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politiqueChristiane Taubira, ses lectures, ses nuits, ses idoles… : l'interview personnelle

Par Guillaume Perilhou le 23/04/2020
Christiane Taubira

Devenue en 2013 l'égérie de la loi sur le mariage pour tous à laquelle elle a laissé son nom, Christiane Taubira revient pour TÊTU sur ce débat qui a marqué sa vie politique, mais aussi sur l'après, ses inspirations, ses lectures, ses nuits…

Six ans après l’adoption du mariage pour tous, alors que s’ouvraient les débats sur la PMA pour toutes, Christiane Taubira signait Nuit d’épine, son dixième livre, paru aux éditions Plon. Un récit fait de souvenirs poétiques autour de la tombée du jour, de son amour des nuits ivres de lectures et de rêveries. En arrivant au bar, Christiane Taubira tombe sur deux anciens membres de son cabinet. Ils se saluent; elle les fait rire, elle les appelle “mes p’tits chéris”. Elle dit : “Vous voyez que je ne suis pas si terrible !”

>> Interview parue dans le magazine TÊTU n°221 (automne 2019)

L’ancienne garde des Sceaux a le sourire enjôleur, les yeux bleus envoûtants. Elle sait séduire à l’envi, en vraie lionne de la politique qui a gagné presque tous les combats de sa vie. Elle parle longuement de sa passion des livres comme de celles qui l’ont inspirée et fait grandir. Elle raconte cette fois où elle a semé un policier, cette autre où elle a pissé debout, comme un garçon. On interroge la liberté, le temps perdu à tenter de le rattraper, les regrets d’autres textes de loi qu’elle aurait pu plaider. Elle a, ce jour-là, dans ce bar, l’humilité d’une femme que la poésie, dit-elle, a rendue invincible.

Christiane Taubira, vous avez bien dormi ?

Christiane Taubira : (Rires.) Je dors très peu, depuis très longtemps ! C’est une discipline que j’ai acquise à mon insu. À vouloir tricher la nuit. À vouloir s’enivrer de lectures, de musiques… mon organisme, mon cerveau s’est adapté. Mon corps s’est ajusté. Quand j’étais au ministère, je dormais deux ou trois  heures ! Si j’en dors quatre, je pète la forme. La nuit est un espace de liberté voulue, conquise et savourée. J’ai compris assez vite que je pouvais, la nuit, faire ce que je voulais. J’ai commencé enfant à l’occuper. Le premier chapitre de ce livre raconte mes lectures nocturnes et clandestines… Clandestines parce que je n’avais bien sûr pas le droit de rester éveillée si tard. Ces nuits avaient une saveur particulière. C’était un danger quotidien. Elles m’ont donné un rapport au risque qui a beaucoup déterminé mes choix de vie. J’ai compris après coup, peut-être même après sa mort, qu’en réalité ma mère en était la complice tacite. Je l’ai compris comme on regarde un tableau impressionniste, grâce à des choses très allusives, imprécises. Enfant, je ne pouvais pas imaginer qu’elle l’acceptait, compte tenu de sa sévérité, de son exigence face au respect des interdits.

Vous faites aussi la fête la nuit ?

Heureusement ! D’ailleurs, la nuit est un temps de fête dans presque toutes les sociétés du monde : rurales, urbanisées, celles que l’on dit traditionnelles… Un temps de fête et un temps de veillée. Des veillées mortuaires dont je me souviens bien  : on y allait en pirogue, c’étaient de grands moments de vie collective, sociale. Ce sont toujours aussi des temps d’ouverture à l’imaginaire.

La nuit est le temps du rêve, de votre enfance. Le jour, vous écrivez que “vivre est un exploit”. Est-ce toujours la façon dont vous appréhendez l’existence ?

En tant qu’adulte, je considère encore que vivre est un exploit. D’abord parce que je ne conçois pas que l’on traverse la vie et le temps inconsciemment, de façon banale. En ne sachant pas, le jour écoulé, à l’orée de la nuit, ce qu’on en a fait. C’est une des choses qui m’effraient le plus, de me rendre compte que le temps passe sans rien en faire. J’ai un rapport tourmenté au temps… Je n’ai pas peur de vieillir ni de mourir, je m’en fous. Quand je vais voir mon médecin, c’est que j’ai vraiment déconné. J’écoute trop peu mon corps. Je le pousse à bout, mais je le décide. Dans le même temps, je tiens à rêvasser.

Il n’a jamais été question une seconde, quand j’étais garde des Sceaux, que je sacrifie les choses essentielles. Comme quand j’étais députée. Rêvasser, lire, font partie de l’essentiel; aller au concert, à l’opéra, au théâtre, pédaler en sifflant, font partie de l’essentiel. Je n’ai pas eu une seconde l’idée d’abandonner tout cela, mais j’ai dû aménager, sacrifier certaines choses, et ça ne m’a pas réussi. J’ai empoisonné la vie de mon directeur de cabinet pendant des mois et j’ai fini par comprendre que je ne pourrais pas tenir sans mes habitudes respiratoires. Léon-Gontran Damas, Aimé Césaire et René Char sont ces respirations.

