de la connaître… Comme j’ai su le faire, il est temps – aussi pour vous - de vous réconcilier avec l’homosexuel que j’étais à 15 ans. Battez votre coulpe et écrivez un petit mot sympa sur Facebook à cette « pédale » que vous avez maltraité à l’époque, payez lui un verre et peut-être que vous l'aiderez à se réconcilier avec cet adolescent qu’il aurait aimé être pleinement, vivement, heureusement…

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