Sept ans après avoir mis sur orbite le phénomène Tutu, le chorégraphe Philippe Lafeuille confie à un casting 100% masculin Bizet revisité à la sauce poético-humoristique. Un ballet-opéra olé... olé !
Dans Carmen, il y a… MEN. Le détail avait certainement échappé à la plupart de ceux qui ont hissé l’œuvre de Georges Bizet au rang d’opéra le plus joué dans le monde, mais pas au chorégraphe Philippe Lafeuille qui nous gratifiait, en 2014, de l’euphorisant Tutu*. Dans ce spectacle de pointe(s) burlesque et poétique applaudi par 400.000 spectateurs depuis sa création, six hommes pomponnés de tulle s’employaient joyeusement à faire valser tous les stéréotypes. La danse, un truc de fille ? Le classique, une chasse gardée d’intellos ? Du Lac des Cygnes réinterprété par des volatiles chamailleurs à un rugbyman-ballerine enchaînant entrechats et démonstration de Haka (le rituel des All Blacks néo-zélandais pour intimider l’adversaire), chaque tableau exécuté par la compagnie des Chicos Mambo s’attachait à casser les codes et à dynamiter les frontières poreuses du masculin et du féminin… avec la plus sérieuse légèreté.
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Une gitane tout en muscle
En empoignant l’archétype de la féminité qu’est Carmen, le maître de ballet pousse un peu plus le curseur. Et s’emploie à brouiller les pistes dès que ses interprètes font irruption dans l’arène. Sculptées dans des robes froufroutantes et des justaucorps à pois rouges, visages dérobés aux regards par des cagoules, des créatures ondulent, toutes en sensualité. Lorsqu’elles tombent le masque, la salle reste bouche bée. Neuf mecs viennent de pointer leur nez : tout ce que le public croyait savoir sur la gitane fatale vient de partir en fumée !
Philippe Lafeuille a rebattu les cartes avec la filouterie d’une voyante andalouse, remis le compteur des préjugés à zéro et réinitialisé le logiciel des spectateurs selon d’autres règles du jeu. Dès lors, il n’aura de cesse de démontrer que le muscle n’exclut pas la sensibilité ; que la grâce et la virilité ne toréent pas l’une contre l’autre, mais peuvent avancer de concert, partager un même pas de deux, s’emboîter collé-serré. L’habit ne fait pas le moine et les costumes ont été taillés sur mesure pour que les étiquettes assignées à chaque sexe restent définitivement au vestiaire…
Sur scène, un barbu athlétique envoie virevolter des éventails, biceps moulés dans une résille noire aux allures de lingerie raffinée. Les officiers de la garde montante paradent en jupes à volants et bombent du torse dans des vestes militaires qui laissent apparaître… leurs dos-nus. Le taureau, lui, s’est métamorphosé en Minotaure, imprimant quelque chose de sacré à ce danseur qui exécute sa partition entièrement nu face à la bête, sans que personne ne se soucie, désormais, de savoir s’il tournoie en tenue d’Eve ou d’Adam. Le tableau est (dé)culotté, mais il ne cède jamais à la vulgarité, ni à la provocation, à l’image d’un spectacle grand public capable de fédérer toutes les générations, des marmots festifs aux mamies en chaussons. C’est du beau à l’état pur, comme ce vaporeux et inoubliable solo en robe-œillet mis en relief par l’affiche du show.
L’humour est enfant de bohème
Pour faire évoluer les esprits sur ses chemins de contrebande, Philippe Lafeuille mise sur des aller-retours savamment étudiés entre la poésie et l’humour, son "arme de séduction massive". L’Espagne, qu’il connaît bien pour avoir longtemps vécu à Barcelone où il a fondé sa compagnie en 1994, lui offre des souvenirs hauts en couleur et des clichés dont cet esprit farceur s’amuse gaiement. Dans cette Carmen décidément peu académique, même la fameuse carte postale brodée kitschissime fait partie du voyage. Quant au toréador, il débarque en trottinette, dévoilant sous son habit de lumière, une paire de coucougnettes-castagnettes prête pour la parade. Malgré toute la fougue qu’il tente d’imprimer à son organe, sa démonstration de virilité d’un autre âge provoque surtout… l’hilarité générale !
Qu’il soit potache ou raffiné, le rire n’obéit à aucune autre loi que celles de l’exigence. Parce qu’on ne plaisante pas avec lui, parce qu’il n’est pas le sous-genre que certains voudraient traiter avec condescendance, les Chicos Mambo le contrebalancent par une irréprochable technicité. Ces oiseaux rebelles sont aussi des oiseaux rares… "Il fallait des artistes qui acceptent leur féminité et n’aient pas peur de l’exposer, sans qu’elle soit caricaturale, ni versée dans le maniérisme", explique leur chef de bande.
Troisième voie et figure libre
Dans Tutu, il mettait en scène la dualité des corps. Cette fois, c’est aussi la voix qui sert de vecteur à sa démonstration. L’exceptionnelle voix du ténor Rémi Torrado, capable de naviguer d’un sexe à l’autre et d’incarner tour à tour Carmen et Don José en à peine une fraction de seconde, par la grâce conjuguée d’un costume et de cordes vocales d’une surprenante agilité. Une prouesse d’autant plus remarquable que l’interprète a repris le rôle au pied levé et n’a eu que quatre jours de répétition pour apprivoiser le rôle.
Lorsque le rideau tombe au bout d’1h15, on se surprend à penser qu’Almodovar ne renierait pas cette Carmen gender free au torse poilu et talons pointus qui, sans se prendre le cigare, laisse trainer dans son sillage un capiteux parfum de liberté. Liberté de mouvement, liberté d’être soi, de se revendiquer multiple, tragicomique, flamenco-classico-pop ou messieurs-dames, quelle que soit son orientation sexuelle. Alors, puisque cette figure libre nous autorise à toutes les audaces, prenons aussi celle de bousculer le dictionnaire pour déposer à ses pieds, un nouveau mot en guise de brassée de roses rouges et d’applaudissements. Réjouissif !
>> Le spectacle CAR/MEN du chorégraphe Philippe Lafeuille, au Théâtre Libre à Paris, est prolongé jusqu'au 27 février.
Du 14 au 30 janvier : du mercredi au samedi à 19h et le dimanche à 16h.
Les 4 et 5 février à 19h - le 6 février à 16h
Les 11 et 12 février à 19h - le 13 à 16h
Les 23, 24, 25 et 26 février à 19h - le 27 février à 16h
>> Tutu. En tournée à partir du 28 janvier 2022…
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