Le podcast I'll Never Be Alone Anymore raconte l'histoire d'une communauté de lesbiennes sur l'île de Lesbos. Ses autrices nous parlent du village de Skala Eressos et des femmes qui, la soixantaine passée aujourd'hui, continuent d'y faire vivre un esprit de liberté.
"Quand t’es lesbienne, en général, tes parents ne sont pas lesbiennes", lance dans un sourire Anaïs Dupuis, l’une des trois créatrices du podcast I'll Never Be Alone Anymore, réalisé par Fanny Martin et sorti en juin dernier avant d'être nominé au Tribeca Film Festival ainsi qu'au Hear Now Festival. Derrière l'évidence du constat, la question de la construction de son identité sans transmission : "Il n’y a pas de construction verticale", développe-t-elle. Alors, quand avec Cécile Simon et Anaïs Carayon, créatrice du magazine Brain, elles partent en vacances en 2018 dans une communauté lesbienne perdue sur l’île grecque de Lesbos, elles n’en reviennent pas. Depuis les années 70, des milliers de femmes de tous horizons y ont posé leur baluchon à Skala Eressos, un village bordant la mer Égée. Aujourd’hui, la moyenne d’âge de ces lesbiennes en quête de liberté stagne autour de 60 ans. "Pour la première fois, on avait la possibilité de se projeter plus loin comme lesbiennes en termes d’âge… les hétéros n’ont pas conscience de ce que ça représente", explique Anaïs Dupuis. "C’était génial de rencontrer des femmes de 60 balais qui ne font pas partie de notre famille et avec qui se marrer, picoler et parler de cul !", abonde Anaïs Carayon.
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C’est d’ailleurs cette dernière qui s'est rendue pour la première fois là-bas, en 2015, bercée par le récit de voyage de ses parents qui avaient connu la communauté à son apogée, dans les années 90. À l’époque, celle-ci réunit en effet des milliers de femmes, contre quelques centaines depuis la fin des années 2000. Impossible pour Anaïs de garder cette expérience pour elle. Et quand elle fait découvrir à ses amies ces "amazones ménopausées", comme se plaît à les décrire Cécile Simon, c’est à toute la communauté qu’elles veulent ensuite faire découvrir ce petit coin de paradis, où le respect de la nature et la protection de l’environnement font partie intégrante du quotidien. Si le résultat de cette volonté, le podcast I'll Never Be Alone Anymore, n'est disponible qu'en anglais sur toutes les plateformes d'écoute de podcasts, il reste accessible.
Le sens de la fête
N’allez pas croire que les sexagénaires de Skala Eressos passent leurs journées à tricoter sur la plage ou à jouer au bingo. Au programme plutôt : nage matinale quotidienne, matchs de volley en fin d’après-midi et grosses soirées sur la plage, qui se poursuivent bien longtemps après le coucher du soleil. Les foies de certaines aînées ont d'ailleurs appris à s'endurcir : "Tous les jours, Marinella, une Italienne, nous racontait qu’elle avait bu une bouteille de vodka la veille. Elle était ivre non stop…". Inutile de préciser qu’au réveil, Marinella ne faisait pas partie des volontaires pour la nage jusqu’au rocher situé à 400 mètres de la côte.
Forcément, à force de faire la fête avec les mêmes personnes pendant un mois, quelques dramas se créent, peu importe l’âge. "C’est un petit village, et déjà qu’en général une histoire dure une semaine, imaginez les proportions que ça prend si elles se recroisent tous les jours pendant trois semaines en se haïssant !", s’amuse la fondatrice de Brain. Elle se souvient même d’une femme qui a dû faire un aller-retour à Paris pour calmer une brouille naissante avec une amante de passage.
"Ça fait du bien à beaucoup de femmes de pouvoir se montrer à l’aise avec leur corps."
Un fort esprit de sororité traverse toutefois la communauté. Le podcast rend brillamment compte de la solidarité qui lie les estivantes, notamment grâce à une musique signée Lucie Antunes. Les choeurs de femmes en fond participent notamment à dépeindre ce tableau idyllique. "La plupart de ces femmes s’intéressent profondément à ton bien-être", insiste Cécile. En outre, un vrai climat de confiance s’est instauré. La majorité des femmes se promènent par exemple souvent nues sur la plage. "Personne ne se regarde. Ça fait du bien à beaucoup de femmes de pouvoir se montrer à l’aise avec leur corps. Elles agissent comme si le corps n’avait aucun intérêt et ne réagiraient pas autrement si c’étaient des parfaites bonasses."
