Avec le livre d’art "Les Tasses, Toilettes publiques – Affaires privées" (2019), Marc Martin s’est penché sur l’histoire des vespasiennes, urinoirs publics qui, au siècle dernier, ont joué un grand rôle d’émancipation pour la communauté homosexuelle masculine. Un projet richement documenté pour lutter contre la « vision pessimiste » qui entoure cette période de l’histoire LGBT comme le photographe nous l’a longuement expliqué à l’occasion de la journée mondiale des toilettes (oui, ça existe) prévue ce jeudi 19 novembre.
Les pissotières sont un sujet original pour un livre d’art ! Pourquoi ce choix ?
Marc Martin : Ce livre est une réplique à l’image sordide qu’ont les pissotières dans l’imaginaire collectif. Il court-circuite les idées reçues sur un mode de rencontre qui a toujours été jugé honteux. Je suis artiste, pas historien. J’ai donc choisi, pour arracher les pissotières aux oubliettes de l’Histoire, de leur offrir un bel écrin. Je lance ainsi un pied de nez à la culture aseptisée, au patrimoine convenable, à l'obsession du "bien propre sur soi".
Que sont ces "tasses" que l’on retrouve dans le titre du livre ?
Les tasses, dans l’argot homosexuel du XIXe et du XXe siècle, c’étaient les vespasiennes. Autrement dit, des pissotières. "Faire les tasses", c’était "draguer dans les pissotières" ; une expression qui trouve vraisemblablement sa source dans leur architecture en forme de théière. Aujourd'hui, l’expression a disparu du langage et la vespasienne a disparu du trottoir. Mais dans les Années folles, il y en avait à tous les coins de rue.
Mon livre raconte comment cet ancêtre du mobilier urbain, symbole du régime binaire hétéro-patriarcal, est devenu le repère clandestin des minorités. Aussi obscures et puantes soient-elles, les vespasiennes offraient aux hommes qui cherchaient des relations avec d’autres hommes une zone de liberté sexuelle à l’abri des regards. Une liberté qu’il était impossible d’afficher au grand jour à l’époque.
Cette idée de liberté émancipatrice est au cœur du livre (« des hommes en quête d’identité y ont posé les premières pierres du vivre ensemble » – extrait de la quatrième de couverture), puisque « les murs de séparation édifiés par les conventions sociales s’effondraient à la porte des toilettes » comme l’explique l’auteur allemand Dirk Ludigs que vous citez…
En effet, autour des tasses, il est beaucoup question de frontières : frontières entre le riche et le pauvre, entre l’homo et l’hétéro, entre les générations aussi. Ces lieux de passage, anonymes et gratuits, étaient un terrain ambigu. On y entrait avec l’alibi du besoin naturel, puis c’était l’aventure. Les urinoirs, lieux de brassage social et culturel inédit, rapprochaient les uns des autres toutes sortes d’hommes qui ne se seraient jamais croisés ailleurs.
Si mon livre montre la porosité de la frontière entre les bas-fonds et les hautes sphères, cette citation de Dirk Ludigs corrobore les propos du sociologue Éric Fassin : « Loin de renvoyer seulement au monde révolu des tasses d’antan, cette perspective rencontre des problématiques qui nous sont contemporaines. »
Avec ce livre, vous souhaitez ainsi lutter contre la « vision pessimiste » que l’on a aujourd’hui de la période des tasses, même dans la communauté LGBT…
S’ils ne sont pas valorisés, les souvenirs irréguliers d’une époque révolue risquent de se perdre. Et ce même au sein du cercle LGBT. Car les traces qui font tache sont les plus sensibles au temps qui efface, aux gens qui trient, y compris dans la collecte des archives. Certains porte-paroles aujourd’hui, au nom de la respectabilité de notre communauté, préfèreraient laisser sous le tapis de la décence toutes ces vieilles histoires.
Selon le sociologue Michael Bochow, « les tasses sont le talon d’Achille du mouvement queer ». Pour lui, « ces pratiques souterraines sont incompatibles avec la recherche d’une identité sexuelle reconnue ». J’irai plus loin : l’ignorance et la stigmatisation de ces pratiques historiques ne sont pas dignes de nos valeurs de tolérance. Pour moi, redorer le blason des pissotières, c’est déjà les sortir de l’ombre.
Au nom d’une décence hypocrite, le jardin secret des seniors a trop été piétiné. Notre société d’alors confinait leurs rencontres à de sombres édicules en faisant mine d’ignorer ce qui s’y tramait. Rendons justice à ces générations d’hommes condamnés au placard. Ce n’est pas à eux d’avoir honte aujourd’hui. Les lieux sont la mémoire. Lorsque ces lieux sont démolis, la mémoire doit leur survivre. Quand bien même elle s’inscrit en marge de la mémoire convenue. Mon ouvrage s’est donné cette mission.
Sur cet aspect de revalorisation, vous avez récolté de nombreux témoignages. À les lire, on regretterait presque que les tasses aient disparu !
