À l’heure d’un intérêt croissant du grand public à l’égard des questions liées au genre, et si la redécouverte du témoignage d’un·e illustre inconnu·e du XIXe siècle, Alexina Barbin, contribuait à une meilleure reconnaissance de l’existence et des droits des personnes intersexes ?
"J’ai vingt-cinq ans et, quoique jeune encore, j’approche, à n’en pas douter, du terme fatal de mon existence. […] Ma place n’était pas marquée dans ce monde qui me fuyait, qui m’avait maudit." C’est sur ces mots que s’ouvre l’autobiographie d’Alexina Barbin. Pour bien comprendre de quelle malédiction il s'agit, il faut remonter jusqu’au XIXe siècle.
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Après une naissance à Saint-Jean-d’Angély, dans le sud-ouest de la France, le 8 novembre 1838, Adélaïde Herculine Barbin, qui se prénommera finalement Alexina au quotidien, est déclarée en tant que fille à l’état civil. Dès le départ, rien n’est simple pour Alexina : "J’ai à peine connu mon malheureux père, qu’une mort foudroyante vint ravir trop tôt à la douce affection de ma mère, dont l’âme vaillante et courageuse essaya vainement de lutter contre les envahissements terribles de la pauvreté qui nous menaçait". C’est ainsi que, faute de pouvoir subvenir à ses besoins, sa mère se résout à confier l'enfant. Grâce à un riche bienfaiteur, Alexina reçoit une éducation auprès d’un couvent d’Ursulines, un ordre religieux catholique qui se consacre principalement à l’éducation des jeunes filles. À ses dix-huit ans, en 1857, Alexina obtient un poste d’adjointe dans un pensionnat pour jeunes filles, après avoir passé son brevet d’enseignante.
Découverte de son intersexuation
Alexina raconte tomber alors sous le charme de Sara, l’une des filles de la directrice du pensionnat, qui est également institutrice. Toute l’année scolaire durant, Alexina et Sara vivent leur amour en cachette et font même "le doux rêve d’être à jamais l’un à l’autre". Mais tout en vivant cette relation, Alexina se plaint de vives douleurs au niveau de l’aine. Un premier médecin l’examine : il en conclut qu'elles proviennent de la non-descente de son testicule gauche. En 1860, un second médecin est chargé de définir le sexe d’Alexina. Pour lui, cela a tout l’air d’un "pseudo hermaphrodisme masculin" : en clair, la personne possède des caractéristiques physiques qui correspondent à la définition classique des deux sexes. Aujourd’hui, nous parlerions d’intersexuation.
Une nouvelle réalité s’impose alors à Alexina sans avoir eu la liberté de s’exprimer ni de choisir quoi que ce soit à son destin : aux yeux de l’état civil, la voilà un homme. C'est ainsi qu'Alexina Barbin, rebaptisée Abel Barbin, devient l'une des toutes premières personnes de l'histoire de France à voir son genre modifié à l’état civil. L’hermaphrodisme, comme son état était nommé à l'époque, étant mal vu, Alexina décide de tout quitter pour ne pas risquer d'entacher la réputation du pensionnat, de sa directrice et de sa bien-aimée, alors que des rumeurs autour de leur relation courent déjà depuis quelque temps. Tour à tour dévisagé·e, moqué·e, insulté·e ou calomnié·e, par des anonymes ou même par la presse, quand cela ne vise pas sa mère ou Sara, Alexina finit par partir s’installer à Paris afin de mettre un terme à ce quotidien devenu insupportable.
Depuis la capitale, Alexina/Abel continue pendant quelque temps d’entretenir une correspondance avec Sara, dont la tendre affection se transforme toutefois peu à peu en froide réserve jusqu'à ce qu’elle lui signifie, dans une dernière lettre, la rupture de leur relation. Rejeté·e par son amour, marginalisé·e par la société, souffrant de la solitude et de la misère, Alexina ne parvient pas à prendre un nouveau départ et passe les dernières années de sa vie à ressasser amèrement le sort qui lui a été réservé. Le 13 mars 1868, le corps sans vie d'Alexina Barbin est retrouvé à son domicile. Iel s’est suicidé·e à l’âge de vingt-neuf ans.
