ENTRETIEN. John Waters choque, John Waters révulse, John Waters fascine. À 75 ans, le réalisateur américain est toujours capable de dynamiter la bienséance et le bon goût.
Interview Renan Cros
Photo Greg Gorman
De la fin des années 1960 jusqu’à l’orée des années 2000, John Waters a secoué le cinéma américain, de l’underground à Hollywood, avec ses histoires scabreuses, ses égéries bizarres et son goût raffiné du mauvais goût. Desperate Living, Polyester, Female Trouble, Hairspray, du cinéma punk, gay, queer, qui frissonne déjà de dégoût à l’idée qu’on lui colle une étiquette. Et c’est peut-être ça qui fascine et séduit encore aujourd’hui. Derrière la provocation et les doigts d’honneur à la bienséance, il y a l’énergie joyeuse d’une contre-culture qui voudrait rassembler tout et tout le monde dans un furieux éclat de rire bête et méchant. Du cinéma de sale gosse qui aurait trouvé le secret de l’éternelle jeunesse.
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Reconverti en écrivain railleur et rigolo, Waters sort Monsieur Je-sais-tout : conseils impurs d’un vieux dégueulasse (aux éditions Acte Sud), un faux livre de mémoire, une sorte d’anti-guide pour apprenti cinéaste dans lequel il ironise sur ses échecs, s’amuse de l’Amérique et de sa pudibonderie, célèbre la France, qui l’adore, et émeut, soudain, quand il évoque la mort de son égérie et amie, la grande Divine. Aujourd’hui encore, à 75 ans, John Waters a toujours l’art, méchamment drôle, d’être contre. Alors, forcément, on avait envie de passer un moment – même par téléphone – avec lui. De sa voix délicatement éraillée, ce gentleman du mauvais goût règle son compte à l’époque et nous donne deux-trois conseils de son cru pour être toujours plus libres. À prendre au sérieux, ou pas.
Je me demandais comment vous présenter à une jeune génération qui ne vous connaît peut-être pas. Vous pourriez le faire à ma place ?
Pour commencer, dites-leur que j’ai fait des films qui incarnent tout ce qu’ils peuvent détester aujourd’hui, et mieux encore ! J’étais un jeune réalisateur un peu dingue qui faisait des films pas très respectables. J’ai eu la chance d’avoir autour de moi des gens très bizarres et merveilleusement infréquentables, et j’ai eu envie de les filmer. C’était la première fois qu’on voyait des gens comme ça sur grand écran. Des gens comme ça qui faisaient des trucs pareils, surtout ! J’ai fait du cinéma, je crois, pour terroriser les bourgeois et les hippies. Ça me faisait tellement rire de les voir s’offusquer d’un rien. Mais “provoquer”, chez moi, c’est une façon de dire “je t’aime”. J’ai fait tout ça à une époque où tout le monde commençait à se prendre au sérieux. Rien n’est sérieux dans la vie, pas même mon cinéma. Je crois que c’est la meilleure manière de me présenter. Je suis l’homme à qui l’on a fini par donner des millions de dollars pour faire des films que personne ne voulait voir !
Plus encore que vos films, c’est vous qui êtes devenu une figure culte du cinéma…
Culte, à Hollywood, c’est un gros mot. Ça veut dire : “Ne rapportera pas autant d’argent que son ego le croit – mais plutôt des emmerdes” ! Moi, je n’ai jamais rêvé d’être culte. Moi, je voulais plaire à tout le monde en étant moi-même. Être punk et commercial en même temps ! C’est peut-être ça qui fait que les gens m’aiment bien. Je n’ai jamais vraiment bien compris les règles du jeu, et pourtant j’ai continué à jouer. Devant Pink Flamingos ou Female Trouble, les gens doivent se dire : “Mais qui était ce mec qui a réussi à faire des films comme ça ? Qui a osé laisser faire ça ?” Je suis une anomalie dans le système. Et ça fait toujours du bien de savoir que le système bugge.
