[EXCLU ABONNÉS] Ce mercredi, Xavier Dolan dévoile son huitième film "Matthias et Maxime" dans les salles obscures. Dans le dernier numéro de TÊTU, toujours disponible en kiosque, il s'ouvre sur son métier, et son désir ardent de trouver l'amour. Entretien.
Xavier Dolan est un garçon compliqué. Et c’est surtout pour ça qu’on l’aime. Sacré wonder kid du cinéma d’auteur à l’orée de sa vingtaine, le cinéaste québécois aura passé dix ans à faire des films tempétueux, ambitieux, pour ne dire qu’une seule chose : rien n’est simple. On aime, on n’aime plus, on voudrait qu’on nous aime à nouveau, être qui on veut tout en rêvant d’être un autre, s’affranchir des règles sans pour autant qu’on nous rejette... Un imbroglio d’émotions et de désirs, de rêves d’absolu et de surmois terre à terre que questionne et défend le cinéaste dans chacune de ses œuvres. Le droit en somme de ne pas être comme il faut, l’obligation d’être fidèle à soi-même.
Ça tombe bien, on avait envie d’entendre Xavier parler de lui, vraiment, de séparer le garçon de 30 ans du cinéaste scruté, admiré, critiqué. Une interview en quelque sorte à nu, intime comme peut l’être son nouvel opus, Matthias et Maxime. Ce film conçu avec son cercle de proches tisse la chronique d’une amitié amoureuse et forme une ode délicate à ceux qui vous aiment et vous comprennent malgré tout, un adieu tout en douceur à l’âge des possibles. Quand Xavier Dolan arrive à la terrasse du grand hôtel parisien où on
l’attend, avec à la main Les Illusions perdues de Balzac, on sourit.
TÊTU : Une question bête pour commencer, mais on a toujours envie de te la poser : comment ça va ?
Xavier Dolan : On devrait toujours commencer une discussion par cette question. C’est la meilleure façon de savoir à qui l’on parle. C’est la politesse, ça permet de se recentrer. (Un temps.) Hé bien, ça va bien... Très bien même. Je sors d’une longue période de rien. C’est très nouveau pour moi. Après la présentation du film à Cannes, je suis allé en vacances – un truc qui m’arrive rarement – en Italie, avec des amis, pendant huit jours. C’était parfait. Et puis je revenu à Montréal et je n’avais rien à faire. Rien. Aucun projet, aucun rendez-vous. J’étais juste avec moi-même. Ce n’est pas désagréable au début, hein... Je pense même que c’est nécessaire d’être capable de rester un peu en tête à tête avec soi-même.
Mais petit à petit, j’ai senti comme un début d’angoisse. C’est peut-être la première fois que je fais vraiment une pause. Je suis là, je sais tout ce qu’il y a derrière moi, mais je ne sais vraiment pas ce qu’il y a devant. Ça arrive à tout le monde, je pense, ce sentiment... Mais je ne m’y étais pas vraiment préparé. (Un temps.) Alors, bien sûr, je me suis lancé dans des projets. J’ai peut-être un nouveau film à l’automne. Mais je travaille cette fois- ci avec des producteurs américains et, même si on travaille vraiment en bonne intelligence, je ne contrôle pas tout. Ça me fait bizarre.
"Est-ce que je suis encore bon? Est-ce que j’ai encore des choses à dire? Est-ce que les gens ne sont pas lassés de moi ?"
On peut en savoir plus sur ce projet ?
Oh non, je ne veux pas trop en parler... C’est un scénario que je n’ai pas écrit – ça aussi c’est nouveau pour moi. Mais je le trouve sublime. Vraiment sublime. Une très belle histoire d’amour située à la fin des années 1700. J’adore ce projet. Mais le fait de ne pas tout diriger, ça m’angoisse un peu. J’ai besoin de tout diriger... Ce projet m’excite beaucoup, mais les angoisses sont toujours là. Quand le bruit s’arrête autour de vous, forcément les choses retombent et vous regardez ce qui reste. Je me pose encore beaucoup de questions. Est-ce que je suis encore bon? Est-ce que j’ai encore des choses à dire? Est-ce que les gens ne sont pas lassés de moi ? C’était une période assez sombre dont j’essaie de me sortir.
C’est la première fois que tu ressens ça ?
