Un arrêt de la Cour européenne des droits humains a mis en lumière les zones d’ombre de la loi bioéthique, et notamment de son article 30 sur les droits des personnes intersexuées. Ce texte doit encore être complété par un arrêté de “bonnes pratiques de prise en charge des enfants présentant des variations du développement génital”.
Née intersexe, Mö, 44 ans, a subi cinq opérations chirurgicales, dont une castration à l'âge de deux ans et demi. Durant son enfance et son adolescence, elle a fait l’objet de traitements médicaux – y compris hormonaux – destinés à la faire correspondre physiquement au sexe féminin, et n’a appris son intersexuation qu’à 23 ans et ce, par hasard. La poursuite des traitements de féminisation lui a causé de graves troubles psychologiques – elle s’est d'ailleurs vu reconnaître le statut de travailleur handicapé et vit à Brest de l’allocation qu’elle perçoit à ce titre.
En novembre 2015, Mö a déposé une plainte contre X avec constitution de partie civile devant la doyenne des juges d’instruction du tribunal de grande instance d’Angers pour “violences ayant entraîné une mutilation ou une infirmité permanente sur mineur de 15 ans, matérialisées par plusieurs opérations chirurgicales non consenties et ayant entraîné des préjudices tant physiques que moraux”.
Une plainte irrecevable, mais un pas un avant
Sa plainte ayant été jugée irrecevable en raison de la prescription des faits, Mö a fait appel et s’est pourvue en cassation, sans succès, avant de saisir la Cour européenne en septembre 2018. Devant cette juridiction, elle a invoqué l’article 3 de la Convention européenne des droits humains, qui affirme que “nul ne peut être soumis à la torture ni à des peines ou traitements inhumains ou dégradants”.
Le 19 mai 2022, la Cour européenne des droits humains (CEDH) a elle aussi jugé irrecevable la plainte de Mö, mais cette fois pour “défaut d’épuisement des voies de recours internes”. “Sur le fond, cette décision est une révolution”, salue toutefois Me Mila Petkova, avocate au barreau de Paris et conseil dans l’affaire de M. contre France. “Pour la première fois, même si elle ne va pas jusqu’au bout, une juridiction explique pourquoi ces opérations sont illégales”, se félicite-t-elle.
Un rappel nécessaire
Cependant, et bien qu’elle ne soit pas obligée de le faire, la Cour a estimé “utile” de rappeler quelles interventions médicales peuvent tomber sous le coup de l’article 3, rappelant qu'“un acte de nature médicale réalisé sans nécessité thérapeutique et sans le consentement éclairé de la personne qui en est l’objet est susceptible de constituer un mauvais traitement”.
“La nécessité médicale doit alors être démontrée de manière convaincante”, a poursuivi la CEDH. Ajoutant : “Si le patient est mineur, le consentement éclairé de son représentant légal doit être recueilli.” Dans son arrêt, la juridiction européenne partage l’ensemble des normes qui pourront servir à l’examen de requêtes futures et ouvre ainsi la voie à d’éventuelles condamnations.
"Cette décision place les premiers jalons d'une jurisprudence favorable aux droits des personnes intersexes."
Collectif Intersexe Activiste - OII France
"Cette décision place les premiers jalons d’une jurisprudence favorable aux droits des personnes intersexes", salue le Collectif Intersexe Activiste - OII France (CIA-OII France), par voie de communiqué. Le rejet du recours de Mö pour des “considérations d’ordre procédural” indique “une volonté de la CEDH de temporiser et de laisser le temps aux États de rectifier leurs pratiques avant de les sanctionner”, poursuit-il.
Cette décision intervient alors qu’en France la révision de la loi bioéthique d’août 2021 encadre davantage la prise en charge des “enfants présentant une variation du développement génital”, à travers son article 30. Celui-ci doit être complété par un arrêté “fixant les règles de bonnes pratiques de prise en charge”, dont l’élaboration a provoqué des tensions au cœur du débat parlementaire.