On lit aussi votre admiration pour Toni Morrison ou Maryse Condé, que vous connaissez. Les autrices vous ont-elles portée davantage que les auteurs ?

Sans aucun doute. Ce sont des femmes incontestablement très engagées sur la question féminine et la capacité de nos sociétés à nous accepter comme des êtres à part entière. Ce n’est pas le féminisme que l’on connaît. Elles offrent des incursions dans des personnages de femmes. Elles habitent ces personnages, elles interrogent leur dimension ontologique. Comment ces femmes-là, subissant des couches successives d’oppressions, se posent en tant que sujets. Margaret Garner, dans Beloved de Toni Morrison, décide de tuer sa fille plutôt que celle-ci subisse l’esclavage. Elle se pose comme sujet, alors qu’elle est esclave, donc légalement un meuble. Elle se pose comme sujet de droit, et de droit le plus absolu : celui de disposer de la vie qu’elle a donnée.

Dans Moi, Tituba sorcière… de Maryse Condé, c’est la même chose. C’est une femme qui se dresse et change le cours des choses parce qu’elle affronte le système de l’esclavage. Elle ne l’affronte pas par de grandes théories philosophiques, elle l’affronte en cassant les paliers de pouvoir. Maryse Condé, j’allais suivre ses cours à la Sorbonne quand j’étais étudiante. Nous sommes devenues amies assez vite. Je ris beaucoup aujourd’hui quand elle me passe des engueulades ! Elle et Toni Morrison sont des femmes qui comptent.

Vous parlez aussi de James Baldwin, un auteur noir et gay…

Il m’a permis de croiser les tourments, de croiser ces deux tracas qui étaient extrêmement lourds dans les États-Unis des années 1960, de les croiser dans la littérature. Lorsque j’étais adolescente et que j’ai commencé à le lire, j’aimais autant ses essais que ses romans, ce qui était rare à cette époque de ma vie. Dans ses essais, il traite de l’oppression africaine américaine. La sexualité, il en est question dans ses romans La Chambre de Giovanni et Harlem Quartet. C’est une voix lumineuse, une irruption de lumière qui, tout à coup en pleine nuit, éclaire un vaste champ.

Était-il votre premier contact avec l’homosexualité ?

Ce qui est étonnant, c’est que j’ai séparé l’homosexualité que je découvrais à travers la littérature, de l’homosexualité telle qu’elle émergeait par petites touches dans la société guyanaise de ma jeunesse. Il ne me venait pas à l’esprit de faire le lien. La société guyanaise est un petit monde où le regard est total et lourd. J’ai souvenir, quand j’étais enfant, de plaisanteries qui concernaient un homme homosexuel que tout le monde connaissait à Cayenne. Nous, enfants, ne savions pas très bien ce que cela voulait dire, mais nous connaissions le terme “anormalité”. Il était identifié, mais il était aussi complètement dans la société. Il n’était pas agressé, pas inquiété. C’est après, dans ma vie militante, que cette cause m’est apparue essentielle. J’ai toujours estimé qu’il n’y a pas à cloisonner les combats.

"Ça a de la gueule d'être une icône gay !"

Ça fait quoi d’être une icône gay?

(Elle pose ses mains sur la table, bombe le torse et sourit. Laisse un silence.) Ça a de la gueule ! Je suis comblée. Le nombre de personnes qui me témoignent leur affection est énorme, que ce soit en France ou ailleurs… Le foutoir que nous ont mis tous les hystériques a fait que la terre entière nous a regardés en 2013 ! Partout où je vais, les gens savent, et même les personnes homosexuelles d’autres sociétés. Il n’y a pas très longtemps, j’étais au Burkina Faso, et l’on m’a posé une question dans un amphithéâtre bondé d’étudiants. Une jeune femme me dit que je débarque avec ma conception de la liberté et que je crois devoir l’imposer au monde. Je dis non, que je sais où je suis, mais je dis que je sais aussi qu’il y a des homosexuels dans leur pays, et qu’ils sont sujets de droit comme tout le monde.

Si, en passant, je baisse pavillon et que, au lieu de dire que ces personnes n’ont aucune raison d’être marginalisées, d’être poursuivies ou sanctionnées, je me tais, alors je ne peux me respecter. Je sais alors que je heurte la grande majorité de l’assistance, mais le dis avec respect. Je me souviens d’une autre expérience, lorsque j’étais au gouvernement : une réunion de ministres de la Justice africains. Des mecs, machos… Nous n’étions que deux  femmes, avec la ministre du Sénégal, je crois. On me parlait comme si je venais répandre le vice. Ils devenaient fous. J’ai tenu tête.

Le débat est aujourd’hui à l’ouverture de la PMA à toutes les femmes. Est-ce une erreur de ne pas l’avoir défendue à l’époque ?