D’ordinaire, après le Festival de Cannes, je rentre à Montréal et je repars tout de suite au travail. On enclenche la pré-production du film suivant, on accompagne la sortie du dernier film, on tourne à l’automne. C’est comme un cycle, une roue qui tourne sur elle-même depuis des années. Et moi, je suis dedans et je cours. C’est grisant, c’est même très joyeux comme façon de faire. Mais ça ne laisse pas forcément beaucoup de place aux doutes et à l’incertitude. Le jour où la roue ralentit ne serait-ce qu’un peu, forcément tu découvres toutes les angoisses que tu avais mises de côté et qui t’attendaient bien sagement sur le bord de la route !
"Je vais faire une pause en tant que réalisateur pour retrouver le plaisir de jouer"
Pourtant, aujourd’hui tu vas très bien...
Oui ! Parce que j’ai compris que mon remède à moi, c’est le travail. J’ai essayé de faire semblant, mais, au fond, je ne sais faire que ça : créer. J’ai besoin de cette énergie pour vivre, sinon je me noie dans mes angoisses. Un soir, j’ai vu une pièce de théâtre à Montréal. Ça m’a électrisé, vraiment. Comme un choc, une énergie qui me redonnait vie. J’ai eu tout de suite envie de l’adapter et de me mettre au travail. Créer, c’est ma seule façon d’exister. Je vis mal si je n’ai pas des milliards de choses à faire, à penser, à imaginer pour donner vie à un projet. J’ai donc deux projets en même temps, je me sens mieux. (Rires.) Et puis, j’ai compris que j’avais envie de jouer. Je vais encore réaliser ces deux projets – peut-être –, j’ai aussi envie de faire une série d’horreur et, après, je ferai une pause en tant que réalisateur pour retrouver le plaisir de jouer.
Ce besoin d’être créatif à tout prix n’est-il pas une façon de répondre à la pression du public ? On attend toujours beaucoup de tes films...
Je commence à avoir fait pas mal de films et je ne sais toujours pas ce que l’on attend de moi. En même temps, je ne crois pas que ce soit vraiment très important de savoir ce que le public veut que je sois. Je suis mon propre juge. À chacun de mes films, je me teste, je me mets au défi. Je suis très dur avec mon travail. J’ai très peur de décevoir. J’essaie toujours de proposer quelque chose de différent. Mais, inlassablement, on me renvoie à la gueule que je fais toujours la même chose.
C’est très violent et je n’arrive pas à comprendre ça. Ce n’est pas parce que, dans mes films, mes personnages ont des rapports conflictuels avec leur mère que c’est le même rapport à chaque fois! Alors je lis, j’entends ça sur mes films, et ça me conforte dans l’idée que je dois être seul “maître” de mon travail. Si je me mets à écouter les gens, à lire ce qu’on dit, je ne fais plus rien. J’essaie plutôt de tracer ma ligne droite en espérant que les gens me suivent et m’aiment. C’est un pari risqué, peut-être, mais c’est la condition essentielle pour faire ce métier honnêtement.
Tu ne cherches plus à plaire ?
Parfois, on touche les gens en plein cœur, parfois on les rate, parfois on les effleure... J’ai mis du temps à comprendre que tout ça était très aléatoire. Je voulais que chacun de mes films soit le meilleur, le préféré de tout le monde. Mais c’est absurde. Je sais que l’important, aujourd’hui, c’est qu’ils me ressemblent. Ça ne veut pas dire qu’ils parlent de moi. Les gens pensent que je suis tellement narcissique que je ne fais que des films sur moi. Mais c’est faux. Je ne suis pas John F. Donovan, je ne suis pas le héros de Mommy. Plutôt que d’essayer de me chercher dans mes films, je préférerais que le public se trouve lui-même dedans. Je n’en fais pas pour parler de moi, j’en fais pour aller vers les autres. Bien sûr que je suis dedans, mais pas au sens où les journalistes l’entendent.
Quand je regarde une photo de Nan Goldin, elle n’est pas sur l’image, pourtant je la vois partout. Je vois la lumière qu’elle aime, je vois son regard sur le monde. C’est ça qui est beau. Elle me fait voir le monde à travers ses yeux. Moi, on imagine que je suis tellement narcissique que je ne sais parler que de moi. Je ne comprends pas... Pour répondre à la question, aujourd’hui, j’ai décidé de m’en foutre. Non, je ne cherche plus à plaire. Avant je lisais tout, je lisais les articles, les critiques, ça me faisait du mal. Aujourd’hui, ça y est, ça ne m’intéresse plus.
"La violence, quelle qu’elle soit, ça vous attaque."
Le retour du public t’intéresse quand même, non ? On fait des films pour qu’ils soient vus...
