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cinémaPara One : "Je ne voyais pas en quoi ma part de féminité menaçait mon hétérosexualité"

Par Franck Finance-Madureira le 20/10/2021
Para One nous parle de son film "Spectre"

Influencé par son amie Céline Sciamma, le compositeur électro s'essaie à l'exercice du long-métrage avec Spectre, une œuvre hybride entre l'autofiction et le documentaire. Au cinéma dès maintenant.

Son premier long-métrage Spectre, sous-titré Sanity, Madness & The Family, sort ce mercredi 20 octobre au cinéma et il ne ressemble à rien que vous ayez déjà vu. Jean-Baptiste de Laubier, connu comme musicien électro sous le pseudo Para One, a réalisé une œuvre très personnelle en construisant, sur la base de son histoire familiale hors du commun, un film hybride mêlant autofiction et documentaire, enquête intime et recherche musicale, transe visuelle autant que sonore, et secret autour du genre. Le film sort précédé de l’excellent Dustin, court-métrage de Naïla Guiguet. TÊTU a rencontré Para One pour tenter d’évoquer le film sans trop en dire, de parler de sa relation avec la réalisatrice Céline Sciamma mais aussi de sa vision de sa propre masculinité…

On vous connaît comme musicien électro et comme compositeur des musiques des films de Céline Sciamma mais, avant ce premier long-métrage, vous aviez déjà réalisé de nombreux films…

Para One : J’ai fait beaucoup de courts-métrages entre mes 18 et 25 ans, quand j’étais étudiant. Ensuite la musique a pris une telle place dans mon emploi du temps et dans ma vie que je n’ai plus eu beaucoup le temps de me poser sur mes projets de films. J’ai toujours une caméra en poche et, avec Céline Sciamma, on n’a jamais renoncé à l’idée d’écrire ensemble et on a toujours persévéré mais là, c’est la première fois de ma vie que je m’accorde ce temps pour finaliser ce film, qui m’a pris à peu près sept ans de travail en tout, avec les divers voyages et plus d’un an de montage. 

À quel moment vous êtes-vous dit que vous vouliez raconter cette histoire de famille ?

C’était un peu l’arlésienne pendant une dizaine d’années, notamment avec Céline qui connaît bien mon histoire personnelle et ma famille. Nous sommes très proches et elle est presque dépositaire de cette histoire. Nous écrivions sur des secrets, sur le décryptage des choses. En faisant un travail de documentation, de recherche, la réalité a commencé à dépasser la fiction. J’étais en train d’écrire un film et un autre film est venu, beaucoup plus proche de ma vie intime et de mon histoire. Plus le temps passait et moins mon premier long-métrage devenait urgent mais plus il devenait nécessaire. J’ai donc décidé de prendre le temps qu’il fallait. C’est assez jouissif, ce genre de moment dans une carrière où l'on se dit que ce qu’on fait a du sens, que ce film n’est pas gratuit, qu’il transforme aussi ma vie.

C’est à la fois un récit de l’enfance assez intime et une aventure de recherche musicale. Comment tout cela s’est-il organisé ?

C’est un drôle d’assemblage qui doit beaucoup au soutien de mon monteur et ami Julien Lacheray, qui est aussi le monteur de Céline, et qui est ici presque co-auteur du film. J’avais des intuitions, je me disais qu’on pouvait faire des passerelles parce que j’adore regarder des rushs et écouter de la musique en entrant dans une sorte d’hypnose. J’ai hérité ça de mon métier de musicien. On a pu établir une petite architecture pour faire des liens.

Je me suis rendu compte que j’étais en train d’enquêter sur la musique que j’avais toujours eu envie de faire, la musique que j’avais peut-être entendue et qui était devenue un inconscient, un passé. C’était littéralement une écologie de ces 20 dernières années de ma vie qui s’est mise en place : pourquoi je filmais ma famille sans arrêt, pourquoi je voyageais tout le temps et surtout en Orient... Tout cela a commencé à résonner et à faire sens dans un vrai moment d’épiphanie. C’est presque psychanalytique et je découvre des choses pendant la promotion du film ! J’ai grandi en écoutant beaucoup de la musique sacrée, mystique, qui crée une espèce de transe et de répétitions. J’aime la boucle, l’hypnose, la longue durée et les chants à plusieurs qui se répètent… Ça forme un grand tout.

De quand date ce compagnonnage avec Céline Sciamma ?