"Je suis un progressiste, je veux l’égalité pour tout le monde, mais pas la morale."
Vos films s’élèvent contre la bourgeoisie, contre les valeurs morales et puritaines, contre tout ce qui impose une norme. Ça vous amuse ou ça vous désole de voir que vos films sont toujours aussi provocants, que rien n’a vraiment changé ?
Mais bien sûr que les choses ont changé depuis les années 1970 ! Elles ont tellement changé qu’on est maintenant à l’autre bout du spectre. Avant je bousculais les vieux bourgeois, maintenant ce sont les jeunes progressistes. La morale a changé de camp. Et moi, la morale, ça me dégoûte. Je suis un progressiste, je veux l’égalité pour tout le monde, mais pas la morale. Oh non, pitié, pas ça ! Quand la morale débarque, il n’y a plus d’humour. Je crois que c’est ça qui me terrifie le plus. Tous ces jeunes gens très sûrs d’eux, très en colère. La colère sans humour, ça ne sert à rien, c’est de la bêtise. Le jour où vous commencez à dire “on n’a pas le droit de”, “il faut interdire”, “ce n’est pas acceptable”, le jour où vous vous interdisez de rire, c’est que vous êtes devenu très chiant…
Pourtant la pop culture n’a jamais été aussi camp, aussi queer. Les succès mondiaux de RuPaul Drag’s Race ou des séries de Ryan Murphy signent-ils pour vous la mort du camp ?
Mais non, c’est formidable ! Je connais la vieille RuPaul depuis mes débuts. On peut dire qu’elle a mis du temps avant de devenir enfin la star qu’elle était persuadée d’être ! Je trouve ça super que, grâce à son show, des ploucs de l’Amérique profonde se passionnent pour des drag-queens. Faut que ça respire, tout ça. Faut qu’on continue de se marrer. C’est pareil pour Ryan Murphy. Il m’avait demandé d’incarner le réalisateur William Castle dans sa série sur Joan Crawford et Betty Davis. Comment dire non ? Ryan Murphy fait ce que je rêvais de faire : importer des personnages gays, trans, bi, dans tous les foyers américains – et même du monde entier. Alléluia !
Le succès de RuPaul ou des séries de Murphy prouve quelque chose que je dis depuis des années : aujourd’hui, être gay, ça ne suffit plus ! C’est un bon début, d’accord, mais va falloir bosser. Tu ne peux pas regarder les gens de haut en disant “je suis gay” comme si c’était un titre de noblesse, comme si c’était un truc radical. Je connais des couples de mecs bien plus hétéros que la famille royale d’Angleterre ! OK, tu es gay, et alors ? C’était peut-être suffisant jusque dans les années 1970 pour se sentir à part, parce que c’était illégal, mais, à l’heure actuelle, dans les endroits civilisés, ça n’impressionne plus personne. Les gays se prennent tellement au sérieux aujourd’hui ! On fera des progrès le jour où l’on dira haut et fort que ce n’est pas parce qu’un film est gay qu’il est forcément bon ! Je connais plein de très mauvais films d’auteurs gays, mais personne n’ose le dire.
"La culture gay, c’est une question de classe."
Comment la culture gay peut-elle éviter ce repli sur soi ?
En arrêtant d’opposer les gens. À mon époque, on voulait tout sauf être un outsider. Aujourd’hui, “outsider” est devenu un mot très chic et très à la mode. Tout le monde se prend pour un outsider. Trump n’a pas arrêté de se présenter comme un outsider. Il était “contre le système”, alors qu’il était le système. C’est pareil avec les progressistes aujourd’hui. La culture gay, c’est une question de classe. Quand t’es dans les beaux quartiers, t’es très fier de te prendre pour un outsider. Moi, j’ai passé ma vie à essayer d’être un insider ! Non pas pour me conformer aux autres, non, mais pour être avec les autres ! C’est bien plus excitant de réussir à s’inviter dans la soirée pour la transformer en partouze plutôt que de se branler à l’extérieur ! J’ai plus de 70 ans et j’ai toujours autant envie qu’on m’aime, surtout pour qui je suis. Je crois que la culture gay a tout intérêt à séduire tout le monde. Moi, j’ai fait des films pour tout le monde.
