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cinéma"Seule la joie" : une histoire d'amour en maison close, loin du regard mâle

Par Tessa Lanney le 14/11/2022
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Le film de la réalisatrice allemande Henrika Kull, Seule la joie, offre via une histoire d'amour entre deux travailleuses du sexe, dans une maison close de Berlin, des représentations bien éloignées des clichés qui entourent cette activité.

Titre évocateur, Seule la joie renvoie à la quête poursuivie inlassablement par les deux personnages du film d’Henrika Kull. Pour la réalisatrice allemande, il retranscrit parfaitement l’essence de ce projet, baptisé dans sa langue d’origine Glück – notion mêlant joie mais aussi bonne fortune et chance. La poursuite de cet état si particulier se déroule dans une vraie maison close de Berlin que la réalisatrice connaît bien puisqu’elle est, au fil des années, devenue proche de ses occupantes. Fascinée par le monde du travail du sexe pour ce qu’il raconte de notre société, la jeune femme pose dessus un regard de sociologue doublé d'une réflexion féministe. En résulte une histoire d’amour entre deux femmes, deux travailleuses du sexe, que tout oppose.

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Comment t’y es-tu prise pour casser les clichés qui entourent le travail du sexe ?

Henrika Kull : Ce que je montre du travail du sexe correspond en tout point à ce que j’ai observé de ce milieu, lors de mon travail de recherche au sein des maisons closes berlinoises. Ma démarche a toujours été motivée par un grand intérêt pour cet univers. Je m’y suis rendue sans attentes préconçues, sans jugement, sans fantasme. À partir de là, il était simple de ne pas tomber dans le sensationnalisme, je me suis contentée d’exprimer des réalités que j’ai vues. Ce qui m’a frappée, c’est la quantité de points de vue très intéressants que j’ai pu entendre sur le corps féminin. Les femmes que j’ai rencontrées renvoient l’image d’un rapport très libre à leur corps. Elles partagent une vision éminemment féministe. J’ai vu une grande diversité de femmes, de corps, de morphologies, et toutes portaient en elles la même confiance. Tout était différent de ce que j’imaginais. C’est elles qui tenaient les rênes, les hommes allaient et venaient sur leur territoire dont elles gardaient le contrôle.

En quoi ta vision diffère-t-elle de celle que l’on retrouve dans les films marqués par un regard mâle (male gaze) ?

Sur ce sujet, le male gaze tente de nous persuader que les choses se passent autrement, que les femmes vendent leur corps mais aussi leur âme, et qu’elles sont systématiquement en souffrance. Ce qu’il faut comprendre, c’est que les travailleuses du sexe vendent un service et non leur corps. J’ai d’ailleurs pu entrer dans les chambres, j’ai vu ce qu'il s’y passait et ça n’a rien avoir avec ce que l’on a l’habitude de voir sur grand écran. Bien sûr, c’est un travail difficile, mais il existe une infinité de jobs difficiles. La plupart des concernées souffrent surtout du manque de considération de la société et des stéréotypes liés à leur profession. Dans Seule la joie, les femmes ne sont pas dépeintes comme des salopes et, de la même façon, les clients ne sont pas décrits comme des monstres. C’est un lieu d’échange très humain. Le sexe fait partie du travail mais ça ne s'y limite pas, il y a toute une dimension sociale qu’il ne faut pas occulter.

La profession de ces femmes est-elle compatible avec leur vie amoureuse ?

Complètement, en tout cas ce n’est pas incompatible. Ce que Sascha et Maria partagent n’a rien à voir avec leur travail, ça va bien au-delà de l’aspect physique. Leur vie privée comporte de la timidité, de la tendresse, comme l’illustre parfaitement leur premier baiser : innocent, hésitant. Le monde du travail du sexe et celui de la vie privé restent bien distincts, hétérogènes. Tout l’intérêt pour moi était de représenter ces deux femmes dans un huis-clos qui puisse représenter l’ensemble de la société, et pas seulement Berlin. L’enjeu est de montrer comment elles tentent de trouver leur propre espace malgré les difficultés d’être soi-même.

D’autant que leurs personnalités sont assez différentes

Maria et Sascha n’ont pas du tout le même rapport à leur travail, de même qu'à la féminité et au féminisme en général. Sascha a la quarantaine, elle est plus old school, c’est quelqu’un qui a eu besoin de se libérer de son milieu d’origine. Elle est partie pour la capitale avec un objectif en tête, l’indépendance financière. La démarche de Maria, qui a la vingtaine, est celle de tant d’autres jeunes travailleuses du sexe queers de Berlin, qui considèrent le travail du sexe comme une manière de se positionner contre le système patriarcal. Tout l’intérêt était de mettre en parallèle ces deux manières de concevoir l’engagement féministe. Maria a entamé un gros travail de conscientisation et se voit comme une performeuse, une vision que ne partage pas Sascha.

Deux féminismes, en somme ?

Oui, et la transition entre l’ancien féminisme et le nouveau n’est pas si évidente. Sascha ne peut se résoudre à penser sa place de femme dans la société comme pouvant constituer une performance. D’ailleurs, elle est offensée par la notion même de performance, qui l’amène à se questionner : Maria serait-elle en train de performer leur histoire d’amour ? Ça éveille en elle des insécurités. C’est aussi simple que ça, pourtant j’ai lu certaines critiques qui parlaient de jalousie du côté de Sascha. Ce n’était pas du tout mon intention ! Ce que je comprends dans cette analyse, c’est l’émanation de la conception patriarcale d’une relation amoureuse, que la société lie à la notion de propriété.

Qu’est-ce qui les attire l’une vers l’autre de prime abord ?

Dans le script, Sascha est présentée comme une femme dont la présence et le charisme irradient. C’est ce qui est censé attirer Maria. Avec du recul, je n’en suis pas si sûre finalement. Leurs différences les rapprochent. Maria est probablement à la recherche d’une figure plus maternelle – ce qui ne veut pas dire qu’elle a des mommy issues – mais elle admire sa force, sa stabilité, sa capacité à être à la fois indépendante tout en représentant un foyer. Quant à savoir pourquoi Sascha tombe amoureuse de Maria, c’est évident, elle est tout simplement merveilleuse et poétique.

Le film est intimiste, filmé à l’épaule, il comporte des scènes crues mais reste discret sur une grande partie du passé des protagonistes. Pourquoi cette dichotomie ?

Je voulais que les actrices soient les seules au courant de la biographie de leur personnages, des éléments qui ont permis leur construction. Cette confidence participe à créer une forme de complicité entre elles. Certains gestes, certaines postures, certaines attitudes et réactions témoignent de leur vécu mais je ne voulais pas l’expliciter. Je déteste la sensation que l’on éprouve lorsqu’un film en dit trop au spectateur, lorsqu’il est trop didactique. Les gens ne sont pas stupides. D’autant plus que lorsque l’on rencontre quelqu’un, on ne connaît pas l’intégralité de sa vie en une dizaine de minutes. Le film est définitivement ancré dans le présent.

Pourquoi ne pas avoir mis de mot sur l’orientation sexuelle des personnages ?

Sascha et Maria tombent amoureuses l’une de l’autre pour ce qu’elles sont, en tant que personnes. L’étiquette “lesbienne” n’est pas jamais posée, l’identité queer ressort davantage. Il s’agit de deux personnes qui tombent amoureuses. On suppose qu’il s’agit de la première histoire de Sascha avec une autre femme. Le sujet du coming out, de l’acceptation de ses sentiments, a déjà été traité dans le cinéma, mais ici c’est l’histoire d’amour qui prime.

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Crédit photo : Outplay Films