Les Éveillées, film de Nina Bouchaud Cheval, a fait sa première mondiale ce week-end au festival LGBTQI+ de Chicago. Une histoire d'amour et d'amitié sur fond de deuil et de traditions tziganes.
Zoé est une adolescente, une amie, une aide pour son père, malade depuis des années, ainsi qu'une… gadji – terme utilisé par les Tziganes pour désigner une femme qui n'appartient pas à leur communauté. En effet, pendant son temps libre, le personnage au cœur des Éveillées, court-métrage de Nina Bouchaud Cheval, vagabonde au gré de ses envies avec une famille gitane et, en particulier, avec son amie France, auprès de qui elle a grandi. Ainsi, au fil des années, elle est devenue la "gadji de la famille", une expression reflétant la complexité et les contradictions de sa place auprès d'eux. D'ailleurs, Zoé le sait, quand son père mourra, elle sera seule avec sa peine. Pourtant, lorsqu'arrive le moment fatidique, France décide de prendre les choses en main et de bouleverser leurs destins en veillant le défunt selon la tradition gitane.
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À travers cette veillée chargée de symboles, Nina Bouchaud Cheval explore la thématique du deuil et lève les stéréotypes autour de cette communauté marginalisée tout en parlant d’amour. Jusqu’où est-on prêt à aller pour celle qu'on aime ? Jusqu’à tenir tête à son propre clan, à sa propre chair ? Jusqu’à transmettre ce que l’on a de plus précieux et à rejeter tout le reste ? Après avoir fait partie de la sélection non officielle du Festival de Cannes, Les Éveillées a eu droit à sa première mondiale lors du festival LGBTQI+ Reeling, à Chicago, où il a cette fois été projeté en sélection officielle ce samedi 1er octobre, sous le nom d'Enlightened, dans le programme "Dyke Delicious Reunion : I'm Right Here". Il est également disponible en streaming toute la durée du festival, qui se tient jusqu'au 6 octobre.
Une romance lesbienne sur fond de deuil
Pour la réalisatrice, que l’on retrouve dans un bar du Xe arrondissement de Paris, vêtue d’un t-shirt "Harley" parfaitement dans le thème, Les Éveillées renvoie à une réalité plus personnelle, celle de son enfance en Charente, auprès de ses grands-parents. "Une famille gitane sédentarisée vit sur le terrain de ma famille depuis 30 ans, explique-t-elle. Au-delà d’être des voisins, ils sont devenus des proches." Elle leur a d'ailleurs confié les rôles des gitans présents dans le film, à l’exception de ceux de France et de son frère, interprétés par Clémence Boisnard (La Fête est finie, L'Horizon, La Terre des hommes) et Romain Guillermic (Climax, De l'or pour les chiens).
Mais le scénario n’est pas né de la volonté de la réalisatrice de replonger dans ses souvenirs d’enfance. "L’élément déclencheur a été le décès de mon cousin. Il était parti vivre avec une communauté gitane, et lui et ses frères gitans ont eu un accident de voiture. Ils sont morts sur le coup, confie-t-elle. La communauté a alors choisi de le veiller comme l’un des siens, pendant trois jours et trois nuits." Un acte dont la beauté et la force ont inspiré Nina Bouchaud Cheval et l’ont amenée à transformer son deuil.
La période complexe de l'adolescence
Zoé, incarnée par Zoé Adjani, et Nina se font donc écho, même si la réalisatrice prête à son personnage une histoire d'amour qu'elle-même n'a pas vécu à l'époque de son adolescence. "J’avais envie de l’incorporer, en résonance à ce que je ressentais à cet âge-là, à mes premiers émois", se remémore-t-elle en trempant ses lèvres dans un Ricard dont l’odeur d’anis parfume la terrasse. Pour autant, si l’on peut déceler la naissance du désir au détour des regards des deux protagonistes, ce dernier n’est pas au centre du court-métrage. Non, aucune chance de voir Zoé et France explorer leurs corps au beau milieu d’un deuil.
Pour Nina Bouchaud Cheval, il était avant tout important d'explorer les diverses facettes de ses personnages et de ne pas faire de leur orientation sexuelle l’unique sujet de son récit. "Je m'efforce d’écrire des rôles incarnés et de veiller à ne pas les cantonner aux statuts sociaux qui leur sont assignés, ou à la fin souvent malheureuse qu’on leur réserve, développe-t-elle. Dans Les Eveillées, avant d’être deux lesbiennes, Zoé et France sont d’abord deux adolescentes qui vont s’émanciper ensemble. Leurs rapports découlent des fragilités de cet âge-là, lorsqu’on ne sait pas bien qui l’on est ou qui l’on désire. J’ai envie de dire ‘comme c’est le cas dans moult films hétéros’."
Rendre compte sans jugement
Zoé et France évoluent donc en miroir, vers une quête de liberté. Tandis que l’une s’est toujours sentie enfermée, contrainte, accablée par des responsabilités d’adulte, et a besoin de vivre plus fort ailleurs, l’autre se retrouve coincée dans un rôle qu’elle ne souhaite pas endosser, celui d'une femme gitane. Mais Nina est formelle, en aucun cas il ne s’agit de dénigrer ou de porter un quelconque jugement. "Les gitanes tiennent la culotte, sont à la fois fortes et très indépendantes, mais les rôles sont genrés. La cuisine, le ménage , etc.", précise-t-elle. Ainsi, pour ces personnages avides de liberté, partir sur la route, c’est avant tout laisser derrière soi "le poids de leurs rôles de femmes".
"Ce film parle de ce que l’on est capable de faire pour ceux qu’on aime, malgré les différences"
Mais à aucun moment France ne tournera le dos à son héritage. "Elle est gitane et restera gitane. Elle a d’ailleurs envie d’apporter à Zoé la plus belle partie de ce qu’elle connaît, notamment le rapport de sa communauté aux morts, explique la réalisatrice. Le décès du père de Zoé va permettre à France de faire un geste fort envers elle, sur la place qu’elle lui donne au sein de sa propre communauté. C’est un film qui parle d’amour, oui, mais plus globalement de ce que l’on est capable de faire pour ceux qu’on aime malgré les différences, les traditions ou les croyances. Et ça, c’est universel."
Ce qui n'empêche évidemment pas Nina de se pencher sur les sentiments intenses qui, plus généralement, traversent l’adolescence. "Je joue sur l’ambivalence entre amour et amitié à un âge où notre meilleure amie représente tout pour nous", décrit-elle avec un sourire malicieux. Un sujet qui l'a elle-même traversée : "Est-ce que j’ai des sentiments pour ma meilleure amie ? À quel moment on switch de l’amitié à l’amour ?" Cela, elle le conscientisera des années plus tard, car, sur le moment, "on ne met pas de mots sur ce que l’on ressent, avoue-t-elle. On est un peu gauche." Et c’est enfin leur départ qui va donner aux deux adolescentes l’espace et le recul nécessaires pour que leurs sentiments se développent, jusqu’à exploser…
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Crédits : Flow Art Sales