Quand vous faites manger une crotte de chien à Divine dans Pink Flamingos, par exemple, vous vous doutez bien que le film n’est pas pour tout le monde, non ?
Qui n’a pas envie de voir enfin le monde aussi laid qu’il l’est, mais en plus drôle ? Mes films ne vous demandent qu’une seule chose : arrêtez de juger les gens ! Je vous demande juste de vous intéresser aux autres, de les regarder, même pas de les aimer, mais d’être ouverts. C’est si compliqué que ça ? Quand je vois aujourd’hui certains délires, certains procès d’intention qu’on fait aux gens, ça me rend malade. Ils diront sûrement que je suis un affreux réactionnaire… Choisissez mieux vos batailles ! Être en colère contre tout le monde, tout le temps, ça doit être épuisant.
"Une manif, ça doit être méchant, ça doit être drôle, ça doit être sexy."
Vous trouvez ennuyeuse la jeunesse d’aujourd’hui ?
Je sais que c’est un truc de vieux de s’en prendre à la jeunesse, mais quand même… À mon époque, on prenait du plaisir à faire l’amour, à prendre des drogues, à se rencontrer les uns les autres, à se mélanger. Aujourd’hui, ils s’éclatent en faisant des tweets et des pétitions, et jouissent quand on les retweete. Être un activiste, c’est ça leur conception du fun. Et pourquoi pas ! Nous aussi on manifestait, on gueulait, mais on faisait ça dans la rue, ensemble, et l’on finissait forcément par se rouler des pelles. Les manifs ont toujours été le meilleur lieu pour draguer. Moi, si j’avais envahi le Capitole comme cette bande de crétins, le premier truc que j’aurais fait, c’est de m’envoyer en l’air ! Une manif, ça doit être méchant, ça doit être drôle, ça doit être sexy. Si c’est simplement pour prendre l’air en faisant la gueule, allez promener votre chien ! Mais quand je vois le dernier clip de Lil Nas X, je me dis que la jeunesse a encore envie de se marrer. Je l’adore, lui ! Ce moment où il fait une lap dance au Diable, habillé tout en cuir, j’aurais adoré y penser. Le serpent à tête de bite aussi ! C’est hilarant, c’est beau, c’est sexy. C’est ça, la culture dont on a besoin ! Et puis si en plus ça énerve deux-trois cul-bénis, c’est parfait.
Vous dites dans votre livre que la vraie subversion, aujourd’hui, c’est un gay qui fait un cunnilingus à une lesbienne. Vous pouvez m’expliquer ?
C’est le mot cunnilingus que vous ne comprenez pas ? La preuve que ça va vous faire le plus grand bien ! (Rires.) Je suis pour l’ouverture d’esprit. Je connais tellement de mecs gays qui ne savent même pas à quoi ressemble une chatte ! Ça doit leur faire très peur, je crois. La liberté totale, c’est d’aller au bout de ses peurs. Le vagin vous dégoûte ? Léchez une chatte, et après on en reparle ! Ça va peut-être vous plaire – ou pas – mais au moins, essayez ! L’expérience vaut mieux que tous les préjugés. J’ai fait ça plus jeune et, entre vous et moi, je n’étais pas un très bon lécheur de chatte. Ce genre d’expérience permet de trouver sa voie et de savoir ce qu’on sait ou non bien faire. C’est comme les sex-clubs. Tant que vous n’y avez pas mis les pieds, vous ne savez pas si c’est fait pour vous ! Je me souviens du Hellfire à New York, c’était merveilleux. Les gays et les hétéros baisaient ensemble dans une ambiance très décontractée. Tu pouvais mater, boire un verre, croiser des stars de cinéma, des intellectuels, des ouvriers. Tu pouvais discuter du dernier bouquin à la mode avec quelqu’un, et soudain, hop, une bite sortait d’un trou dans le mur. Alors, poliment, tu te poussais et tu continuais ta conversation plus loin. Ce genre de chose n’arrivera plus jamais. C’était avant le sida, avant la peur. Les fantasmes faisaient partie de la société. Aujourd’hui, tout est caché.
