Marie Losier : "En étant catcheur, homosexuel et libre, Cassandro est une force de vie"

Par Marion Chatelin le 05/12/2018
Cassandro The Exotico

Avec Cassandro The Exotico, Marie Losier dresse le portrait d'un catcheur ouvertement homosexuel, trois fois champion du monde de catch mexicain. La vidéaste a suivi cet athlète hors normes durant cinq ans. Elle fait le récit d'un homme de spectacle au corps extraordinairement beau sur le ring. Un athlète en fin de carrière aussi, qui porte sur lui les blessures du temps. Le résultat, un documentaire poétique et d'une incroyable sensibilité. Pour TÊTU, la réalisatrice revient sur cet objet de cinéma.

Comment avez-vous découvert Cassandro The Exotico et le catch mexicain, la "lucha libre" ? 

Avant de rencontrer Cassandro The Exotico, je ne connaissais rien de la lucha libre et des luchadors. Tout a commencé en 2012, lorsque j'étais à Los Angeles pour présenter mon dernier film (The Ballad of Genesis and Lady Jaye, ndlr). On m'a embarquée dans un spectacle de lucha libre mélangé à du cabaret. C'était la découverte ! 

Après la représentation, je suis allée dans les coulisses avec ma bolex (une caméra argentique, ndlr), et c'est là que j'ai vu ce petit bonhomme incroyable. Il était en train de mettre des plumes sur sa tenue et de préparer les catcheurs pour rentrer sur scène. Il est tout de suite venu à ma rencontre et m'a demandé qui j'étais. Je lui ai répondu que j'étais juste de passage et que je faisais des films. C'est là qu'il m'a proposé de passer à Mexico City. 

J'habitais alors à New-York et j'ai décidé d'aller le voir. On a parlé pendant plusieurs heures, la discussion était incroyable. La rencontre l'était tout autant. Dans ma tête, c'était déjà un récit de cinéma, il est tellement bon pour se raconter ! Au final, je l'ai suivi pendant cinq ans.

Marie Losier : "En étant catcheur, homosexuel et libre, Cassandro est une force de vie"

 

"Cassandro a été l'un des premiers catcheurs à affirmer son homosexualité dans un monde ouvertement machiste."

C'est quoi un "exotico" ? 

Un "exotico" n'est pas un catcheur comme les autres. Dans la lucha libre tous les lutteurs portent le masque, chacun choisit son personnage. Les exoticos sont l'exception à cette règle puisqu'ils n'en ont pas.

À l'origine, ils étaient joués par des hommes hétérosexuels, qui faisaient exprès de prendre des poses "efféminées". Cassandro a été l'un des premiers catcheurs à affirmer son homosexualité dans un monde ouvertement machiste. Il a tout misé sur le maquillage à outrance, les cheveux et le look sur le ring. Les tenues sont particulièrement colorées, il a par exemple de longues traînes avec des bijoux brodés. Il est flamboyant.

Est-il aussi flamboyant sur le ring que dans la vie ? 

Totalement, et c'est d'ailleurs ce qui est beau chez Cassandro. Cela m’a tout de suite touchée. C'est un performer aussi bien sur le ring, que dans sa vie au quotidien. Il a fallu aussi faire attention à ne pas tomber dans la performance tout le temps. Saúl Armendáriz (son nom, ndlr), est un homme rempli d'énergie. Je dois dire que c'est parfois dur à filmer au quotidien (rires) ! 

Il court, Cassandro. Il court après la vie, hors du ring, dans sa voiture, chez lui. Il vibre. Et en même temps, j'ai senti quelque chose de très fragile et de très émotif, beaucoup d'humilité aussi. Il a un univers vraiment poétique. 

Marie Losier : "En étant catcheur, homosexuel et libre, Cassandro est une force de vie"

C'est aussi un homme abîmé par 26 années de carrière. Comment avez-vous abordé la transformation corporelle et la souffrance ? 

Son corps est fragmenté. Parce qu'il est en même temps extraordinairement beau, fort et acrobate sur scène. Il s'élance de cinq étages et atterri sur le ring, intact. Et puis il y a ce corps mutilé, presque cassé. Il sort les béquilles, on le voit boiter, au plus mal. C'est aussi pour ça que j'ai fait le film sur plusieurs années. J'ai pu rentrer dans son intimité et montrer l'évolution de son corps. 

Cassandro, c'est un homme addict. Son corps lui dit stop et son égo lui dit le contraire. La lucha libre, c'est sa raison d'être et son identité s'est créée à travers cette addiction. S'il arrête, il sera très difficile pour lui d'exister et de se reconstruire un univers tout en étant Saúl. Il lutte perpétuellement avec ça. Qui va-t-il devenir s'il n'est plus sur le ring? Plus largement je me suis demandée ce qu'on est, quand on n'est pas défini par l'image qu'on a créée de soi. 

Marie Losier : "En étant catcheur, homosexuel et libre, Cassandro est une force de vie"

 

"C'est un peu comme une danse du corps." 

Vous filmez avec une caméra argentique, en 16 mm. Pourquoi ? 

C’est une technique et une façon de faire, un peu comme un coup de peinture, chacun a son pinceau. J’ai toujours filmé en 16mm et j’ai toujours été amoureuse de la pellicule. Il y a un grain, une couleur et un teint, lié à mon amour pour les western et l’Amérique profonde. Cela ajoute des sensations au visionnage aussi, car cela plonge le spectateur dans l'histoire du cinéma, ça le ramène à l'époque du 4/3, c'est nostalgique ! 

J’aime également le fait que l'on ne puisse pas enregistrer de son en même temps, parce que cela me permet d’inventer mon univers sonore. Et puis cela crée forcément une intimité. Je suis toute seule, sans preneur de son. Je peux explorer cette intimité avec le personnage et cela m'ouvre une aire de jeu très vaste. Il y a les contraintes matérielles aussi. On ne filme pas à l'infini, il n'y a pas mille rushes, c'est très précis et physique. C'est un peu comme une danse du corps. 

"Faire un tel film est déjà un geste politique en soi."

Diriez-vous de votre film qu'il est politique ? 

Je ne vais pas dire que mon film est politique, dans le sens où je n'aime pas dire aux autres quoi penser. Mais de par le lieu de tournage, là ou vit Saul, on s'inscrit dans une actualité politique. Et c'est éminemment douloureux. On se situe à la frontière entre les États-Unis et le Mexique. Cassandro incarne cette partie du monde, la représente. Il vient des deux côtés de la frontière et une partie de sa famille est coincée. 

Il est vrai que de faire un tel film est déjà un geste politique en soi. Parce que c'est donner à voir, rendre hommage à des personnalités, comme Cassandro, à la marge de la société. C'est une force d'être. Parce que c’est très dur d’être libre aujourd’hui. C'est dur d'exister en tant que personne discriminée et en dehors des critères de la société. En étant catcheur, homosexuel et libre, Cassandro est une force de vie. 

Cassandro The Exotico, sort ce mercredi 5 décembre 2018 en salles.

Crédit photo : Marie Losier.