ENTRETIEN. Avec son nouvel album, Venue d’ailleurs, Sheila convoque tout ce qui fait danser, mais aussi pleurer. Confessions sur canapé.
Elle sort d’une émission de radio à quelques pas de chez moi, alors elle est venue. Sans chichi, elle se réjouit d’avoir garé sa voiture juste en bas, caresse mon chien – je lui avoue, un peu gênée, qu’il s’appelle Ringo – et accepte volontiers un café. Puis un autre. À 75 ans, Sheila, plus en forme que jamais, est heureuse d’avoir pu enregistrer son nouvel album, Venue d’ailleurs, dans les prestigieux studios ICP, à Bruxelles, et d’avoir réussi à concilier toutes les musiques qui la nourrissent depuis longtemps.
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On y entend aussi bien des ballades émotionnelles (“Cheval d’amble”, “Chaman”, “La Rumeur”) que de la chanson pop (“Baby Doll”, “Belle Journée”) et du disco scintillant (“Law of Attraction”). Sheila, reine des cœurs ! Même si le sien a régulièrement été brisé, par les coups du sort, les rumeurs, et la mort de son fils, Ludovic.
Pour cet album, vous avez fait appel à vos complices de longue date ?
Sheila : J’ai eu l’idée de faire cet album il y a quatre ans. J’avais envie de retravailler avec tous ceux avec qui j’avais collaboré au cours de ma carrière. En France, beaucoup étaient morts ou à la retraite, donc j’ai commencé par contacter mes amis américains Keith Olsen et Nile Rodgers. On m’avait dit que ce dernier n’accepterait que de jouer de la guitare, mais il a spontanément proposé de m’écrire une chanson ! Nile, c’est un fidèle.
Vous avez partagé avec lui un énorme tube, “Spacer”, ce qui n’est pas rien !
“Spacer”, ça a été une folle aventure. Quand j’ai travaillé avec Bernard [Edwards, l’autre moitié de Chic] et Nile – lequel a ensuite collaboré avec Madonna ou David Bowie –, pour beaucoup c’étaient juste des musiciens noirs qui faisaient du funk. Pour cet album, je lui ai justement dit que j’aimerais un autre “Spacer”, remettre tout le monde sur le plancher tout en racontant notre histoire. Ce qu’il a fait avec “Law of Attraction”, qu’on a enregistré chez lui, à Westport.
"Le disco était une musique libératrice qui a envahi la planète entière."
Récemment, Nile nous expliquait à quel point le disco avait été une musique révolutionnaire. Comment avez-vous vécu son âge d’or ?
Après une jeunesse passée sous cloche, j’ai vécu mon adolescence à fond ! Les sorties, les voyages, les boîtes… j’ai vécu à mille à l’heure. Oui, le disco était une musique libératrice qui a envahi la planète entière. Il n’y a pas un club qui ne passait pas les tubes de Diana Ross ou de Gloria Gaynor. C’était la folie, personne ne faisait attention à rien, on s’éclatait sans restriction ! Après les années 1960, où l’on n’osait rien faire, chacun a pu vivre ses désirs en plein jour, en civil ou en costume : les Village People ne sont pas arrivés par hasard. Depuis le disco, je ne vois pas de musique qui ait rassemblé autant de gens différents. Il y a des choses très bien dans l’électro, le rap, mais peut-on ressentir autant de joie en les écoutant ? Je ne crois pas. Puis est arrivé le sida.
Comment avez-vous vécu l’arrivée de cette maladie ?
Très mal. J’ai connu ces épouvantables mouroirs, à l’hôpital, et j’ai vu mes amis tomber. Il y avait la maladie, mais aussi l’ignorance. Des gamins m’écrivaient pour me raconter que leurs parents les foutaient à la porte. Surtout ceux de province, où l’homosexualité et la séropositivité étaient de vrais tabous. Ils avaient très peur.
Comment réagissiez-vous ?