Vous n’avez jamais vraiment fait un film sur l’homosexualité. C’est présent, mais ce n’est jamais un sujet. Pourquoi ?
Le coming out et toutes ces conneries, ça ne m’intéresse pas. Être gay, ce n’est pas un sujet, ce n’est même pas drôle. Je préfère que les gens se disent “mon Dieu, ce film est tellement gay”que “Oh non, encore un film avec un mec gay déprimé qui doit faire son coming out”. Quand je filme Divine dans les bras de Tab Hunter, dans Polyester, je ne peux pas faire plus gay. Le public le savait. Enfin ceux qui venaient voir mes films… Tous ces gens qui font des films sur des homos pour espérer intéresser et séduire les hétéros, quel ennui ! Moi, je faisais des films très gays en étant persuadé qu’une fois dans la salle les hétéros prendraient leur pied.
"Divine était un homme et il pouvait jouer à merveille les mères de famille modèles."
De quel film êtes-vous le plus fier ?
De tous, voyons ! (Rires.) Mon film le plus réussi, je crois, c’est Serial Mother. Je n’étais pas loin d’avoir réussi à plaire au plus grand nombre sans faire trop de concessions. Je suis fier de Divine aussi, de notre collaboration, de ces images de lui qui passent encore parfois à la télévision. Divine allait devenir une grande star, j’en étais certain. Il allait jouer l’oncle gay dans Mariés, deux enfants. Tout le monde allait l’adorer. Il est mort sans connaître le succès populaire qu’il méritait. Divine était un grand acteur. C’était un performer, il vivait pour le show. Il serait tellement heureux aujourd’hui de voir combien la culture drag est partout. Et, forcément, un peu jaloux aussi. Quand je lis que seuls les acteurs gays devraient avoir le droit de jouer des gays, je me demande comment le cinéma va pouvoir survivre à ça. Divine était un homme et il pouvait jouer à merveille les mères de famille modèles dans Polyester. C’est ça, un putain d’acteur ! Pas des cases qu’on coche. Plutôt que de se poser des questions aussi stupides, filez une médaille à tous ces acteurs gays qui ont réussi à si bien interpréter des personnages hétéros depuis toutes ces années ! Ce sont eux les vrais héros de la nation. Je n’aimerais vraiment pas être un acteur à Hollywood aujourd’hui. C’est pire qu’avant. Vous avez vu ce pauvre Armie Hammer ? Quelle histoire hilarante ! Le type est accusé d’avoir des fantasmes cannibales, et tout le monde s’offusque. Moi, ça me le rend terriblement attachant !
Une star de cinéma aux fantasmes cannibales, ça pourrait être tout droit sorti d’un de vos films, non ? Vous n’avez pas, parfois, l’impression que le monde leur ressemble de plus en plus ?
J’ai toujours trouvé que le monde était dingue. J’ai essayé de vous prévenir avec mes films et de faire que vous vous habituiez. Une fois que tu sais que rien n’est normal, la meilleure solution, c’est d’en rire. Quand je vois mes premiers films, parfois je me dis : “Mais comment t’as pu imaginer un truc pareil ?”Et puis j’allume la télé, je marche dans la rue, et je me rends compte que l’époque est encore plus trash, plus laide, plus bizarre que mes films. Sauf que, moi, j’avais l’élégance d’essayer de vous faire rire.
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