En 1995, à l’âge de 38 ans, l’auteur de théâtre, metteur en scène et comédien homosexuel et prolifique Jean-Luc Lagarce mourait du sida. À l’occasion des 25 ans de sa disparition, on a parlé de sa « renommée grandissante » (dixit sa maison d’édition) avec certains de ses « fans », comme Vincent Dedienne ou Laurent Lafitte, histoire de mieux connaître l'oeuvre de celui qui est devenu un monument du théâtre français – voire, carrément, de la culture française.
« J’ai pensé aussi que j’étais trop pressé et l’œuvre littéraire prendrait la vie entière et que je ne saurais jamais rien en fait de son intérêt. Cela ne me rendit pas triste ou gai. C’était une évidence. » On est en septembre 1985. Jean-Luc Lagarce a 28 ans lorsqu’il écrit ces lignes dans son journal. Un peu trop tôt pour de telles assertions ? Sans doute. Pourtant, ces phrases de jeunesse semblent rétrospectivement si prophétiques que le journaliste et auteur Jean-Pierre Thibaudat les a mises en ouverture de sa passionnante biographie Lagarce une vie de théâtre qui vient de paraître aux Solitaires intempestifs (la maison d'édition de théâtre cocréée en 1992 par Lagarce). Comme pour (nous) prouver que le dramaturge avait pressenti que « son intérêt » serait révélé avec le temps. Ce n’était pourtant pas gagné…
Il y a 25 ans, lorsqu’il disparaît en septembre 1995 à l’âge de 38 ans des suites de « ce que vous savez » (c’est ainsi qu’il parlait du sida dans son journal), Lagarce est loin, très loin, d’être l’un des auteurs contemporains les plus joués en France – comme c’est le cas aujourd’hui. À l’époque, même ses plus grands admirateurs ne peuvent s’imaginer que celui qu’ils présentent comme un grand nom du théâtre français soit célébré à ce point des années plus tard, notamment grâce à sa pièce Juste la fin du monde pourtant dévoilée en 1990 dans une relative indifférence (ce sera l’une des grandes blessures du Lagarce auteur, tant il pensait avoir livré là une immense œuvre). Depuis, ce texte a été réévalué ; il est rentré au répertoire de la Comédie-Française en 2008, a été porté sur grand écran en 2016 par le réalisateur Xavier Dolan avec un casting haut de gamme (Gaspard Ulliel, Nathalie Baye, Vincent Cassel, Léa Seydoux et Marion Cotillard), et est même, depuis peu, étudié jusqu’au bac de français au même titre que Marivaux et Molière.
« Tout simplement dingue »
« C’est un conte de fées ! La reconnaissance a été extrêmement rapide, grâce au film notamment. Et la reconnaissance institutionnelle de la part de l’Éducation nationale, c’est tout simplement dingue » nous a répondu le metteur en scène François Berreur. Il fut un fidèle comédien de Lagarce du temps de sa compagnie (Le Théâtre de la Roulotte) et, depuis la mort du patron, fait vivre le répertoire lagarcien – on pourra ainsi voir son spectacle J’étais dans ma maison et j'attendais que la pluie vienne (l’un des derniers textes de Lagarce, paru en 1994), avec cinq comédiennes haïtiennes, en janvier et février à Paris, Lille, Caen et Besançon (si la situation sanitaire le permet).
« Pourquoi, il y a 25 ans, les gens ne comprenaient pas Lagarce alors qu’aujourd’hui tout le monde – et notamment la jeune génération – semble le comprendre ? Mystère » continue François Berreur. Mystère, vraiment ? « Il avait un rapport au monde universel, c’est sans doute pour ça qu’il traverse les années et que ses textes sont quasiment devenus des classiques. D’ailleurs, il a perdu son prénom – on dit Lagarce, point, comme on dit Marivaux ou Molière –, ce qui est la consécration ultime ! »
« Tchekhov contemporain »
25 ans après sa mort, Lagarce parle en effet à de plus en plus de monde, et pas seulement aux défenseurs du théâtre contemporain, loin de là, ses mots étant même mis en musique comme on le verra plus loin – patience ! « C’est une langue particulière, quasiment étrangère comme elle n’existe chez aucun autre auteur, mais c’est ma langue préférée ; voire ma langue maternelle. J’ai l’impression que quand je raisonne dans ma tête, c’est comme ça que je parle, en tournant autour, en précisant, en revenant, en faisant des cercles de plus en plus nets… C’est une langue qui s’améliore au fur et à mesure qu’elle parle, un peu comme dans le film Un jour sans fin avec Bill Murray où chaque jour se répète mais en mieux » nous a expliqué le comédien Vincent Dedienne, « fan » qui a découvert Lagarce au lycée, « en même temps que d’autres auteurs, comme Hervé Guibert ou Bernard-Marie Koltès, de ce qu’on pourrait appeler la littérature homosexuelle ». Depuis, il a un rapport intime à son œuvre (« c’est presque l’auteur qui écrit le plus sur moi ! »), même s’il ne l’a pourtant jamais connu (il avait 8 ans l’année de sa mort) et ne l’a encore jamais joué, à son grand regret.