Je travaille pour elle depuis son premier long-métrage et elle travaillait pour mes films quand nous étions à la Fémis, dans la même promotion, moi en réalisation et elle en scénario. Cela fait exactement 20 ans. C’est une relation très enrichissante, je l’espère dans les deux sens, et qui est une forme d’éducation mutuelle à plein de choses. On est très complémentaires et on a grandi ensemble avec une curiosité qui nous a poussés à chacun se faire découvrir des choses : des livres, une pensée et peut-être même de la politique. C’est très riche !

Et elle ne m’a jamais abandonné dans l’idée de m’aider à faire mon premier film. Même si, aujourd’hui, j’ai fini par écrire ce film à la première personne qui est presque improvisé, elle a quand même été là pour cette espèce de psychanalyse par l’écriture qui a pris des mois, depuis la préhistoire de ce projet. 

Sans trop révéler d’éléments, votre alter ego autofictionnel dans Spectre va faire des découvertes autour du queer, du genre. Vous étiez déjà sensibilisé à ces sujets ? 

Oui et je me sens aujourd’hui complètement aligné avec une certaine pensée que j’ai développée grâce à mes lectures et à mes amitiés qui ont toujours été queer-compatibles ! C’est fou comme on peut avoir des liens inconscients avec les choses… Je me suis toujours senti proche d’une certaine littérature, j’ai lu Preciado dès son premier bouquin… Sans en dire plus, ça fait sens aujourd’hui de façon très étonnante. Mais il y a aussi le rôle de l’éducation, ce n’est pas la même chose d’être élevé par des hétéros-beaufs que par des gens plus ouverts, ça change la façon d’aborder les choses et son propre rapport à la féminité, à la masculinité.

J’ai toujours assumé une certaine part de féminité et je ne voyais pas en quoi cela menaçait mon hétérosexualité. Je n’ai jamais été dans la culture du boys club un peu bourrin que j’ai beaucoup observée autour de moi alors que je faisais du rap ou du sport de haut niveau quand j’étais ado. Je pense que ça n’a jamais été un problème pour moi. J’ai beaucoup grandi avec des femmes, des grandes sœurs qui m’impressionnaient par leur intelligence et qui m’ont fait découvrir la musique.

Para One : "Je ne voyais pas en quoi ma part de féminité menaçait mon hétérosexualité"
Crédit photo : MOLG (c) Dreams Office

Comment, dans le film, s’est posé la question de la distance avec le réel, avec votre histoire personnelle ?

Je dois bien préciser qu’il s’agit de l’histoire de Jean, un personnage qui a des choses en commun avec moi et, c’est précisé au début du film, il y a de la vérité et de la fiction. Je ne parle même pas de réel parce qu’au bout du compte, le réel est encore plus impossible à attraper que la vérité, notamment dans un documentaire. J’utilise la fiction pour explorer, pour me libérer et pour protéger certaines personnes. C’est mis en scène dans le film, il y a une anonymisation et à chacun d’imaginer ce qui est de l’ordre du vraisemblable ou de la fabrication.

Il m’a fallu du temps pour m’autoriser à faire ce film qui travaille sur une intimité très sensible. J’ai l’impression de manipuler par le montage mais je le dis dès le début. Je suis influencé par le cinéma d'essai qui ne propose pas une vision journalistique mais subjective et mon but, c’est de faire un film d’amour. J’ai dû m'inspirer de ce qu’est l’autofiction en littérature et d’un côté "enquête". J’ai vraiment enquêté sur mon passé comme si on allait découvrir des horreurs et ce n’est pas vraiment ça qui se passe. Dans les 20 premières minutes, on doit avoir peur et cette peur fabrique un soulagement et une forme d’apesanteur à la fin du film. Et on peut faire marcher une mécanique scénaristique malgré le fait qu’on ne voit jamais mon personnage.

Le court-métrage Dustin de Naïla Guiguet est programmé en avant-séance dans toutes les salles. C’est la musique qui vous réunit ? 

C’était assez joyeux quand le distributeur m’a fait part de cette idée car je connaissais Naïla et son travail. On a joué dans des soirées ensemble et beaucoup parlé de cinéma aussi. Il y a un truc évident à associer les deux films qui ont des liens mais fonctionnent comme des miroirs contraires : l’un montre, l’autre tourne autour. Et il y a deux générations différentes, des points de vue différents. Les deux films dialoguent d’une assez belle façon. J’aime beaucoup cette idée.

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Crédit photo : MOLG (c) Dreams Office