Les mémoires d’Alexina Barbin, une trace précieuse
Si son histoire a pu traverser les époques, c’est donc avant tout parce qu'avant de se suicider, Alexina a rédigé ses mémoires, sobrement baptisés Mes souvenirs. Ils sont publiés quelques années plus tard, en 1872, dans le cadre d’un livre d’Auguste Ambroise Tardieu, médecin légiste et ancien président de l’académie de médecine, à qui le manuscrit avait été confié. Ces souvenirs ont depuis été reconnus, en premier lieu, pour leur valeur historique : "C'est à ma connaissance le premier texte autobiographique en Europe, sinon au monde, d’une personne intersexe", affirme Gabrielle Houbre, historienne et maîtresse de conférences à l’université Paris Cité. À ce titre, ces mémoires ont eu, à l’époque de leur découverte, une valeur également scientifique et philosophique importante : le cas d’Alexina Barbin a relancé une large réflexion autour du sexe, du genre et de la sexualité, de même que l’intérêt de la communauté scientifique à l’égard de la figure de l’hermaphrodite, pour laquelle l’intérêt culmine à la Belle Epoque, une période s’étendant de la fin du XIXe siècle jusqu’à la Première Guerre mondiale.
Des décennies avant que la société ne parle d'"écriture inclusive", ces mémoires poussent déjà à s’interroger d’un point de vue linguistique : en tant que personne intersexe, quel pronom employer ? Comment conjuguer les verbes et accorder les adjectifs ? À cela, Alexina Barbin n’a pas vraiment de solution à proposer mais met en évidence, néanmoins, que la langue française n’a rien de neutre. Pour cela, son écriture s’en tient à plusieurs principes : placer en italique l’ensemble des mots qui s’accordent à sa personne en tant que sujet de sa phrase et qui lui posent donc problème, et alterner entre le féminin et le masculin lorsqu’iel parle de soi, selon le moment de sa vie évoqué.
À ne pas négliger, enfin : la valeur littéraire de ce qui reste, avant toute chose, une autobiographie. Nombreuses sont les personnes à s’accorder sur la recherche et la présence d’un style littéraire dans le récit d’Alexina Barbin, manifesté entre autres,par de nombreuses figures de styles et l’expression d’un certain lyrisme. "Je regarde ce texte comme un grand texte romantique, entre affirmation d’une expression individuelle qui lui permet de reprendre en main, in fine, son destin, et tragédie humaine avec l’amour – spirituel tout autant que sensible et charnel – en valeur suprême", souligne Gabrielle Houbre, qui lui a consacré un ouvrage en 2020, intitulé Les deux vies d’Abel Barbin, né Adélaïde Herculine (1838-1868).
Alexina Barbin, figure de l'histoire queer
Après avoir failli tomber dans l’oubli, les souvenirs d'Alexina Barbin sont finalement rappelés à notre mémoire par Michel Foucault en 1978, grâce à Herculine Barbin dite Alexina B., une réédition enrichie des mémoires, qu’il préface. La célèbre philosophe américaine du genre Judith Butler consacre quant à elle un chapitre de son ouvrage le plus connu, Trouble dans le genre (1990), à l’interprétation des mémoires d’Alexina Barbin par le philosophe français ("Foucault, Herculine et la politique de discontinuité sexuelle").
À partir de là, nombre d'artistes s’emparent (avec plus ou moins de succès) de l’histoire d’Alexina Barbin, qui suscite un intérêt même au-delà de nos frontières. Divers films (Mystère Alexina de René Féret en 1985), romans (Middlesex de Jeffrey Eugenides en 2002) et pièces de théâtre (A mouthful of birds par Caryl Churchill et David Lan en 1986, Hidden : a gender de Kate Bornstein en 1989) voient ainsi le jour, adaptant les mémoires pour certains, s’inspirant pour d’autres d’Alexina Barbin pour l’écriture d’un personnage. Dernier exemple en date : Herculine Barbin : archéologie d’une révolution, pièce de théâtre de Catherine Marnas (dont est tirée l'illustration de l'article, en l'absence de photo d'Alexina). Et s'il était temps pour le grand public de (re)découvrir les mémoires de cette figure de l'histoire queer ?
>> Herculine Barbin : archéologie d’une révolution, pièce de théâtre de Catherine Marnas, jouée du 15 novembre au 3 décembre 2022 à Paris (au Théâtre 14), puis du 13 au 17 décembre à Bordeaux (au TnBA), et le 9 mai 2023 au Théâtre ATP de Dax.
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Photo : Yuming Hey, interprète d’Alexina Barbin dans Herculine Barbin: archéologie d’une révolution, par Catherine Marnas