Libérer la parole des aînés a été l’un des murs porteurs de mon projet. Redonner chair à ce mode de rencontre, c’était faire parler ceux qui, en ces lieux, n’avaient pas pour habitude de faire usage de la parole. L’un d’entre eux, Hugues, 72 ans, m’a avoué avoir « fait les tasses » dès l’âge de 15 ans mais ne jamais être allé en boîte. Il a toujours été trop timide pour franchir le pas. Pour lui, le langage silencieux des tasses était le seul moyen de surmonter sa timidité pour faire des rencontres. D’autres se sont moins attachés aux partenaires qu’aux lieux de drague en question. Leur propos m’a inspiré le titre d’une série photographique témoignant de l’architecture de ces vestiges à l’abandon : « Paradis Perdus ».
Un chapitre du livre rassemble une série de photographies anciennes d’anonymes autour des vespasiennes. Je les ai chinées aux puces, en ligne ou dans les vide-greniers sur une dizaine d’années. Aucune d’entre elles n’est sourcée ni datée mais elles livrent des indices identitaires. Elles dessinent un territoire privé dans l’espace public. Ce corpus de clichés anciens se lit donc comme une quête de racines, libre d’interprétation. Comme une passerelle entre le récit et la mémoire. Mon ouvrage questionne ainsi l’intime dans ces lieux dépourvus d’intimité.
Vous citez sur cet aspect le géographe Stéphane Leroy pour qui « ces lieux de dragues nés de pratiques interdites défient la norme hétérosexuelle qui façonne et contrôle les espaces publics »…
On pouvait s’y affranchir un instant de la norme, mais les prises de risques étaient considérables à l’époque. Il ne faut pas oublier que l’homosexualité a été réprimée en France jusqu’en 1982 ! La police des mœurs surveillait les tasses et leur détournement d’usage pour outrage public à la pudeur. Pourtant, le désir de ces hommes était plus fort que l’oppression. Le danger faisait même partie de l’excitation.
Replacer les pratiques sociales et sexuelles au cœur de l’édicule, voilà mon sujet. Ce qui m’intéresse, c’est moins l’acte en lui-même que la détermination qu’il supposait et l’énergie qu’il engendrait. Dans un milieu hostile à la diversité, la vespasienne est devenue un territoire.
Vous montrez aussi la fascination de grands noms de la littérature pour ce folklore, notamment à Paris…
Oui, ces lieux ténébreux ont beaucoup inspiré la littérature. Je cite de très nombreux auteurs, d’Arthur Rimbaud à Jean Genet. En regard de mes photographies, des auteur.e.s contemporain.e.s ont également trempé leur plume. Parmi eux Sophie Danger, Didier Roth-Bettoni, Christophe Bier, Claude-Hubert Tatot, Philippe Olivier…
Il y a aussi un clin d’œil au film L’Homme Blessé de Patrice Chéreau, ainsi qu’au personnage de la Marquise, « tenancière à joues plâtrées et à perruque rousse » dans le roman À la recherche du temps perdu de Marcel Proust. J’ai construit cet hommage comme un roman-photo : la dame pipi voit défiler depuis sa loge les hommes alignés à l’urinoir. La prise de vue a eu lieu grâce au service patrimoine et culture de la RATP, dans le cadre art-nouveau des anciennes toilettes de la station Palais Royal, construites vers 1900 – et fermées au public depuis longtemps. Elle met en scène l’aristocrate guindé et le jeune prolétaire aux allures de prostitué. Ce parfum de péché sera vite balayé par la préposée proustienne : « La maison ne fait pas crédit. »
Les tasses étaient un lieu de libération du plaisir masculin uniquement, ce qui illustre le fait que l’espace public était – et est toujours – conçu pour les hommes…
Là, il y a une injustice incroyable. Les vespasiennes ont fait l’objet des premières revendications féministes en matière d’égalité de traitement. Et bien sûr elles n’ont pas été entendues. Pisser en ville, depuis le XIXe siècle, est une affaire de mecs qui renvoie au questionnement sur les genres. Je ne résiste pas au plaisir de citer le philosophe et activiste Paul B. Preciado : « Lorsque j’ai entamé ce processus de transition… croyez-le ou non, rien n’a été aussi difficile que de m’habituer à la puanteur et à la saleté des toilettes des hommes. »
D’ailleurs, comment avez-vous travaillé pour rendre compte de cette atmosphère dans vos photographies ?
L’esthétique des tasses, c’est une ambiance entre chien et loup, une lumière tamisée, un carrelage glauque, une céramique blafarde, ruisselante, des graffitis sur les murs, des trous entre les parois des cabines… Ce sont des regards furtifs dans un espace clos. C’est aussi l’image archaïque de la virilité, déballée sans pudeur en direction d'un voisin anonyme. Synonyme de misère sexuelle pour les uns, constituant une atteinte à la bienséance pour les autres, la rencontre dans les tasses est assaillie de préjugés. J’ai donc détourné ces codes pour que mes images soient obscènes… d’enchantement !
