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musiqueMirwais : "Ce n’est pas avec la pop qu’on fait la révolution"

Par Sophie Rosemont le 01/09/2021
MIRWAIS

Deux décennies après Production et plusieurs disques avec Madonna, Mirwais revient avec un nouvel album aux featurings alléchants, The Retrofuture.

Interview Sophie Rosemont
Photographie Christopher Barraja

>> Article paru dans notre numéro de l'été en kiosques << 

"Hey mister DJ, put a record on, I wanna dance with my baby"… Si Mirwais est connu dans le monde entier pour avoir façonné le son de la Madonna du XXIe siècle, il fut aussi le guitariste du groupe culte Taxi Girl et demeure un virtuose faiseur d’électro qui a révolutionné l’usage de l’autotune, des samples et des boucles disco. Après une longue absence, The Retrofuture, son nouveau disque solo, sort cet automne. Chaque titre, daté, y est travaillé à la sauce rétrofuturiste. En témoigne le single "2016 – My Generation", aussi radical qu’hédoniste, pour le meilleur et pour le pire, à l’image de la vie de Mirwais, sur laquelle ce dernier revient avec nous au fil d’une aussi longue que passionnante conversation.

Plus de vingt ans après "Production", tu es retour avec un nouveau projet solo. Pourquoi avoir tant attendu ?

J’ai des circonstances atténuantes, dont quatre albums avec Madonna et des projets à droite et à gauche. Mais la réalité c’est qu’en 2006 j’ai sombré dans la dépression, et je ne voyais pas l’intérêt de faire un disque pour moi seul. Mais j’ai tout de même enregistré des featurings, il y avait donc une matière qui se dessinait. À partir du moment où j’ai vraiment décidé de terminer l’album, c’est allé plus vite. Même si, à l’heure où je te parle, il reste encore un peu de travail dessus.

Qui as-tu invité en featuring ?

Des personnalités venues d’horizons très variés, comme Kylie Minogue, Shirley Manson, du groupe Garbage, l’actrice Olga Kurylenko, Richard Ashcroft, Uffie… Ce qui est intéressant, ici, c’est que tous sont rentrés dans mon monde, et non l’inverse, ce qui n’était pas le cas avec Madonna, qui avait toujours le final cut même si on poussait très loin la collaboration.

Comment, quand on est un musicien sorti de nulle part, rencontre-t-on Madonna ?

J’avais fait avec Stéphane Sednaoui la vidéo de “Disco Science”, qui était assez extrême, et je cherchais un distributeur en Amérique. Maverick ayant bien breaké The Prodigy, je l’ai envoyée à Guy Oseary, qui l’a montrée à Madonna, laquelle a flashé dessus. Madonna, elle essaie beaucoup de gens. Elle les mâchouille et peut vite les recracher, mais l’entente entre nous a été immédiate. Qu’une superstar choisisse de travailler avec un weirdo, ça n’existait pas avant Music. On est passé devant tout le monde alors que la French Touch était en pleine montée. À partir de là, les labels se sont dit “tiens, il y a un truc intéressant à faire”. Sauf qu’aujourd’hui ils prennent n’importe quel mec branché d’internet.

"Ce que j’apprécie chez Madonna, c’est qu’elle n’est pas autocentrée."

Quelle est ta relation avec elle ?

On ne pourrait pas tenir plus de 24 heures dans la même pièce sans travailler, c’est ce qu’on fait de mieux ensemble ! Ça m’a toujours fait rire de voir comment, avec beaucoup d’affection, elle nous décrivait en interview : comme deux fous qui s’affrontent pendant des heures pour un bout de refrain. On s’appelle à nos anniversaires, et elle m’a récemment écrit pour me féliciter de la vidéo de “2016 – My Generation”, ce qui fait plaisir car elle est avare de compliment : elle ne ment pas. Si elle n’aime pas, elle ne dit rien. Ce que j’apprécie chez Madonna, c’est qu’elle n’est pas autocentrée, elle n’est pas obsédée par le business, aussi curieux que ça puisse paraître. Et puis c’est la seule à avoir quitté les États-Unis à l’arrivée de Trump.

En témoigne "Madame X", qui en a décontenancé plus d’un !

C’est un disque schizophrénique, oui, avec du hip-hop et du fado. Rien d’opportuniste là-dedans, je la vois en écouter depuis que je la connais. Culture du jeunisme oblige, on la critique parce qu’elle a 62 ans et qu’elle ne devrait donc pas faire ceci ou cela, mais elle ne se laisse pas atteindre. En réalité, elle ouvre même des portes. Je ne veux accuser personne, car l’emprunt fait partie de la pop culture, mais sur Madame X on a fait un titre très disco vintage, “God Control”. Comme il est politique et parle du port d’armes aux États-Unis, il n’a pas eu beaucoup de succès. Or, les mois suivants, j’ai vu apparaître le même type de son chez d’autres chanteuses. On l’attaque, mais Madonna influence encore tout le monde !