Je leur répondais, par lettre ou par téléphone, j’essayais de les encourager. Je me souviens en particulier d’un jeune homme, lors d’un concert à l’Olympia, en 1998. On me prévient qu’un fan en phase sida allait venir me voir. À la fin du spectacle, il arrive en chaise roulante dans un état… Il était très, très mal. On discute, et il me dit : “Maintenant, je peux mourir.” Je lui ai rétorqué qu’il en était hors de question ! On est restés en contact, et il a pris des places pour mon concert suivant, quelques mois plus tard. J’étais très heureuse de voir qu’il se projetait à nouveau ! Je l’ai vu remonter la pente, s’investir dans la lutte contre le sida, debout sur ses jambes. Ce sont les traitements qui l’ont sauvé, bien sûr, mais également, je crois, d’avoir eu quelqu’un en face de lui qui n’était pas convaincu qu’il était condamné. Cette rencontre fait partie des raisons pour lesquelles je pense faire le plus beau métier du monde. Le sida était devenu comme la peste bubonique. Personne n’osait s’approcher à moins de 2 m. À l’époque, je chantais moins, j’en ai donc profité pour m’activer dans l’association fondée par Jean-Luc Romero, Élus locaux contre le sida.
"Avant d’être une chanteuse connue, je suis une maman qui a perdu son enfant."
Dans “Cheval d’amble”, vous évoquez le manque de votre fils, Ludovic, disparu en 2017…
Je ne pouvais pas faire cet album sans une chanson sur Ludo. Je voulais quelque chose de poétique et qui réussisse néanmoins à clore le débat. Le malheur fait, hélas, vendre plus que le bonheur. Ça ne lui a pas porté chance de son vivant, et ça n’arrangera rien aujourd’hui. Il a fait des conneries, mais son passé est ce qu’il est… Ludo était un cœur sur pattes. Nos rapports, qui étaient très passionnels, ne regardent personne d’autre que lui et moi. Je ne veux pas qu’on l’utilise parce que c’est le fils de Sheila. Car tout le monde semble oublier que je suis sa mère. Avant d’être une chanteuse connue, je suis une maman qui a perdu son enfant.
"La musique, c’était un métier géré par des hommes, pour les hommes."
Avec “La Rumeur”, vous avez voulu régler vos comptes avec celle, persistante, selon laquelle vous étiez un homme ?
C’est au-delà de la violence. C’est pour ça que j’ai fait “La Rumeur”. Aujourd’hui encore, j’en garde des séquelles et je ne trouve pas ça juste… Tout est parti de ce mec venu m’interroger, Gérard de Villiers, je m’en souviendrai toujours. Je lui parle du traitement hormonal que je prenais parce que j’avais été malade, et il a titré “Sheila devient un homme”. Mon producteur et mon manager n’ont pas jugé bon de se battre, alors que je n’avais que 18 ans et que j’étais en larmes. Pour eux, tant qu’on parlait de moi, ce n’était pas un problème. “On disait bien que Sarah Bernhardt avait une jambe de bois !” me répliquaient-ils. La musique, c’était un métier géré par des hommes, pour les hommes. Je n’avais pas droit à la parole.
Et ensuite les journaux ont affirmé que vous étiez un homme…
Les choses se sont corsées quand un professeur de médecine a fait une thèse sur mon opération ! Ça a profondément atteint ma féminité. J’avais honte. Mes parents en ont souffert et ont perdu tous leurs amis. Les camarades de Ludo, quand il était enfant, lui disaient que je n’étais pas sa mère, mais son père… Personne ne réalise à quel point une rumeur peut être éprouvante.
Sur la pochette de l’album, vous posez recouverte de mains masculines. On dirait du Robert Mapplethorpe !
Quand le photographe Guillaume Malheiro m’a proposé ce concept, j’ai exigé qu’il y ait toutes les couleurs de peau. J’ai chanté ma première chanson contre le racisme au début des années 1970, “Blancs, jaunes, rouges, noirs”. Quand j’ai tourné avec Sheila and B. Devotion, je m’en suis pris plein la gueule. Les gens demandaient ce que je foutais sur scène avec trois personnes noires. On ne m’invitait plus à la télé, vous vous rendez compte ?
Eddy de Pretto a repris “Bang Bang” sur un plateau télé, devant vous…
C’était magnifique, non ? Il a l’air tellement timide. Malgré tout son talent, ce garçon est en apnée… J’aimerais bien qu’on travaille ensemble, je pourrais l’aider à respirer un peu plus !
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Crédit photo : Guillaume Malheiro