Quand bien même les lieux étaient sombres, sales, étriqués, impropres à la photographie, j’y ai convié des modèles à poser de manière figurative, façon shooting de mode. Ensuite, j’ai sollicité de leur part une improvisation spontanée nécessaire au réalisme de la situation. Aussitôt, un terrain de jeux s’est dessiné en temps réel. Le langage des protagonistes est devenu vestimentaire, corporel, social et culturel. Ils ne se connaissaient pas forcément au début de la séance. Tous n’étaient pas gays. Tous ne sont pas restés. D’autres, non binaires, ont improvisé à l’urinoir. Ils n’étaient pas là pour jouer un rôle préconçu. Ils avaient carte blanche. Je n’ai pas focalisé au-dessous de la ceinture, mais je n’ai rien recadré, ni personne à la prise de vue… Tout est dans la boîte. Et je vous rassure, le livre n’est pas en odorama !
Aujourd’hui, presque 200 ans après leur apparition dans les rues (en 1834 à Paris par exemple), les pissotières ont disparu de l’espace public. Mais elles ont souvent été sur la sellette au fil des ans, et pas seulement pour des questions de propreté…
En effet, elles deviennent dans les années 1950 le bouc émissaire d’une nouvelle croisade hygiéniste. Or, à y regarder de plus près, c’est bien au prétexte qu’ils pervertissent la morale du pays que la suppression de ces lieux de rendez-vous devient le nouveau combat des élus bien-pensants. Devant les plaintes incessantes des bourgeois, Paris supprime d’abord les tasses des quartiers chics. Dans le collimateur, les circulaires à 3 places, parce que la place du milieu était toujours celle courtisée par celui qui fréquentait ces lieux par plaisir… et non par besoin !
On parle beaucoup de plaisir sexuel, mais au cours de l’histoire, l’usage des vespasiennes a été détourné à d’autres fins également…
Si les pissotières ont bien servi d’exutoire, elles ne se réduisaient pas uniquement à de la consommation sur place. Pour des milliers de couples, elles ont servi de point de départ à toutes sortes de relations. Des coups d’un soir à l’amour de toute une vie. Je compare leurs tôles protectrices sur le trottoir à des boucliers sur un champ de bataille. Je vois en ces édicules un bastion de résistances minoritaires. À leur manière, les vespasiennes ont aussi fait avancer notre Histoire.
Et puisqu’on parle de grande Histoire, le livre rappelle aussi que ces lieux de rendez-vous ont permis aux résistants d’échanger secrètement sous l'occupation. Les pissotières se sont même immiscées dans l’affaire Dreyfus, citation de Jean Jaurès et Georges Clémenceau à l’appui !
Comment a été accueilli votre livre, notamment dans la communauté LGBT et chez les jeunes LGBT ?
Sa version allemande a été publiée à l'occasion de l'inauguration de mon exposition au Schwules Museum, le musée LGBT de Berlin. Le chef de projet avait une vingtaine d’années. Il ne soupçonnait rien de cette subculture. D’où l’intérêt de bosser avec lui. Le livre a vite été épuisé et l’exposition prolongée en raison de son succès. Pourtant, quand je suis arrivé à Paris, aucune institution n’a osé prendre le relais. Dès que l’on aborde les questions de sexualités – voire de l’homosexualité –, la France se crispe. Ce n’est peut-être pas un hasard s’il n’y a toujours pas l’ombre d’un musée LGBT à l’horizon ici. À peine les promesses d’un centre d’archives à Paris.
Heureusement, David Dibilio, alors programmateur au Point Éphémère, m’a donné carte blanche. Je me suis régalé à adapter la scénographie aux contraintes de cet ancien bâtiment industriel transformé en lieu d’art vivant. Le vernissage était blindé. Beaucoup de jeunes, beaucoup de filles aussi. Et les médias ont suivi. Depuis, l’expo voyage. New-York cet automne a été reporté pour cause de Covid mais l’étape à LaVallée-Bruxelles a été capturée en 3D. Elle était proposée dans le cadre du Pride Festival. Lolly Wish, Diva Boudoir du Crazy Horse, et Donald Portard, figure du luxe et de la mode, l’ont parrainée. So chic ! Et maintenant le livre qui remporte le titre du livre d’art au Prix Sade 2020 !
Le sujet est très riche. Un documentaire serait-il possible afin de prolonger le livre ?
J’y travaille. La plupart des témoignages retranscrits dans le livre ont été filmés. J’ai retrouvé des vielles pellicules dans les archives, j’ai réalisé moi-même quelques courts-métrages sur le sujet. Je dois maintenant assumer ma place au milieu de tout ça. Hors-champ, cette histoire interlope est aussi la mienne, évidemment. Il faudra donc que je trouve le bon ton pour la narration du documentaire. Je ne suis pas pressé !
Quel est votre prochain projet ?
Ce sera Beau Menteur, une proposition visuelle en binôme avec Benjamin, jeune performeur à la virilité bigarrée.
Marc Martin, « Les tasses, Toilettes publiques – Affaires privées », 2019, 300 pages. Éditions Agua.
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