Oui, mais j’ai pris beaucoup de distance avec la façon dont on commente mon travail. Quand j’entends qu’on peut “détester” Matthias et Maxime, je ne comprends pas. On a bien sûr le droit de ne pas aimer le film, mais il n’y a rien de détestable... Au fond, c’est moi qu’ils détestent, ma personne, ce que je suis. J’essaie de me mettre dans la tête de ces gens-là, de comprendre comment on peut détester le film, mais je n’y arrive pas. Tout ça est stérile en fait. Au fond, il y a très peu de différences entre quelqu’un qui viendrait me dire “j’adore votre film” et “je déteste votre film”. L’un me fait plaisir, me touche, l’autre me peine ou m’indiffère. Mais, au fond, qu’est-ce que je peux y faire?
On vit trop dans l’attente d’être validé ou non par les autres. Bien sûr que l’amour des gens – même leur haine – donne envie de créer. Mais rien ne me dit comment faire. Les critiques ou les louanges n’aident jamais à faire de meilleurs films. Ça fait très peu de temps que j’ai compris ça. J’ai vécu des échecs et des attaques très violentes, notamment à Cannes en 2016 avec Juste la fin du monde. Je ne sais pas si ça cicatrisera un jour.
Mais je sais aujourd’hui que je ne veux plus laisser entrer ça en moi. La violence, quelle qu’elle soit, ça vous attaque. Même physiquement. On ne s’en relève jamais indemne. On se reconstruit, forcément, mais il reste une fragilité. J’ai appris que laisser entrer ces critiques, les bonnes comme les mauvaises, ça ne m’apporte rien. Soit mon ego se boursoufle, soit je suis à terre. Je ne veux pas être l’esclave d’un compliment ou d’une critique. On me dit tantôt que je suis trop ceci, tantôt pas assez cela. Ça n’a aucun sens.
Alors, aujourd’hui, la seule personne qui compte dans ce processus créatif, c’est moi. Je veux être libre, totalement libre et donc m’affranchir de ce que les gens pensent de moi, en bien ou en mal. Je ne crois qu’en mes proches, ce sont des gens qui me connaissent et me diront clairement les choses, sans haine, sans affects déplacés. Eux, je les écoute, parce qu’ils font partie de ma vie et de ma création. “J’ai déjà réglé mon cas, donc la flatterie et la critique ne m’atteignent pas, et j’en suis plutôt libre.” J’aime énormément cette phrase de la peintre Georgia O’Keeffe. Elle me guide tous les jours.
Quelle est l’œuvre de ta filmographie que tu préfères ?
(Un temps.) Je n’arrive pas à n’en trouver qu’une seule... Laurence Anyways, Mommy et Matthias et Maxime. Je suis très fier de ces trois films. Ils incarnent qui je suis. Trois moments de ma vie, trois façons de faire du cinéma, trois langages très différents. Même si je n’ai pas le recul que j’ai sur les deux autres, je sais que Matthias et Maxime restera un film important pour moi. C’est un film de transition. J’ai senti en le faisant que j’allais ailleurs, que j’étais en train de changer. C’est un film d’amour, mais pas un film d’amour fou. C’est un film plus discret, un film sur l’amitié. C’est nouveau pour moi.
J’ai tué ma mère ou Mommy étaient des films survoltés à l’image des émotions des personnages. La déflagration de Matthias et Maxime est tout aussi forte, mais traitée avec plus de pudeur et de douceur. Tu aurais pu faire le même film il y a dix ans ? Est-ce que vieillir, c’est aussi préférer la douceur au choc ?
Je n’aurais pas fait Matthias et Maxime il y a dix ans. Je ne connaissais pas l’amitié comme ça, à ce moment-là. J’ai toujours eu des amis, des relations fortes, mais à l’époque elles étaient plus passagères. Depuis mes 24/25 ans, j’évolue au milieu d’une vraie bande d’amis. Des gens qui sont là, tout le temps, autour de vous, qui vous protègent. C’est ce sentiment-là dont je voulais parler avec ce film. Ça ne veut pas dire que j’ai vieilli, en tout cas pas dans le sens où je me serais assagi. J’avais juste envie de douceur à ce moment de ma vie. J’espère bien qu’à 30 ans on a encore envie de choses furieuses et qu’on vit toujours des amours passionnelles. Je n’ai envie que de ça aujourd’hui !
Ce contenu n'est pas visible à cause du paramétrage de vos cookies.
