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théâtre"Ceci est mon corps" d’Agathe Charnet, une pièce féministe sur le coming out tardif

Par Aurélien Martinez le 18/11/2022
"Ceci est mon corps"

Dans Ceci est mon corps, l’autrice et metteuse en scène Agathe Charnet revient, en différents tableaux, sur "l’histoire du corps d’une femme née dans les années 1990". Un texte autofictionnel fort, à lire autant qu’à voir sur scène dans plusieurs villes de France. Et une réussite, aussi bien artistique que politique.

"Parler est plus important que mordre. Parler est ce qu’on a fait de plus important ces dernières années, nous qui n’avions jamais parlé." En plaçant les mots de Virginie Despentes en épigraphe de son livre Ceci est mon corps, l’autrice, metteuse en scène et comédienne Agathe Charnet affiche clairement sa démarche : elle va reprendre la parole sur sa propre histoire, et notamment sur celle de son corps de femme aujourd’hui trentenaire – elle est née en 1991. "Ça faisait très longtemps que je savais que je voulais écrire un texte sur le corps", nous raconte-t-elle à la terrasse d’un café de Paris, où elle est installée même si La Vie Grande, la compagnie de théâtre qu’elle codirige, est basée au Havre. "La révolution féministe post-MeToo a été déterminante pour notre génération, avec le surgissement d’énormément de paroles. J’ai vite compris que j’avais envie d’amener la mienne sur les plateaux de théâtre avec d’autres représentations, d’autres vies, d’autres vécus que ceux que l’on voit habituellement."

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Dans Ceci est mon corps, texte de théâtre dont la version scénique a été créée début février 2022, Agathe Charnet se dévoile à travers le filtre de l’autofiction, choix délibéré et non simple coquetterie artistique : "La littérature écrite par des femmes, si tu racontes l’histoire de ton corps – ton IVG, ton coming out, ton viol, les violences que tu as subies ; bref des choses dites de femmes –, c’est un récit, un témoignage, et non de la littérature. On l’a bien vu lors de la sortie du Consentement de Vanessa Springora, avec ces questions : est-ce un livre ? un témoignage ?" L’autofiction théâtrale, via un double qui lui ressemble sans être tout à fait elle, s’est alors imposée pour écrire cette sorte d’"autobiographie impersonnelle", terme emprunté à Annie Ernaux. 

"Petit cheval sauvage"

En résulte une œuvre hybride, avec un début classique, presque romanesque (Agathe Charnet nous cite quelques modèles comme L'Opoponax de Monique Wittig ou Mémoires d'une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir), puis un passage par la forme théâtrale avant une fin façon "grande poème". Et, en axe principal, un fil chronologique de l’enfance à aujourd’hui, sorte de mue symbolisant "l’idée d’abandonner des morceaux de corps pour mieux en conquérir d‘autres". Extrait, lorsque la narratrice évoque son enfance : "Heureusement, ma mère renonce à me coiffer ou à me flanquer sur le crâne le serre-tête qui me colle déjà de minuscules migraines […]. Je suis très petite pour mon âge, mon torse est plat et grêle, mon ventre encore gonflé comme un ballon, mal fiché sur la maigreur de mes guiboles. Pour l’heure, je suis presque libre, la traque n’a pas vraiment commencé." Rétrospectivement, Agathe Charnet, enfant ayant grandi au cours des années 1990, a l’impression d’avoir été dressée par la société en pleine période "de backlash féministe, avec seulement un féminisme libéral à la Elle magazine. C’est pour ça que je parle souvent de la narratrice comme d’un petit cheval sauvage".

À propos de l’enfance toujours, elle écrit des pages puissantes, notamment sur les amitiés féminines, dévalorisées au fur et à mesure que les petites filles grandissent. Extrait : "Je suis blessée, profondément, lorsque je réalise que la fête qui éclate dans mon cœur lorsque nous nous retrouvons, que la joie qu’il y a à se regrouper dans une salle de bains à six filles ne suffit pas, que les chuchotements dans la chambre obscure jusqu’à quatre heures du matin c’est du pipeau, les confidences sur l’oreiller, du vent, que tout ceci n’a lieu que pour l’Autre, qu’il faut qu’elles soient confrontées à l’Altérité. Il faut supporter l’Altérité, l’exiger, l’espérer même. Les Garçons. Ces êtres qui transforment les visages tant aimés en grimaces minaudières." 

Rétrospectivement là encore, elle fait le lien avec la société hétéropatriarcale qui a modelé son corps (et celui des femmes de sa famille) jusqu’à très tard. "En fait, cette pièce, c’est l’histoire d’un coming out tardif !" Elle nous explique que les premières versions de son récit, écrites il y a quatre ans alors qu’elle ne se disait pas encore lesbienne, avaient une fin différente. "Ça se terminait un peu à la Victoire Tuaillon : comment être hétéro et féministe. Mais, plus tard, en relisant toutes les pages, j’ai compris que j’avais écrit sans m’en rendre compte l’enfance et l’adolescence d’une jeune lesbienne." La narratrice avait ainsi fondé le "club des gouines" aux côtés de copines d’école puis a vécu "un véritable chagrin d’amour" lorsqu’on lui a interdit de voir sa meilleure amie. Pas si hétéro que ça en effet !

"Pas que pour mes potes queers militants"

D’où une autre citation qu’elle met en épitaphe de son livre, extraite du texte La Contrainte à l’hétérosexualité et l’existence lesbienne, de l’autrice états-unienne Adrienne Rich. "La destruction des traces, des mémoires et des lettres attestant les réalités de l’existence lesbienne doit être prise très en sérieux comme moyen de préserver la contrainte à l’hétérosexualité car ce qui nous a été dissimulé c’est la joie, c’est la sensualité, c’est le courage, la communauté, tout autant que la honte, la trahison de soi et la douleur."

Si la pièce, passionnante dans sa quête de mêler l’intime et le politique (Agathe Charnet a un bagage universitaire solide, dont un passage par l’École des hautes études en sciences sociales, et a ensuite été quelque temps journaliste notamment pour Le Monde), se lit facilement, elle se voit également en spectacle, portée par une équipe "cis et queer en non-mixité". Agathe Charnet, qui assure la mise en scène, a confié ses mots à deux interprètes au plateau, pour là aussi éviter l’écueil du témoignage. Sur scène, les références religieuses du texte, perceptibles jusqu’à son titre (elle a fait son catéchisme et allait à la messe tous les dimanches), sont encore plus explicites avec une scénographie autour d’un autel qui se déploie au fil de la représentation, ou des interactions avec le public, invité à chanter comme à la messe.

Le spectacle devient alors une sorte de manifeste politique autant qu’un geste artistique par moments drôle empli de références à la pop culture. Avec cette forme généreuse loin du pensum, le propos n’en devient que plus fort, emportant le public dans un tourbillon qui, le jour où nous avons découvert le spectacle, pendant le Festival d’Avignon off, a laissé pas mal de monde sonné. "Le but, à travers cette pièce, est que les spectateurs et spectatrices puissent se demander quelle est l’histoire de leur corps", conclut Agathe Charnet en interview. Elle espère ainsi que son aventure dépassera largement le cercle de ses "potes queers militants pour parler à tous, et surtout à celles et ceux loin de ces questionnements". 

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> Ceci est mon corps
Tournée 2022-2023 : Paris le 19 novembre, Toulouse les 21 et 22 novembre, Dijon le 1er février, Argentan le 7 février, Conches-en-Ouche ​le 4 mars et Deauville le 22 juin. Toutes les infos sont sur le site de la compagnie.
Texte disponible aux éditions L’Œil du prince.