Le triple champion du monde de boxe, gay et noir, est au coeur d'une BD documentaire interactive d'Arte. La réalisatrice Camille Duvelleroy nous explique pourquoi Panama Al Brown, héros homo un temps amant de Jean Cocteau, doit sortir de l'oubli, 67 ans après sa mort.
Comment as-tu connu le personnage de Panama Al Brown ?
J'ai découvert son histoire il y a deux ans. Le producteur Laurent Duret m'a expliqué l'histoire d'un type qui n'a jamais eu la vie qu'il voulait. Il m'a raconté comment Panama a rencontré Joséphine Baker, comment il est devenu chanteur. J'ai tout de suite accroché. Laurent Duret et le réalisateur Jacques Goldstein avaient envie de travailler sur sa vie depuis un certain temps. Jacques Goldstein avait déjà rassemblé beaucoup d'archives, il avait entamé l'écriture d'un synopsis. Laurent a eu l'intuition que cette histoire était le projet idéal pour faire une BD documentaire interactive. C'est comme ça que je suis rentré dans le projet.
« Son amour pour Cocteau est évident, mais personne ne le verbalise. Il devait vivre caché. »
Panama Al Brown a eu une trajectoire incroyable, depuis un milieu très pauvre au Panama jusqu'à finir triple champion du monde de boxe. Très jeune, on le force à boxer. C'est sa prison. Il est homo, Jean Cocteau tombe fou amoureux de lui.
Il est gay dans un monde hétéronormé. Et il est noir, dans un monde ségrégué, où les blancs exploitent les noirs. Jean Cocteau va le laisser tomber pour Jean Marais. Après ça, c'est la chute pour Panama. Il reconquiert son titre, mais arrête la boxe. Il tombe dans la pauvreté.
C'est cette déception amoureuse qui provoque sa descente aux enfers ?
On ne le sait pas, parce que personne n'en parle à l'époque. Panama a eu une vie extrêmement complexe. Et pas celle qu'il voulait. Je me demande ce que pouvait être sa vie en tant que star dans les années folles à Paris. Il était un brigand que tout le monde aimait la nuit. Le jour, il était lynché par le public qui lui courait après sur le ring. Des articles de l'époque racontent cela.
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Pourquoi cette vie se prêtait plus que d'autres à la forme de la BD documentaire interactive ?
D'abord, Panama était vraiment une star. On trouve du coup beaucoup d'archives photos et vidéos de lui. Cette source documentaire est gigantesque. C'est un premier point. Pour tisser l'histoire de sa vie, il fallait aussi trouver les zones d'ombre. Pour fictionner ces parties de sa vie dont on ne sait pas grand-chose, il fallait le dessin. Le travail de l'équipe a ensuite été de faire le lien entre les deux. La forme de la BD interactive permet de mélanger tout ça. Mais aussi de mieux incarner Panama et d'emmener le lecteur dans l'histoire.
La musique a une place importante dans le récit. Pourquoi ?
Dès le début, je voulais des sons documentaires (des ambiances de l'époque, la voix de Panama, etc.) mélangés avec de l'électro contemporaine. Pas que cela fasse musique de fond. J'avais l'album « Jaimeo Brown Transcendence » en tête qui crée bien ce mélange. Le compositeur Charlie Adamopoulos a beaucoup travaillé dans l'optique que la musique soit une narration en elle-même. Elle fait partie du récit. Son travail amène finalement une rythmique plus jazz. La musique populaire de l'époque devient le pouls de la lecture. Il a trouvé le bon équilibre.
Est-ce c'est le fait qu'il soit un homme gay et noir qui t'a donné envie de faire « Panama Al Brown : l'énigme de la force » ?
Tout à fait. Et le fait que son histoire soit très contemporaine. Aujourd'hui, combien de boxeurs peuvent faire leur coming-out ? Dans le sport actuellement, on trouve beaucoup de racisme et d'homophobie. Sa vie a presque un siècle. Elle résonne quand, en 2018, les footballeurs se font traiter de « pédés » ou de « singes » par des supporters.
Aujourd'hui encore, l'homosexualité de Panama Al Brown n'est pas dite. Dans les articles qui parlent de notre projet, on lit « Panama était proche de Cocteau ». Il n'était pas « proche » de lui. C'était son amant. Il faut l'assumer.
Or, son homosexualité était une grande partie de sa vie : c'est une personne qui n'a pas pu vivre la vie qu'il voulait. Il a dû se battre contre l'homophobie. Parfois physiquement, sur le ring. Un adversaire l'a insulté parce qu'il était gay. Panama a fait volontairement durer le combat pendant quinze rounds. Lui qui avait l'habitude de finir les combats le plus vite possible, il l'a tabassé.
As-tu tout de suite eu conscience de la portée militante de ce projet ?
Pour moi, cette portée militante était même une des raisons d'être du programme ! On manque de figures gays et lesbiennes. Dans l'histoire, on les oublie. Dans les documentaires, on ne les raconte pas. La trajectoire de Panama Al Brown est très intéressante pour cela. D'autant qu'il est gay et noir. Il est à l'intersection de deux systèmes de discrimination. Quand est-ce qu'on nous raconte ces trajectoires ? Panama a été un personnage important dans pour la boxe. Fascinant. Complexe. Il fallait en parler.
Sur le ring, Panama bougeait comme un danseur. Il incarnait, là encore, une différence ?
Bien sûr ! Il posait la question de la virilité. Panama était très grand, très mince. Il incarnait quelque chose d'extrême sensuel, il était très beau. Sur le ring, il était beaucoup plus souple que ses adversaires, eux très trapus. Dans la boxe, il me semble compliqué d'affirmer autre chose que la virilité. Il dérangeait aussi par cette différence.
Crédit photo : «Panama Al Brown : l'énigme de la force ».