La Haute autorité de santé défavorable à l’arrêté
En mars, la Haute autorité de santé (HAS), saisie par la Direction générale de la santé (DGS), a émis un avis défavorable sur le projet d’arrêté qui, rappelle-t-elle, “a vocation à protéger l’intégrité corporelle des enfants”. Elle a ainsi dénoncé, entre autres, l’absence de représentants d’associations des usagers au sein de la réunion de concertation pluridisciplinaire nationale instaurée par le gouvernement.
La HAS s’appuie par ailleurs sur la résolution du Parlement européen du 14 février 2019, laquelle “condamne fermement les traitements de chirurgie de normalisation sexuelle”. Dans cette résolution, le Parlement “salue les lois qui interdisent de telles interventions chirurgicales, comme à Malte ou au Portugal, et encourage les autres États membres à adopter dès que possible une législation similaire”.
La HAS cite aussi un rapport du Conseil d’État de juin 2018 : “Lorsque l’acte médical ayant pour seule finalité de conformer l’apparence esthétique des organes génitaux aux représentations du masculin et du féminin afin de favoriser le développement psychologique et social de l’enfant, il convient d’attendre que le mineur soit en état de participer à la décision, pour qu’il apprécie lui-même si la souffrance liée à sa lésion justifie l’acte envisagé.”
“Cela revient à dire que si l’enfant n’est pas apte à s’exprimer, vous pouvez intervenir sans son consentement.”
Benjamin Moron-Puech
L’article 30 de la loi bioéthique révisée ne tient hélas pas compte de ces réserves. Non seulement il n’interdit pas ces opérations, mais il affirme que “le consentement du mineur doit être systématiquement recherché s’il est apte à exprimer sa volonté et à participer à la décision”. Autrement dit, “si l’enfant n’est pas apte à s’exprimer, vous pouvez intervenir sans son consentement”, analyse Benjamin Moron-Puech, professeur de droit à l’université Lumière Lyon 2. "Cette partie témoigne de la logique de sécurisation des pratiques actuelles pour éviter la condamnation", renchérit le juriste, qui poursuit : “Ce texte s’efforce de légaliser les mutilations génitales tout en prétendant améliorer la qualité de la prise en charge médicale.”
Cette prise en charge sera assurée par des centres de référence – créés en 2007 dans le plan national des maladies rares –, qui ont dorénavant une compétence obligatoire, après concertation des équipes pluridisciplinaires. L’arrêté a notamment pour objectif de délimiter précisément les formes d’intersexuation et d'actes médicaux qui devront être réalisés dans ces centres.
Un simple avis jugé révolutionnaire
Notons que l’“abstention thérapeutique” est désormais envisagée comme une “proposition thérapeutique possible”. Pour Benjamin Moron-Puech, “l’avis de la HAS est révolutionnaire car c’est la première fois qu’une institution médicale en France s’appuie exclusivement sur les droits humains pour se prononcer sur l’intersexuation”. Mais il ne s’agit que d’un simple avis.
Sur son site, le Collectif Intersexe Activiste s’est réjoui de cet avis et a “exhorté le ministère de la Santé à revoir sa copie de toute urgence”, s'étant par ailleurs déjà insurgé contre l’article 30, “qui entérine la prise de décision par les médecins des centres de référence et les parents concernant des actes médicaux d’altération des caractéristiques sexuelles sans urgence vitale”.
Contactée par têtu·, la Direction générale de la santé ne s'est pas encore rendue disponible à nos sollicitations sur ce sujet. À l’approche de l’élection présidentielle, l’ancien ministre de la Santé, Olivier Véran, n’avait quant à lui pas signé l’arrêté. Rappelons que, dans les 18 mois suivant sa publication, le gouvernement doit remettre au Parlement un rapport sur l’évolution de la prise en charge des personnes intersexuées dans les centres de référence, rapport devant également s’accompagner d’éléments chiffrés quant au nombre de personnes concernées et d’actes médicaux réalisés chaque année.
D’après l’ex-députée socialiste Lamia El Aaraje, qui regrettait dans une tribune publiée par têtu· que les mutilations des enfants intersexes n’aient pas été intégrées dans la loi visant à interdire les “thérapies de conversion”, il y aurait 4.678 opérations potentiellement illégales. Dont 87% sur des enfants de 4 ans.
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