ENTRETIEN. Trois ans après avoir écrit sur son père, Édouard Louis signe le récit de l’oppression puis de l’émancipation de sa mère, Combats et métamorphoses d’une femme. Un quatrième livre plus apaisé que les précédents.
Interview Guillaume Perilhou
Photographie Enzo Tonati
L’écrivain aime sa mère. D’un amour contrarié, blessé, exposé – depuis En finir avec Eddy Bellegueule (2014) –, mais d’un amour sincère malgré tout. C’est qu’Édouard Louis est sensible. On l’entend dans sa voix basse, on le perçoit dans son sourire. Sous son tee-shirt “San Francisco”, l’auteur de 28 ans a la maturité d’un vieil homme dans un corps jeune. Son corps, il ne l’aime pas. Avec le succès, il a pris l’habitude des photos : pas de lumière directe, pas de profil droit, pas de main sur le visage. Devant un cliché, il est désespéré.
Des photos de sa mère, il y en a pourtant dans Combats et métamorphoses d’une femme. Des photos de jeunesse, d’avant les mariages et les malheurs. Quant aux siennes, il les voulait belles, gaies et colorées. Le décor bourgeois du lieu, trouvé pour l’occasion, ne l’a pas gêné. On l’y a interrogé longuement sur les rapports de classe et la littérature, les écrivains et leurs postures. Au même moment sortait en librairie un court texte cosigné avec le cinéaste Ken Loach : Dialogue sur l’art et la politique (publié aux Presses universitaires de France, dans la collection qu’Édouard Louis dirige). Un titre comme un résumé de ce qu’il cherche à mener : la révolution, en beauté.
Quand tu as écrit sur ton père, avais-tu l’ambition de le faire sur ta mère ?
Edouard Louis : J’écrivais un autre livre sur un sujet complètement différent et puis, un jour, en triant des papiers chez moi, j’ai trouvé une photo de ma mère à 20 ans sur laquelle elle avait l’air heureuse, pleine de joie, de rêves et d’espoir. Comme un corps tout entier projeté vers le futur. Cette jeune femme était tellement différente de ma mère, qui, vers l’âge de 30 ou 35 ans, était devenue une femme assombrie, souvent dure, triste, à la fois esclave domestique de mon père et souvent violente avec les autres, par exemple quand elle me disait : “Pourquoi tu parles comme ça ? Pourquoi tu parles comme un pédé ? Pourquoi t’es pas normal ?” Je me suis demandé ce qui s’était passé entre la personne de la photo et celle que j’avais connue après. J’ai eu envie d’opérer une forme d’archéologie de la destruction du bonheur. Comment un bonheur, une envie d’aller vers le monde peuvent être détruits par une condition de femme et une condition de classe. Je n’écris pas pour faire des livres, mais pour mener des combats, parler d’existences dont on ne parle pas. Pour moi, écrire des livres, c’est savoir se laisser interpeller par le réel, comprendre que tu ne peux pas écrire sur autre chose s’il y a une urgence. Il y a quelque chose de tellement bourgeois dans le fait de planifier un livre en se coupant de la réalité, je ne veux pas faire ça. Je veux laisser à chaque fois ouverte la possibilité d’être remis en cause par le réel, et parler de ce qui a besoin d’être dit, maintenant, que ce soit la violence de classe, l’homophobie, le racisme…...