Un doux sentiment de sécurité
Ce sentiment de sécurité est précisément la raison pour laquelle elles se rendent sur l’île. Nombreuses sont celles à avoir trouvé refuge sur ces terres accueillantes. "Pour beaucoup de ces femmes, la découverte de ce lieu a véritablement transformé leur vie, assure Cécile Simon. Elles ont vécu à des époques où être lesbienne était invivable. Dans les années 70, cette communauté représentait leur seul espace de liberté, une liberté absolue." La jeune femme se souvient du cas de Zélie, dont la mère l’a "toujours considérée comme un monstre, jusqu’à la fin de sa vie" et qui a pu s'épanouir entourée ses soeurs de Skala Eressos.
Les trois comparses du podcast ont goûté à cette liberté et en ont savouré chaque instant. "On se dit qu'on a moins besoin de cette liberté-là parce qu’on la trouve ailleurs, on peut aujourd'hui davantage rouler une pelle à sa meuf dans la rue, mais il y a toujours un risque", déplorent-elles. Là-bas, aucune boule au ventre, aucune appréhension, aucun regard désobligeant. "Tu te rends compte que la peur que tu ressens parfois est internalisée, que dans certaines situations tu fais attention à ne pas tenir la main de ta meuf. Là, dans un village perdu en Grèce, tu as cette liberté."
Après y avoir goûté, certaines ont complètement rejeté l’idée de retourner là d’où elles venaient. Michelle par exemple, dont Anaïs Carayon est devenue très proche, vit désormais à l'année à Skala Eressos. Avant de poser ses bagages et sa serviette de plage sur l’île, elle habitait à Londres, où elle s'efforçait d’être une autre personne. "Elle disait qu’elle ressentait le besoin de se féminiser, de mettre des décolletés… puis elle a découvert qu’elle était une butch et qu’elle voulait vivre en short à Lesbos", s’amuse Anaïs.
"Certaines croyaient qu’elles étaient les seules lesbiennes au monde."
En écoutant ces témoignages, on a envie de faire un tour dans ce paysage naturel et d'en sentir les embruns. C’est surtout grâce au bouche à oreille que les lesbiennes du monde entier ont appris l'existence de cet Eden saphique. En revanche, c’est davantage par hasard que certaines Grecques ont découvert cet endroit et une communauté qui leur ressemblait. "Certaines croyaient qu’elles étaient les seules lesbiennes au monde, c’est-à-dire que c’était la première fois qu’elles voyaient une autre lesbienne", rapporte Anaïs Dupuis.
Garder trace d'une communauté en danger
Malgré tout, l’île sur laquelle la poétesse Sappho n’a cessé de clamer son amour pour la gent féminine a beau être légendaire, la communauté saphique de Skala Eressos reste méconnue et pourrait s’éteindre. "Le déclin est lié à la globalisation, au fait qu'il est plus facile de voyager et que l’homosexualité est, de manière relative, un peu mieux tolérée dans le monde", développe Anaïs Dupuis, selon qui toutefois "rien ne remplace ce sentiment de faire partie d’une communauté dans laquelle on peut être en couple comme on ne l’est pas ailleurs".
Le problème, c’est que cette communauté est "vieillissante, certaines femmes ne peuvent plus se déplacer aussi loin et les locaux représentent une menace grandissante". Si les rapports ont toujours été tendus, au fur et à mesure que les lesbiennes de l’île, autrefois "indéboulonnables", ne représentent plus un aussi grand avantage économique que jadis pour le village, elles se trouvent menacées : "On tolère leur présence, mais on n’apprécie pas pour autant leur mode de vie".
I’ll Never Be Alone Anymore se fait alors le témoin de l’existence d’une telle communauté, nichée au fin fond d’une île de la mer Égée. "Les archives LGBTQI+, les archives lesbiennes en particulier, c’est un vrai sujet. On voulait rendre compte d’un lieu qui a été important mais qui est en passe de ne plus exister, soulignent ses créatrices. Or, si on ne fait pas ce travail de mémoire, qui le fera ?"
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