Je l’ai défendue ! Mais je ne l’ai pas obtenue du gouvernement. Il faut savoir qu’il y avait des tensions terribles. Il y avait des gens très raides. Et le groupe socialiste s’est fendu en deux au moment de l’adoption du principe d’un amendement sur la PMA. Pas d’un amendement sur la PMA, mais juste d’un principe… Il y avait du chantage de députés, du style : “J’accepte le mariage, mais si vous ajoutez la PMA, je ne voterai pas.” Au départ, on me disait même : “La société est très énervée, tu fais juste le mariage, pas l’adoption.” J’ai refusé, je ne voulais pas d’une réforme au rabais.

Mais sur la PMA je voulais absolument des réponses quant au remboursement. On ne fait pas un cadeau empoisonné aux gens. Le gouvernement a botté en touche en saisissant le Comité consultatif national d’éthique, qui s’était engagé à remettre son rapport en octobre  2013. Il l’a remis en  2017 ! Quatre  ans après ! Moi, j’ai demandé publiquement  : le gouvernement est-il prêt à faire deux  régimes de PMA différents, l’un remboursé pour les hétéros, l’autre non ? Le gouvernement est-il prêt à créer deux catégories de citoyens ? J’ai dit que c’était une responsabilité que je refusais d’endosser. Donc le seul regret que j’ai, c’est cette entourloupe du Comité consultatif national d’éthique.

Six ans c’est long. Certaines femmes auraient pu avoir un enfant à l’époque, plus maintenant…

Je sais. Je n’explique toujours pas aujourd’hui la lenteur du Comité. Je l’avais relancé, il m’avait donné une nouvelle date soi-disant pour 2014… Il était important pour moi que ce soit fait correctement, et je pensais que c’était l’affaire de quelques mois.

François Hollande avait reconnu la “liberté de conscience” pour les maires qui ne souhaitaient pas célébrer d’unions de couples de même sexe. Vous en parlez aujourd’hui comme d’un “vulgaire camouflage d’intolérance”…

J’ai entravé les propos du président l’après-midi même où il les a tenus. D’abord, j’ai failli tomber de ma chaise. On était une bande de ministres, assis pas loin de lui, au congrès des maires. J’ai sabré immédiatement. On a dit que je ne respectais pas la parole du président, mais je voulais éteindre l’incendie. J’ai dit aux maires que je saisirais les préfets pour démissionner de leur fonction ceux d’entre eux qui n’appliqueraient pas la loi.

N’est-ce pas un manque de courage de sa part ? Lui en voulez-vous à ce moment-là ?

Je n’en veux pas du tout au président. D’abord parce que ce n’est pas mon genre d’en vouloir aux gens. J’accepte les désaccords. Et parce que je sais d’où vient sa position : il était un élu local qui s’était beaucoup appuyé sur ses réseaux d’élus locaux, qu’il ne voulait pas froisser. À ce moment-là, je ne juge pas, mais je me dis : “Ça va me compliquer la vie.” Il ne faut pas laisser prendre le brasier. Cela fait un moment alors qu’il y a cette instrumentalisation autour d’une clause de conscience qui n’a pas lieu d’être. Ni sur le plan juridique, ni sur le plan éthique. Je ne fais aujourd’hui pas parti du “cercle” de François Hollande, mais il y a entre nous une relation de respect qui est ancienne et qui dure. Je le connais tel qu’il est, il me connaît telle que je suis.

Le débat pour le mariage a duré très longtemps. Depuis, il y a eu une augmentation importante des actes homophobes…

On doit remarquer que, depuis la loi, plus de personnes agressées portent plainte. Le travail est d’empêcher, de bâillonner, la violence. On doit tout mettre en œuvre pour le permettre. On ne peut pas empêcher les hystériques d’être hystériques, mais on doit les punir. Non, on s’énerve chez soi si on veut ! On casse ses assiettes, on gueule, on crie sur sa terrasse ! Mais on n’agresse pas. [En septembre], un député UDI a parlé de l’homosexualité comme d’un choix. Il faut faire la part de la bêtise dans les discours des gens qui ne cherchent pas à comprendre. On marche plus vite que la bêtise. Je me souviens avoir rencontré des gens qui me demandaient des selfies tout en me disant qu’ils allaient manifester contre moi… Aujourd’hui, et les personnes homosexuelles ont un grand mérite là-dedans, je ne sous-estime pas non plus l’apaisement qu’il y a dans la société. Je crois qu’il n’est plus possible de tendre autant le débat qu’à l’époque.

Votre livre est sélectionné pour le Grand Prix du roman de l’Académie française. Vous y êtes sensible ?

Oui, c’est de la joie ! Une joie pour un livre qui vient de sortir dans la profusion de la rentrée littéraire. Qui plus est, c’est un récit littéraire, pas un roman! Alors je suis assez surprise parce que l’Académie est une institution que tout le monde voit, moi y compris, comme plutôt raide…

À quand un siège parmi les Immortels ?

Oh, arrêtez vos conneries !