Dans ma vie et dans mes films, j’ai toujours cru que l’amour était plus fort que tout. L’amour, ça doit être transgressif, ça doit être une envie de tout envoyer balader, ça doit être furieux, ça doit être toxique. En ce moment, dans ma vie, j’ai envie d’être amoureux. J’ai envie d’un truc dingue, d’un amour qui rend fou. Le genre de relation où tu plaques tout et où tu sautes dans un avion juste pour rejoindre la personne qui te plaît. J’ai envie de sentir qu’une personne peut tout lâcher pour moi. Je sais que c’est un fantasme et que ce genre d’histoires n’arrive jamais. Mais je rêve d’une histoire d’amour qui chamboule tout, d’une histoire d’amour, une vraie. La dernière fois que j’ai vécu ça, j’avais 24 ans. Aujourd’hui, j’en ai 30.
"Je suis un amoureux assez fou. Mais ça fait longtemps que je n’ai pas ressenti ce vertige."
Ça te rend triste de ne pas retrouver ce genre d’histoires ?
Non. Ces histoires d’amour fou vous font vivre pendant des années. Ce sont des histoires qui vous tiennent debout parce que vous, vous savez qu’elles existent. Ça nourrit aussi votre envie de créer, de raconter à tout le monde que ce genre d’amour dingue peut survenir à n’importe quel moment. L’amour fou, c’est le plus beau moteur pour écrire. On écrit pour raconter cet amour, mais aussi pour impressionner l’autre. L’amour fou, ça oblige à se surpasser. C’est comme une drogue. En ce moment, j’ai très envie de créer par amour. Même pour un amour qui ne serait pas réciproque.
As-tu déjà fait un film pour séduire quelqu’un ?
Bien sûr. Mais il ne faut jamais le dire. C’est comme un secret. Ces histoires d’amour toxique ne sont belles que parce qu’elles se cristallisent ailleurs, quelque part dans un monde un peu fantasmé. Le cinéma permet de leur donner vie. Elles ne sont pas faites pour durer. C’est trop violent. Parfois, on aime ; on aime, et après on en fait un film.
A LIRE AUSSI : Xavier Dolan ne veut plus entendre parler de films gays
Quel amoureux es-tu ?
J’ai 30 ans et j’ai du mal à le décrire. Peut-être qu’au fond je le sais, mais je ne veux pas me l’avouer. Ma manière d’aimer est peut-être vouée à l’échec. Je suis quelqu’un qui pourchasse les amours complexes. Je me noie dans les amours impossibles. Si je savais pourquoi ! C’est comme un désir d’absolu. Je suis toujours attiré par les choses trop fortes, trop compliquées, trop intenses, les histoires où l’on écrit de longs messages à l’autre, où l’on se parle des heures en espérant qu’il se passe quelque chose, le genre d’histoires où l’on prend un avion pour se retrouver “comme par hasard” au même endroit que lui, les amours folles, en fait. Je suis un amoureux assez fou. Mais ça fait longtemps que je n’ai pas ressenti ce vertige. Peut-être que je sublime ça en faisant des films. Au fond, c’est la même énergie. Mais en ce moment, j’ai vraiment très envie d’être amoureux. Tourner, c’est quand même moins fort que l’amour.
On sent chez toi un amour de la conquête, du défi...
Oui... C’est impossible, alors on se bat, on fait tout pour, et puis ça devient possible, et, là, mystérieusement, le désir s’effondre. Ce n’est même pas très original en fait ! On doit être beaucoup comme ça. Après, j’ai bien conscience qu’avec la vie que je mène je ne peux pas avoir des histoires simples. Quand on est comme moi, amoureux de son métier, forcément ça complique les choses.
Je voyage beaucoup, je travaille énormément, il y a des endroits que je ne peux plus fréquenter. Ce sont des paramètres qui ont peut-être l’air frivoles comme ça, mais ça conditionne toutes mes relations. Et puis, j’ai du mal à expliquer qui je suis aux autres, à transmettre ma passion pour les choses. J’ai besoin de quelqu’un qui partage ma vie, complètement. Mais c’est très difficile et je suis peut-être très exigeant. Il faudrait quelqu’un qui comprenne ce que je vis pour pouvoir vivre avec moi.
Quelqu’un qui fait du cinéma ?
Peut-être oui, je ne sais pas. Quelqu’un en tout cas qui comprend la violence de ce milieu, sa toxicité, ses vertiges, ses dangers, ses hauts et ses bas. J’ai l’impression que c’est peut-être la condition pour que ça marche. Quelqu’un qui comprenne comment je vis pour comprendre qui je suis.
Crédit photo : Shayne Laverdière