L'autrice-compositrice-interprète Anne Sylvestre, alliée de toujours des personnes LGBT+, est morte à l'âge de 86 ans. Certains ont été bercés par ses chansons pour enfants, les gens qui doutent connaissent son répertoire pour adultes, engagé et sensible… Anne Sylvestre racontée par ceux qui l'ont aimée.
Par Antoine Patinet et Adrien Naselli
Tout le monde ne connaît pas l'oeuvre d'Anne Sylvestre. La chanteuse Pomme, qui lui a rendu hommage sur ses réseaux sociaux, n'a pas voulu nous répondre, faute de se sentir assez légitime à en parler. Peut-être parce qu'on est trop nombreux à être passés à côté d'Anne Sylvestre, trop longtemps considérée comme une chanteuse "de gauche", réservée à une certaine classe intellectuelle, qui passait ses "Fabulettes" pleines de malice à ses enfants sur la route des vacances. Pourtant la chanteuse, décédée d'un AVC ce lundi 30 novembre 2020 à l'âge de 86 ans, était bien plus accessible que ça. Et surtout, elle était importante pour bon nombre de personnes LGBT+, qui nous racontent pourquoi.
Les gens qui doutent
Dans la pluie d'hommages, beaucoup (et beaucoup de chanteurs queers) ont partagé sa chanson la plus connue, peut-être. "Les gens qui doutent", un hymne à l'incertitude dans lequel chacun et chacune d'entre nous peut se reconnaitre. "J'aime les gens qui doutent, les gens qui trop écoutent leur cœur se balancer…"
Nombreux sont ceux à y avoir vu ces interrogations qui nous collent à la peau, et dont on ne peut se défaire. Des interrogations sur le genre, l'orientation sexuelle évidemment. Mais aussi l'anxiété, la peur d'être un "raté du cœur", de n'être "pas comme il faut". "Anne Sylvestre a toujours pris le parti des gens minoritaires, des gens qui doutent, dans l'époque triomphante où les gens qui ne doutaient pas tenaient le haut de l'affiche" souligne Nicolas Bacchus, chanteur et chansonnier ouvertement gay, qui a eu l'occasion de partager avec la chanteuse un duo dont il se souviendra toute sa vie. Le titre, "Cousine" rendait hommage "à deux générations de militants".
Trop tard pour être une star
Militante, Anne Sylvestre l'était, à sa manière. "Elle savait lutter, ouvrir sa gueule, mais aussi avoir une distance amusée sur le militantisme. Elle arrivait à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, et à ne pas se recroqueviller sur des phrases toutes faites, à tomber dans le dogmatisme" explique le chanteur. Quitte à bousculer un peu son public. Il se souviendra toujours de son jubilé en 2007. Deux femmes à l'entrée du Trianon, une salle de spectacle à Paris, s'étaient agacées parce que Nicolas Bacchus les avaient appelé "mesdemoiselles" en tentant de leur donner un tract pour son prochain concert. Après quelques chansons, raconte-t-il, Anne Sylvestre s'est assise avec douceur sur son tabouret et a dit : "Il paraît qu’il ne faut plus dire mademoiselle", comme si elle avait assisté à la scène. Avant d'enchaîner : "Je suis rassurée parce que si on doit se battre pour ça, c’est vraiment que tous les problèmes des femmes sont réglés."
Le féminisme a toujours été un cheval de bataille pour la chanteuse. Si elle fut adoubée par ses pairs masculins, Georges Brassens, Jacques Brel, la presse lui a longtemps donné le qualificatif de "Brassens en jupon". A ces journalistes-là, elle fermait la porte au nez, souvent. Sa discographie est pleine de chansons qui dénoncent avec finesse les différences de traitement entre les femmes et les hommes. Une différence de traitement qui lui aura peut-être coûté son succès populaire. Dans "Trop tard pour être une star", elle étrille une industrie musicale qui valorise davantage le physique des femmes que leur talent d'écriture. "On dit, quand une femme chante / Soit qu’elle est ravissante / Soit qu’elle chante bien / Jamais qu'elle est intelligente / Et qu'elle nous enchante avec ce qu'elle dit". Alors elle se résigne. Trop tard, pour être une star.
Féministe Anne Sylvestre
Quitte à ne pas en être une, autant continuer à chanter ce qu'elle veut. Et surtout ce qu'elle pense. Elle défend le droit des femmes à avoir le choix de garder un enfant ou non dans "Non, tu n'as pas de nom" en 1974, avant l'adoption de la loi Veil, raconte la vieillesse avec humour dans "Carcasse", chanson dans laquelle elle s'attaque, encore, à son "grand nez", qui lui a valu des remarques de la part des hommes du milieu. Bruno Coquatrix, le patron de l'Olympia, lui avait d'ailleurs dit : "N’entrez pas sur le côté, on vous verrait de profil". "Vous m'avez aimé servante / m'avez voulue ignorante / Forte vous me combattiez / Faible vous me méprisiez" se désole-t-elle dans "Une Sorcière comme les autres."