"Music"a été l’album pop absolu des années 2000. Et tu n’as pas embrayé avec d’autres pop stars. Tu en as refusé ?

Oui, beaucoup de chanteuses surtout. Il faut se remettre dans le contexte : je sortais de quinze ans de galères du côté du système français. J’avais une cote hallucinante grâce à Production, sorti quelques mois avant Music. D’un côté je me suis retrouvé album du mois du New Musical Express et d’autres supports branchés ­anglo-saxons, avec les Daft Punk ou Air, les nouveaux rois de l’électro française. De l’autre j’avais collaboré de très près avec Madonna, la plus grande star du monde. Je faisais la musique que je voulais, je gagnais de l’argent, pourquoi serais-je allé me faire chier avec une bande de managers control freak ? Je n’avais pas un appétit si dévorant ! Et puis j’étais lucide : ce qu’ils voulaient, ce n’était pas moi, c’était le même parfum que celui de Music. Je me souviens d’un coup de fil du grand manitou de Sony, Tommy Mottola. Il voulait que je fasse de la musique pour Jennifer Lopez tandis qu’il se chargerait des paroles. Comment accepter un truc pareil ?

D’autant que tu as enchaîné avec "American Life" et "Confessions on a Dance Floor", puis il y a eu la chanson du James Bond, "Die Another Day"…

C’est la production du film qui est venue voir Madonna, qui n’était guère emballée jusqu’à ce que je lui dise que l’idée était super excitante. Très vite, on a calé la chanson : autotune, cordes complètement déstructurées… Va trouver une autre chanson de James Bond aussi avant-gardiste ! Évidemment, les dents ont encore grincé, mais ça a cartonné.

L’autotune, l’un de tes outils à l’époque de "Production" et de "Music"…

Tu as vu, le mot vient de rentrer dans le Petit Robert ! Avant “Believe” de Cher et mon “Naive Song”, je te défie de trouver une chanson entièrement chantée en autotune. Madonna, elle, l’a utilisé sur “Nobody’s Perfect”. C’était hyper excitant… à l’époque.

"Tout le monde adore la musique mais sans rien faire pour elle."

Quel regard portes-tu sur l’évolution de l’industrie musicale depuis 2000 ?

À cause du streaming, on assiste à la paupérisation des musiciens. La musique s’est dématérialisée par la diffusion, mais aussi par la fabrication. En 2008, on a sauvé les banques, qu’on déteste tous, alors que tout le monde adore la musique mais sans rien faire pour elle. Je vois certaines filles qui se disent féministes et qui sont pilotées par des mecs de label qui décident de la longueur de leur jupe. Il ne faut pas oublier que ce n’est pas avec la pop qu’on fait la révolution.

"2016 – My Generation" se veut contestataire, critique de notre société actuelle…

Il doit être vu comme un Polaroid de l’époque, avec cette idée que, pour vivre un présent falsifié, les gens révisent le passé autant que le futur. On assiste à l’émergence de l’intelligence artificielle sous une forme à laquelle on ne s’attendait pas. Elle permet d’interconnecter tout, quel que soit le pays où l’on se trouve. Ça, c’est le côté positif. Or elle accentue également la falsification de la société. En politique, on sait que ça existe depuis toujours, mais elle gagne également les artistes : tous ceux qui sont valables n’ont plus accès à l’exposition du prime time… Avec “2016 – My Genération”, je ne veux pas que les gens retrouvent leurs fréquences habituelles, je préfère que le morceau leur vrille la tête, car c’est la seule solution pour créer un peu d’air dans sa création. Je n’aime pas le son d’aujourd’hui, et Dieu sait qu’il est reproductible. Il faut casser le cadre. Chaque titre de l’album fait référence à une année charnière. 2016, c’est l’arrivée des Gafa à pleine puissance, sans échappatoire, de Trump à la présidence américaine, c’est la rigidification identitaire partout dans le monde, ce sont les attentats, la montée du populisme, etc. Le monde est devenu affreux et a été remis en question par la pandémie.

Comment tu envisages cette période post-virus ?

Si l’ubérisation et l’isolement, y compris sexuel, n’ont fait qu’augmenter durant la pandémie, on va rentrer dans un monde nouveau, libertarien, de finance dématérialisée, et c’est très intéressant. Les lignes vont bouger. Avant le virus, on était arrivé à une accumulation médiatique du sport, de l’art contemporain… Hannah Arendt parle d’accumulation totalitaire : en substance, l’accumulation du capital mène aux camps de concentration. Pour qu’elle ait lieu, Karl Marx avait compris que la marchandise devait se renouveler en permanence. L’erreur des artistes, c’est de penser que tout est éternel. À commencer par eux. Mais c’est faux !

Te considères-tu comme un artiste engagé ?