Le comédien Laurent Lafitte, 22 ans en 1995, ne dit pas autre chose, lui qui, avec la Comédie-Française, vient de participer à une lecture théâtrale filmée et diffusée sur internet (confinement oblige) de Juste la fin du monde. « C’est un auteur qui touche à l’intime, il y a quelque chose d’un Tchekhov contemporain dans son écriture non pas basée sur des événements mais sur des non-dits, sur la retenue… Dans Juste la fin du monde c’est assez flagrant. Il fait parler sa famille sans leur donner la parole comme c’est finalement lui qui parle dans tous les personnages. Je trouve ça très beau. Et puis il y a aussi beaucoup d’humour dans son écriture qui rend tout très pudique. »
« Plein d’émotions »
Pour Vincent Dedienne, l’œuvre de Lagarce résonne toujours 25 ans après sa mort, et avec plus de force encore, car « ses thèmes, que ce soit la mort, la famille, la solitude, sont des choses éternelles. Et puis Lagarce ce n’est pas que de la langue ou de l’intelligence – voire de la posture comme pourraient le penser certains –, c’est surtout très émouvant, plein d’émotions ». C’est sans doute pour les émotions qu’ils convoquent que ses mots sortent parfois de la case théâtre, pour aller au cinéma avec Xavier Dolan donc, avec succès (plus d’un million d’entrées en France et un Grand prix au Festival de Cannes), ou pour voguer vers la chanson française.
Cet automne, l’autrice-compositrice-interprète Aurore de St Baudel, jeune trentenaire, a ainsi sorti un premier EP baptisé Tokyo l’été, qui contient notamment le très beau morceau J’ai toujours vécu là sur un texte « peu connu » de Lagarce « écrit à la base pour une comédie musicale » dont elle n’a jamais pu entendre d’enregistrement. « Pour moi, son univers colle vraiment avec une certaine pop française, une certaine variété française. Le fait que ça soit assez direct, frontal, tout en restant très poétique. Il y a quelque chose d’une subjectivité très forte qui s’exprime dans ce qu’il écrit et c’est souvent le cas dans la chanson française. Et il a aussi capté une forme de solitude extrêmement contemporaine qui parle à beaucoup de gens aujourd’hui. » Ravie de cette première incursion dans l’univers d’un auteur qu’elle a découvert en école de théâtre « plutôt par son journal, qui est devenu mon livre de chevet », elle imagine adapter, un jour, tout le livret de Lagarce en comédie musicale. « Je voulais que J’ai toujours vécu là soit la première pierre de l’édifice. »
« Poète mort trop tôt »
Ce sera alors un nouveau moyen de rentrer dans l’univers riche de Lagarce (« le lire, c’est un peu comme une chasse au trésor, il y a plein de choses à trouver » résume Vincent Dedienne), même si, forcément, la façon la plus évidente d’appréhender son œuvre est de la lire. Et, également, de connaître sa vie, grâce donc à la biographie de Jean-Pierre Thibaudat. En 200 pages, l’ancien journaliste à Libération revient sur le parcours de ce « poète mort trop tôt » selon Olivier Py (cité par Thibaudat) en plein pendant les années sida, dévastatrices notamment pour le monde artistique – on peut également évoquer d’autres poètes morts trop tôt comme Bernard-Marie Koltès, Hervé Guibert, Serge Daney, Cyril Collard et Jacques Demy, que le cinéaste et metteur en scène Christophe Honoré avait d’ailleurs métaphoriquement réunis en 2018 dans son spectacles Les Idoles (c’est Julien Honoré qui jouait Lagarce).
Pour Laurent Lafitte, "même si ce n’est pas son sujet principal, l’œuvre de Lagarce reste le témoignage d’une épreuve générationnelle – je parle surtout des dernières pièces. » On peut penser à Juste la fin du monde et le personnage principal de Louis, sorte de double de Lagarce revenu dans sa famille pour annoncer son décès imminent. Même si Jean-Pierre Thibaudat insiste bien dans son ouvrage sur la nécessité de dépasser les pistes autobiographiques. « Vouloir ramener cette pièce plus encore que les autres au niveau de la ceinture biographique, vouloir y voir la seule expression d’un homme en prise avec son sida ou réglant ses comptes avec sa famille, c’est passer à côté d’une langue qui, dans ses scansions, ses reprises, ses cassures, sa mélodie intime, atteint une force poétique incantatoire, sans équivalent dans le théâtre contemporain français. » « Sans équivalent dans le théâtre français » : des mots qui, de son vivant, auraient sans doute comblé de bonheur Lagarce !
Crédit photo : Denis Bonnot