Pour Thomas Pawlowski, auteur des 1.000 chansons préférées des Français "Ses textes étaient toujours engagés, mais jamais dans la lamentation. Je comprends que beaucoup d'homos puissent s'y retrouver, parce qu'elle racontait la différence de traitement, le fait d'être à la marge, de ne pas être reconnue à sa juste valeur simplement parce qu'elle était une femme."
"Sa plume n'était pas là pour dire des fariboles, analyse Sylvain Dépée, ex-journaliste musical aujourd'hui directeur des Bains-Douches, une salle de spectacle dont Anne Sylvestre était l'invitée d'honneur. Elle choisissait des thèmes d'extrême actualité, et la langue lui servait à dire des vérités, sans jamais se mettre dans une position binaire. Elle donnait énormément de pouvoir. Ses chansons nous ont aidés à grandir, à nous fortifier, et surtout à nous tenir droit. Elle nous a aidés à traverser les tempêtes."
Anne et l'homosexualité
En 1986, elle raconte "Xavier", un petit garçon qui joue à la poupée, suscitant l'inquiétude des parents, qui s'empressent de lui mettre une voiture dans les mains. Et "finalement, il devient aussi con que les autres" analyse Nicolas Bacchus. "Elle se moque qu'on soit homo ou non, elle montre que ce n'est peut-être pas l'essentiel." "C’est une chanson sur le genre, expliquait Anne Sylvestre à TÊTU en 2017. Quand je vois les grandes surfaces avec vélos roses et vélos bleus, c’est honteux honteux honteux ! Dès fois qu’elles oublient qu’elles sont des filles !"
Dans beaucoup de chansons, Anne Sylvestre lançait des piques aux réactionnaires, s'en moquait gentiment. Comme dans "Ca n'se voit pas du tout" où elle se met dans la peau d'une femme pétrie de certitudes : "Mon fils qui est très beau / Va bien se décider, j'espère / A reprendre le flambeau / De la famille et des affaires / Il n'a pas l'air pressé / De rechercher le mariage / J'ai beau lui présenter / Des jeunes filles de son âge / Il n'y a que des garçons / Qui viennent le voir à la maison / Mais s'il avait des goûts pervers / Je le saurais, je suis sa mère."
Dans l'interview qu'Anne Sylvestre nous accordait pour la sortie de son coffret 60 ans de chanson ! Déjà ? en 2017, elle revenait sur sa chanson "Gay, marions-nous", parue en 2007 sur l'album Gémeaux Croisés. Bien avant donc que l'Assemblée ne se penche sur l'ouverture du mariage aux couples de même sexe. La Manif Pour Tous dans la rue l'a "écœurée, nous confiait-elle. C’était honteux, ridicule." Cette chanson a été inspirée par le mariage de deux amis gays en Belgique. Anne Sylvestre adapte l'histoire au féminin, dans un texte drôle et touchant : "Car je ne veux pas, voisine / Faire de vous ma concubine / Je veux vous offrir mon cœur / En tout bien, tout honneur / Je désire en société / Quand il faudra déguster / Des p'tits fours sur la pelouse / Dire : voici mon épouse !"
Quand nous lui demandions pourquoi elle parlait à la première personne dans ce texte, la chanteuse, qui est restée très discrète sur sa vie privée, nous faisait alors cette réponse tout en retenue : "Eh bien j’avais envie de la prendre à mon compte. Je l’ai écrite pour moi, vraiment. Y a pas de problème. Et puis voilà… (sourire) En tout cas, le pape en prend pour son grade."
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Absence de reconnaissance
Car, comme Brassens, elle ne laisse rien au hasard. "La forme - comme le fond - des chansons était réfléchie et devait être parfaite. Impossible de la prendre en défaut sur un mot en cheville ou une rime pauvre, dit Nicolas Bacchus. Quand je lui ai amené le texte de 'Cousine', elle a été attentive à tout : à la métrique, au nombre de pieds, aux rimes masculines, féminines..." Egalitaire, jusque dans les rimes.
Aujourd'hui, si sa mort attriste, les fans ressentent aussi de la colère face à l'absence de reconnaissance pour la chanteuse de son vivant. "Je trouve dommage que les hommages n'arrivent qu'après sa mort, se désole Thomas Pawlowski, qui avait lancé l'année dernière une pétition pour que Les Victoires de la Musique lui donnent une Victoire d'honneur. Que les Victoires de La Musique ne lui aient jamais décerné une Victoire, ce n'est pas une erreur, c'est une faute. J'espère au moins que sa mort permettra de faire redécouvrir ses textes. Qu’on entendra les chansons d’Anne Sylvestre." Alors propagez les, car elles font du bien.
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