Mon rôle n’est pas de faire de la politique, d’abord parce que j’ai énormément de respect pour le militantisme, ensuite parce que les prises de parole des artistes ne me semblent pas toujours pertinentes. Il s’agirait davantage de donner des directions au public grâce à un instinct, une vision. Comme Dylan dans les années 1960, qui se défendait d’ailleurs d’être politisé. Moi, plutôt que de faire le Martin Luther King du dimanche sur BFM, je me contente de me demander comment faire pour finir une chanson. Je ne vais pas au-delà de cet horizon. À l’époque de Taxi Girl, Daniel [Darc] était à la Fédération anarchiste, j’allais à des manifestations, Laurent [Sinclair] sortait avec Joëlle Aubron d’Action directe… Et on ne la ramenait pas là-dessus !

"On était l’un des meilleurs groupes du monde."

En parlant de "Taxi Girl", peut-on considérer que ce groupe a payé cher le fait d’être arrivé trop tôt ?

Nous étions en avance, et Téléphone était alors considéré comme le renouveau de la musique française, donc il ne pouvait rien nous arriver de bon. Taxi Girl était maudit. Pourtant, on était l’un des meilleurs groupes du monde. Pas par la musique, mais par l’attitude. On avait des thèses situationnistes, et, à la fin de chaque concert, Daniel encourageait les gens à faire de la musique et à arrêter d’aller à des concerts ! On était tous provocateurs. Quand je revois les photos, je me dis qu’on était mignons, avec ce look impeccable qu’on faisait nous-mêmes, puisqu’on n’avait pas de styliste… Si l’on n’avait pas eu ces problèmes de management et de drogue – car les autres membres de Taxi Girl sont morts de ça, plus ou moins tard –, on aurait pu cartonner à l’étranger. Malgré nos grandes possibilités, on s’est crashés.

En dépit d’un tube mémorable, "Cherchez le garçon"…

Après notre premier single, “Mannequin”, qui n’avait pas marché malgré la bénédiction de Kraftwerk, auquel on faisait directement référence, “Cherchez le garçon” s’est planté en radio. Or notre attaché de presse a eu la bonne idée de le pousser dans les clubs, et ça a été une déflagration. La communauté gay n’était ni vraiment structurée ni visible à l’époque. On voyait surtout des intellectuels comme Jean Genet se battre aux côtés des Black Panthers. Mais il commençait à y avoir des lieux, comme le Palace. On ne le savait pas, mais on était soutenus par les gays. Beaucoup d’entre eux adoraient Daniel, qui était bisexuel sans même le réaliser, et était attiré par la violence et les rockeurs tout en étant lui-même très doux, romantique et sensible. Il s’est ouvert les veines sur la scène du Palace, mais je l’avais déjà vu faire ça dans sa baignoire à 16 ans.

Vous êtes-vous réconcilié avec Daniel Darc avant sa mort, en 2013 ?

Non, hélas, alors qu’avec Laurent on avait pu se rabibocher avant son décès. On a tout loupé, vraiment.

"Cherchez le garçon", Madonna, Kylie Minogue… Ça fait beaucoup d’indices gay friendly pour un artiste straight !

Quand je bossais avec Madonna, je ne me rendais pas compte à quel point elle était iconique pour les gays, et de tout ce qu’elle avait donné comme temps et comme argent. Au-delà de nos frontières, il y a des pays où on tue, où on lapide les personnes LGBTQ+. En France aussi, il faut continuer à se battre. La société est loin d’être tolérante, et l’on ne sait jamais ce qui va se passer. Il y a des signaux auxquels il faut être attentif. Je sais de quoi je parle, j’ai vu comment l’Afghanistan a sombré dans la violence.

Après "Confessions on a Dance Floor", tu t’es consacré à des projets indie, comme "YAS", avec la chanteuse libanaise Yasmine Hamdan…

Après avoir quitté Madonna pendant l’enregistrement de son album, j’étais en pleine dépression et j’ai voulu retourner vers mes origines orientales. Je voyais la haine se propager au Moyen-Orient, et les bases de Daesh s’établir. Il me semblait que la langue arabe devait s’insérer dans la pop culture mondiale, histoire de faire baisser la tension. Mais YAS était en effet trop en avance et n’a pas marché, car l’industrie musicale plongeait déjà vers l’urbain.

C’est quoi le secret d’une bonne pop ?

Quand j’ai travaillé avec la parolière britannique Cathy Dennis, j’ai compris que la pop ne se résumait pas qu’à la voix, mais aussi aux paroles. Il faut mettre son plaisir, son désir en avant. Quand on chante “I Love You”, si on n’y croit pas, ça n’a pas de sens. Tu vois, Kylie Minogue, elle est engagée à 100% dans tout ce qu’elle chante.

On attend encore le nouveau "Music". Tu y crois, toi ?

Il n’y a plus de global stars, le marché est segmenté, et, dès que les artistes accèdent à la célébrité, ils ne font plus que du business. Mais certaines icônes, comme Jim Morrison, s’en foutent ! Il faut revenir à la poésie et au psychédélisme.

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